Les Propos d’Alain (1920)/Tome 2/118

Editions de la Nouvelle Revue Française (2p. 158-159).
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Un régiment passe, avec clairons et tambours. Chacun est pris soudain par le cœur, sans l’intermédiaire d’aucune pensée ; cette chose qui marche, chose humaine et plus qu’humaine, convertit immédiatement le spectateur. Que sa pensée consente ou non, cela ne change pas grand’chose ; car le sang marche, les muscles suivent la musique ; l’organisme sent sa force, sans aucun doute, sans aucune peur ; une chaleur monte jusqu’aux yeux avec des larmes généreuses ; la lèvre tremble, les narines s’ouvrent largement ; c’est un bonheur soudain et sans comparaison. Ô froide Raison, que nous offres-tu en échange ?

Ces sentiments me sont connus ; je suppose qu’ils sont familiers à la plupart des hommes ; ils sont bien forts dans les foules, sans quoi l’histoire serait inexplicable. Les raisonnements sont alors de bien petites choses, j’en conviens. Mais qu’est-ce que cela prouve ? Un socialiste qui chante « l’Internationale » avec dix mille de ses coreligionnaires, éprouve un sentiment aussi vif. Les croisés sentirent quelque chose du même genre lorsqu’ils crièrent tous ensemble : « Jérusalem ! Jérusalem. « Des sentiments comme ceux-là ne sont donc pas propres à prouver une thèse plutôt que l’autre. Et il reste toujours à savoir si l’on doit suivre le sentiment le plus vif, et le prendre comme preuve. S’il en était ainsi, toute volupté serait bonne, car il n’y a pas d’émotion plus entraînante que l’attente de la volupté prochaine. Je crois même qu’on y résiste bien difficilement, comme on résiste bien difficilement à l’entraînement d’une foule. Et chacun conviendra qu’il faut prendre ses précautions contre les sentiments vifs, y penser d’avance, prévoir les circonstances qui les amèneront, en susciter d’autres si la raison l’ordonne, bref gouverner son cœur.

L’émotion est belle et bonne, lorsqu’elle nous porte à quelque action que la raison a d’avance approuvée ; on la laisse alors galoper, comme un noble cheval de bataille. Mais, dans la délibération, il faut que ces forces du cœur soient domptées. Il le faut. Les maux humains naissent des passions, et les passions sont sans doute des opinions que le sentiment entraîne, le cavalier n’étant plus maître, alors, de sa monture.

C’est pourquoi, lorsqu’on raisonne sur la paix et sur la guerre, sur le droit et sur la nécessité, ce n’est pas le moment de sonner la charge et de crier tous ensemble. Au combat, très bien ; au conseil, très mal. Mais nous sommes bien loin de toute sagesse ; et je connais beaucoup d’hommes qui recherchent cette volupté du sentiment, aux revues, aux manœuvres, aux assemblées ; et sans risque, qui plus est. Il y a un grain de corruption dans ces plaisirs de l’action séparés de l’action.