Les Propos d’Alain (1920)/Tome 2/114

Editions de la Nouvelle Revue Française (2p. 153-154).
◄  CXIII.
CXV.  ►

CXIV

Quand ils ont dit que la Proportionnelle est juste, ils croient avoir tout dit. Et j’y vois bien une espèce de justice au premier moment, c’est-à-dire quand on nomme les députés ; mais encore faudrait-il y regarder de près. Si l’électeur est moins libre et moins éclairé dans son choix, est-ce juste ? Si les comités départementaux ont tout pouvoir pour imposer un candidat et surtout pour en élimmer un autre, est-ce juste ? Si un homme droit et sûr prête son appui, par nécessité, à des ambitieux aussi riches d’appétits que de talents, mais de pauvre caractère, est-ce juste ? Si un ferme et libre esprit ne peut être élu qu’en traitant avec un parti, est-ce juste ? Si les partis ainsi organisés ont presque tout pouvoir pour échapper à la pression des électeurs et tromper leurs espérances, est-ce juste ? Si l’élite, déjà si puissante, se trouve fortifiée encore par ce nouveau système électoral, est-ce juste ? Si l’influence des politiciens sur les vrais amis du peuple, déjà trop forte, s’exerce alors irrésistiblement, par les délibérations et les votes à l’intérieur du parti, est-ce juste ? Et enfin, si l’écrasement des minorités est injuste dans la circonscription, par quel miracle devient-il juste au parlement ? Car il faut bien que l’on décide enfin, et que la majorité l’emporte. En somme, quand vous dites que la Proportionnelle c’est la justice, j’ouvre bien les yeux, car j’aime la justice, mais je ne comprends rien, je ne perçois rien de ce que vous annoncez.

En revanche, il y a quelque chose que je comprends très bien et que je perçois très bien, c’est que les opinions pour et contre la Proportionnelle correspondent à des opinions très bien définies concernant l’avenir de la République. Car les uns, qui sont l’élite, et que je reconnaîtrais presque au port de la tête, craignent par-dessus tout ce qu’ils appellent la démagogie et les intérêts de clocher. Ils veulent qu’en toute chose, armée, impôts, travaux publics, ce soient les compétences qui décident ; ils veulent que la grande politique, qu’ils appellent nationale, échappe tout à fait au contrôle des petites gens, pour qui vivre de leur travail et s’assurer contre les risques est la grande affaire. Enfin ils se défient de l’électeur. C’est contre l’électeur qu’ils ont inventé la Proportionnelle ; et l’invention est bonne.

Les autres savent trop, par trop d’expériences, ce que devient la volonté populaire lorsqu’elle se heurte à l’action continue des grands Ambassadeurs, des grands Banquiers et des grands Bureaucrates. Ils savent trop comment les députés cherchent souvent autour d’eux, dans ce milieu parlementaire qui a ses préjugés propres, un appui contre l’électeur, et de beaux prétextes pour oublier leurs promesses. Ils savent que les grands intrigants sont déjà assez forts, et disposent déjà trop des réputations et des influences, que l’air parisien est déjà assez mauvais et dangereux pour les provinciaux même les plus rustiques, et qu’enfin le scrutin d’arrondissement est la meilleure arme de la province contre l’élite parisienne. Prise ainsi, la question est assez claire, il me semble. Et c’est parce que ces raisons commencent à se dessiner dans le brouillard, que cet accord apparent de la plupart des députés recouvre en réalité des divisions profondes et une résistance formidable.