Les Propos d’Alain (1920)/Tome 2/078

Editions de la Nouvelle Revue Française (2p. 108).
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LXXVIII

J’imagine un petit nombre d’hommes, vivant en société dans une île. Je les vois travaillant, chacun selon ses aptitudes, et vivant tous du produit du travail de tous.

Le problème étant ainsi défini, on peut énoncer comme des espèces d’axiomes les propositions suivantes. Si l’un d’eux consomme sans produire, les autres auront naturellement moins de produits pour un même travail. Si l’un d’eux emploie son temps à des travaux inutiles, par exemple à fabriquer, en or et diamants, l’insigne de quelque Mérite insulaire, les autres auront moins à consommer, ou devront travailler davantage. En général, l’oisiveté et le luxe de quelques-uns rendront nécessairement le travail des autres plus pénible et moins rémunérateur.

Je tourne maintenant les yeux vers cette société où je vis, et je n’y retrouve plus mes axiomes. La monnaie, le crédit, les machines, l’armée, la police, les beaux-arts, tout cela m’empêche de voir la vraie richesse, et la pente qu’elle suit.

Aussi, quand je veux attaquer l’oisiveté et le luxe, le profond économiste m’explique, d’un air détaché, que, sans le luxe, beaucoup d’ouvriers seraient sans travail ; et que, si les oisifs s’avisaient de vouloir travailler, ils feraient baisser le prix du salaire, en apportant, pour une même demande, l’offre de leurs bras ; qu’ainsi l’oisiveté et le luxe des uns enrichissent les autres.

L’injustice est fardée comme une vieille gueuse. Il faut la voir avant sa toilette.