Les Propos d’Alain (1920)/Tome 2/041

Editions de la Nouvelle Revue Française (2p. 59-60).
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« De la neige, après de si beaux jours ! Déjà les bourgeons s’ouvraient ; j’avais entrevu la pointe d’une feuille ; et j’avais pu m’asseoir dans l’herbe sèche, à l’abri du vent, pour considérer de plus près les plis délicats de la tendre étoffe verte. Et maintenant, voyez. Un nuage uniforme, couleur de cendre, s’étend d’un horizon à l’autre ; de temps en temps, ce brouillard tendu sur nos têtes descend jusqu’au sol, et l’on voit bien alors de quoi il est fait. Le nuage se pose sur la terre ; la couche de neige grandit tous les jours. Bientôt il faudra aller en traîneau. Et nous sommes en Mars. Réellement la nature est folle. »

Panglos répondit : « la nature n’est point folle. Cette neige vient à son heure ; je l’attendais. Parce que le soleil avait brillé dans un ciel pur, il était naturel que des vapeurs aquatiques s’élevassent de la terre. Il était naturel aussi que, l’air chaud montant, il se fit comme un grand ruisseau d’air froid du Pôle vers l’Équateur ; et, plus le Soleil chauffait, plus ce grand ruisseau coulait. Représentez-vous bien les choses, un fleuve d’air froid glissant sur la terre du Nord au Sud, un fleuve d’air chaud glissant dans l’air au-dessus et en sens inverse, et tout chargé d’invisibles vapeurs.

« Après cela, dit Panglos, imaginez quelque remous ou tourbillon, ce qui ne peut manquer de se produire quand deux grands fleuves d’air courent ainsi en sens inverse, et que le fleuve froid tantôt descend dans les creux, tantôt se heurte à des montagnes. Il se fera bientôt, sur leurs limites, un mélange de l’air froid et de l’air chaud, ce qui tout soudain précipitera en gouttelettes d’eau d’abord, puis en fines aiguilles de glace, les vapeurs cachées dans l’air chaud. Et ces aiguilles se mettront à tomber, d’autant plus lentement qu’elles seront plus petites ; et ainsi, pendant quelque temps, elles se dissiperont de nouveau en vapeurs avant d’arriver au sol. De là ce brouillard de neige tendu au-dessus de nos têtes. Puis, l’air qui est au-dessous se nourrissant à son tour de vapeurs, les aiguilles de glace se rapprochent de la terre. Un beau matin nous sommes dans le nuage ; il neige. Et pourquoi neige-t-il maintenant ? Justement parce que le soleil a brillé l’autre semaine. Quel ordre admirable. Monsieur, et quelle machine bien ajustée ! Tombe, juste neige ! Tombe, raisonnable neige ! » Et Panglos secouait son manteau, et riait dans les glaçons de sa barbe. Cela vaut mieux que d’injurier la neige. Car, sachez-le bien, la neige s’en moque.