Les Propos d’Alain (1920)/Tome 2/113

Editions de la Nouvelle Revue Française (2p. 151-152).
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CXIII

Ce n’est déjà pas si facile, de trouver un député comme on en voudrait. Je sais que la graine d’ambitieux n’est pas rare, et qu’on ne manquera jamais de ces blancs-becs qui préparent leur carrière politique comme ils ont préparé leur baccalauréat. Mais je pense à un homme éprouvé, qui s’est préparé à la politique en vivant humainement sa vie, c’est-à-dire achetant, vendant, se battant contre les choses, maniant les hommes, et pesant toutes les valeurs. Si un tel homme n’y perd point ses ailes, j’entends ses idées, c’est qu’elles étaient bien attachées ; et ceux qui l’ont vu à l’œuvre connaissent assez ses opinions avant qu’il en ait dit un mot ; sa vie est comme un discours. C’est pourquoi on sait qu’il tiendra ce qu’il promet. Mais on attend de lui bien plus encore, un jugement toujours éveillé, toujours prêt pour résoudre au mieux tous les problèmes qu’on ne peut pas prévoir sur les affiches, et qui sont les vrais problèmes.

Mais qu’arrive-t-il lorsque l’on a trouvé un homme de cette trempe, et qu’on va lui offrir un mandat de député ? Vous ne pensez pas qu’il va sauter de joie, comme un enfant aux étrennes ? Non. Il va douter un peu de lui-même, peser les petites misères d’une campagne, la fatigue, les dépenses, ses propres affaires négligées. Et bref, il se fera prier. N’essayez point, alors, de tirer ses opinions à droite ou à gauche. Je l’entends qui dira : « Non ! Non ! Point de formules. Je veux bien dire que je suis radical parce que c’est vrai en gros. Mais je vous dirai comment je l’entends, et vous me prendrez comme je suis. Je ne suis point un enfant, pour me soumettre au Coran de ce Mahomet-ci ou de ce Mahomet-là. » Ces discours-là sont compris chez nous, parce que le Normand n’a point la tête chaude, et ne change pas d’idée comme on change de casquette.

Que fait notre blanc-bec pendant ce temps-là ? Il prend ses grades, s’exerce dans les parlottes, acquiert par mémoire un bagage de sociologie, gravite autour des grosses planètes de la politique, rend des services, rédige des rapports, s’exerce à trouver de ces formules qui arrangent tout en brouillant tout. Il devient sous-diacre et diacre après avoir été enfant de chœur ; il sert la messe radicale ou radicale-socialiste ; bientôt il la dira. Bientôt vous le verrez arroser de conférences la circonscription qu’il a choisie, très étonné du reste, après dix ans d’efforts, de voir que son bavardage n’intéresse personne.

Alors il se frappe le front, maudit la petite politique et les fameuses « mares bourbeuses ». Il cherche le remède ; il l’a trouvé. Ce remède, vous le devinez bien, c’est le scrutin de liste et la Proportionnelle. Et c’est fort bien vu, car le parti le patronnera et le poussera. Et, comme votre indépendant, dont je parlais, ne se prêtera pas trop aux exigences du parti, ni aux formules du parti, la place se trouvera nette pour notre politicien ; il faudra bien que vous fassiez bloc pour lui ; et vous enverrez à la Chambre un phonographe très bien monté, qui nasillera à son tour aux grandes séances. En vérité, si tous les charlatans de politique n’étaient pas pour la représentation proportionnelle, ce serait miracle.