Les Propos d’Alain (1920)/Tome 2/174

Editions de la Nouvelle Revue Française (2p. 231-232).
◄  CLXXIII.
CLXXV.  ►

CLXXIV

Il y a deux voies pour l’Église. Un Silloniste, un vieux curé de campagne, un philosophe de séminaire qui, pour attraper une licence, s’est un peu formé aux bons auteurs, vont tout naturellement à la source des révolutions, c’est-à-dire à la conscience humaine toute naïve, et de là à un Dieu juste, pour qui il n’y a ni rois, ni nobles, ni riches, ni forts. C’est une manière de dire que la valeur des hommes, non en monnaie animale, mais en vraie monnaie humaine, dépend seulement de leur sagesse, c’est-à-dire du pouvoir qu’ils prennent sur leurs passions. Que font-ils, en effet, sinon former l’image, ou l’idée, comme on voudra, d’un homme qui aurait vaincu la mort, la faim, le froid, la peur, et qui jugerait alors des choses humaines comme un esprit purifié de tout mélange avec la nature animale ?

Cette méthode est très bonne. Dès que l’on a seulement l’idée que le succès, la puissance ou l’argent n’ont pas la vertu de transformer le mal en bien, il faut donc, pour juger du bien et du mal, que l’on tire ses pieds de la boue, que l’on oublie les désirs et les besoins que l’on a, les petits et gros mensonges que l’on fait, tous les moyens de parvenir, tout le poids du ventre. Cette abstraction est si naturelle que le moins philosophe la fait dix fois par jour. « Que voudrais-je, si mon jugement était libre ? Que voudrais-je si je n’avais pas peur, si je n’avais pas faim, si je n’étais pas paresseux ? » La réponse à ces questions définit le devoir pour moi, et le droit pour tous les autres. Cela revient à se demander : « Que voudrais-je si j’étais Dieu ? »

Remarquez que la question de savoir si un tel esprit sans passions existe n’a pas beaucoup d’importance. Je me dis : « Que voudrait Dieu s’il existait ? » Le vieux curé se dit : « Que veut le Dieu vivant ? » Manières de dire. Ce qui importe, c’est la réponse. C’est l’idée du Droit qui importe. Qu’elle soit ou non réalisée dès maintenant quelque part, au delà des étoiles ou dans quelque autre paradis imaginaire, cela ne change rien au problème humain. Le droit n’est pas autour de nous ; il devrait être. Redoutable trompette de Jéricho, qui réveille toujours un peu tout homme, si mort qu’il soit. Jugement dernier à chaque minute.

L’autre voie est celle du jésuite. Il se moque de la Raison, et cache son Dieu derrière des nuées impénétrables. Il prend le réel comme imposé à l’homme, et la condition humaine comme elle est. Rien n’est plus diabolique à ses yeux qu’une conscience humaine qui ose faire le procès de Dieu et prononcer sur ce qui devrait être. Ainsi toute la vertu se trouve ramenée à l’obéissance et au respect des rites ; les devoirs sont de forme ; l’esprit est tué. Cette doctrine endort. Elle cache les désordres les plus visibles et les devoirs les plus clairs. Agissez donc en roi, si vous êtes roi, en riche si vous êtes riche, en bourreau si vous êtes bourreau, et ne jugez pas Dieu. Il y a une espèce de vérité aussi dans cette doctrine farouche ; il faut d’abord vivre et aller au plus pressé ; se contenter d’une justice bâtarde, et ruser avec les passions, puisqu’on en a. Le diable aussi a fait son Discours sur la montagne. Il y a une chanson pour les festins des riches ; et une chanson pour les veillées des pauvres gens. Reste à savoir laquelle des deux l’Église chantera.

— « Vous êtes un nigaud, me dit le R. P. Philéas. Elle chantera les deux. »