Les Propos d’Alain (1920)/Tome 2/040

Editions de la Nouvelle Revue Française (2p. 57-59).
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XL

La Justice vaincra toujours, parce que la Justice c’est la force même. Voilà le théorème qui domine l’histoire. Sur quoi je suis assuré que les esprits historiens vont dire non tous ensemble, et vouloir soutenir justement le contraire, faisant voir que les peuples qui ont succombé avaient fort souvent un droit pour eux, un droit bien clair, et qui n’a pas tenu devant les armes. Mais entendons-nous. Un peuple peut avoir un droit sur quelque territoire sans avoir en même temps la force ; cela ne veut pas dire qu’un tel peuple ait le droit à l’intérieur de lui-même, comme une armature, dans ses mœurs et dans sa constitution. Ce n’est pas le droit sur ceci ou sur cela qui donne la force, c’est assez clair ; mais c’est la vie selon le droit, l’organisation selon le droit qui donne la force.

Concevons un peuple divisé en factions, où la loi est méprisée, où l’inégalité règle les rapports entre les citoyens selon les passions des plus audacieux. Ce peuple existe à peine ; ce n’est qu’une poussière d’hommes. Il y manque ce qu’on peut appeler la fortification politique. Aussi voyons-nous que la bravoure proverbiale des Polonais n’a point sauvé la Pologne.

Concevons maintenant l’injustice organisée. Un peuple qui travaille sans espérance ; des seigneurs cuirassés exerçant seuls la fonction de défense, et, par une conséquence naturelle, un pouvoir sans contrôle. On aperçoit déjà qu’un tel pouvoir ne peut se maintenir que par les vertus chevaleresques, et d’abord par un esprit de justice et d’égalité entre les gentilshommes. Bref, comme Platon le disait déjà de n’importe quelle bande de brigands, ils ne peuvent être injustes à l’égard des autres qu’à la condition d’être justes entre eux. Mais l’arquebuse et le canon détrônent l’armure et la tour féodale. Un homme en vaut un autre. Les communes s’arment, et développent en elles la force en même temps que l’esprit de justice. Le peuple est admis par force à l’honneur de combattre ; croyez-vous que cela ira sans droits et sans égalité ?

On a l’exemple des Chouans de Bretagne, qui se font tuer aveuglément pour le roi et pour les princes. Mais supposons un peuple maintenu dans cet état de barbarie. Y verrons-nous se développer la grande industrie, la coopération, les inventions de tous les jours, qui lui donneront des bateaux, des canons, des fusils, des poudres, des provisions, un trésor de guerre ? Et comment voulez-vous qu’un peuple qui se sera instruit et fortifié en même temps, et qui aura conquis par l’armement moderne l’égalité militaire des citoyens, n’ait pas en même temps l’égalité politique et ne marche pas à l’égalité économique ? Considérez, dans le fait, que la puissance militaire du Japon s’est montrée en même temps que le progrès industriel et l’esprit égalitaire. La puissance de la République Romaine, qui mit le Droit au-dessus des Dieux, fait apparaître, à une époque bien différente, toujours la même loi. L’esprit révolutionnaire a balayé les armées monarchiques ; et, plus tard, quand la fortune change de camp, n’est-ce pas encore, au fond, la liberté allemande qui s’affirme contre la tyrannie française ? Et s’il est vrai que l’Allemagne soit écrasée à son tour par une tyrannie militaire, il faut en conclure qu’elle serait moins forte qu’on ne croit, et nous, en revanche, bien plus forts qu’on ne croit. L’égalité est la force des armées.