Les Propos d’Alain (1920)/Tome 2/079

Editions de la Nouvelle Revue Française (2p. 108-109).
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Dans tous les romans d’apparence scientifique, je remarque toujours la même notion fausse des machines et de leur puissance. Wells, dans sa « Guerre des Mondes » nous représente les Martiens comme n’étant plus que cerveau et mains, et agissant par machines, et toujours comme simples wattmen, soit d’un géant d’acier qui court et combat, soit d’une machine à voler, soit d’une machine-outil que l’on emploie à faire d’autres machines, comme si les machines nous dispensaient du travail musculaire. Or il est permis de faire des fictions, mais encore faut-il que quelque chose les annonce dans les faits. Or, dans les faits de l’industrie humaine, rien n’annonce l’homme dirigeant et les machines travaillant. Notre industrie, au contraire, nous offre le spectacle d’un travail humain plus dur, plus précipité, plus épuisant que jamais ; et l’on voit bien pourquoi. Les machines ne se font pas seules ; le fer n’est pas à portée de la main, le charbon non plus, le pétrole non plus. Il y a des machines plus puissantes qu’autrefois, oui ; mais les hommes travaillent aussi bien plus qu’autrefois. Comparez le forgeron de village à l’ouvrier d’usine.

J’avoue que l’homme a des esclaves d’acier prodigieusement puissants et dociles. Telle est cette locomotive, cette automobile, et surtout cette grande mouche bourdonnante qui l’enlève au-dessus des nuages. Mais il faut savoir qu’après soixante-dix heures de marche, un moteur d’aéroplane est usé ; oui usé, bon pour la ferraille. Or comptez le travail qui y est enfermé ; comptez bien, depuis le minerai de fer, et depuis le filon de houille ; comptez les puits, les treuils, les pompes, les wagonnets, les bennes ; comptez les hauts fourneaux et le marteau-pilon ; comptez les puits à pétrole, le transport du pétrole, la distillation du pétrole ; essayez de vous représenter la foule des travailleurs qui ont poussé tous ensemble, jusqu’à réduire tant de puissance en un si petit volume. Et tout cela est perdu en soixante-dix heures. Ce grand oiseau qui passe les mers est porté par des milliers de bras. Je ne dis pas que ce n’est pas un noble jeu, et que ces ouvriers obscurs ne se sentent pas plus hommes quand ils acclament l’oiseau humain ; mais ils se sentent alors autant muscle qu’esprit, autant obstinés qu’ingénieux. Rien ne fait prévoir une machine qui remplacera le muscle ; et les merveilles mécaniques ne sont jusqu’ici que du travail musculaire accumulé. L’homme vole avec des bras d’hommes.