Les Propos d’Alain (1920)/Tome 2/117

Editions de la Nouvelle Revue Française (2p. 157-158).
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CXVII

On est étonné lorsque l’on rencontre encore quelque locomotive à coupe-vent. Cette invention fit du bruit dans le temps, et les chroniqueurs en firent des articles, où les ingénieurs étaient loués comme il fallait. Cette armure coupante à l’avant de la machine frappait l’imagination ; on fendait l’air. C’était une erreur énorme ; par où l’on peut voir que les ingénieurs sont quelquefois des hommes d’imagination, plutôt que des hommes d’entendement.

La question fut résolue, il n’y a pas longtemps, par des expériences précises ; la meilleure forme pour un mobile dans un fluide, air ou eau, est arrondie en avant, effilée en arrière. Et cet exemple est bon pour faire voir que la théorie peut échouer ridiculement sur un problème assez simple, car aucun mathématicien de Mécanique n’a su annoncer cette forme nouvelle. Tous suivaient l’imagination, d’après laquelle il faut une pointe ou un coupant pour diviser l’air. Concluons que les fortes têtes sont rares.

Il faut donc faire la théorie après l’invention. Et voici ce qu’on pourrait dire. Je fais mouvoir dans l’eau une masse indivisible mais plastique, en la poussant naturellement par son centre de gravité. Quelle forme va-t-elle prendre ? Évidemment elle ne sera pas effilée à l’avant, mais plutôt arrondie ; elle s’effilera au contraire par l’arrière ; au reste cette expérience a justement été faite, et elle n’a rien d’incompréhensible ; l’entendement s’accorde avec l’imagination pour en prévoir le résultat. Partant de là je raisonne, et je dis qu’une masse solide ayant justement cette forme présentera à l’eau la résistance minimum, puisque c’est la forme que l’eau, par son effort, donne à une masse plastique. Et il me semble qu’en tout cela il n’y avait rien qui ne fût prévisible pour un homme qui aurait médité avec suite sur ces choses. Mais nos ingénieurs ont pris un coupe-vent pour fendre l’air, comme on prend une hache pour fendre du bois. Différence : le bois fendu reste fendu, mais le fluide retombe sur le couteau.

Un observateur eût prévu cette forme, arrondie à l’avant, que l’on juge paradoxale. Les poissons sont souvent arrondis en avant, toujours effilés par l’arrière. Les bateaux à forme traditionnelle, de même ; mais les torpilleurs sont tranchants à l’avant, voilà la marque de l’ingénieur, homme d’imagination. Les oiseaux ont souvent la tête rentrée ; l’avant des ailes est arrondi, l’arrière effilé ; la poitrine dessine une demi-sphère. D’après cela les obus pointus, si les résistances agissaient assez sur leur masse, devraient se retourner ; et j’ai lu que cela arrivait quelquefois, pour l’étonnement des artilleurs, hommes d’imagination. Ces esprits naïfs auraient cru aussi que les aiguilles avalées, et qui se promènent par tout le corps, marchent la pointe en avant ; mais non ; dans ce milieu, fluide par ses réactions et contractions, elles vont le gros bout en avant ; c’est pourquoi elles ne nuisent point. Toujours par les mêmes lois, que les ingénieurs n’ont point devinées.