Les Propos d’Alain (1920)/Tome 1/165

Nouvelle Revue Française (1p. 223-224).
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Je mets Tolstoï très haut ; c’est comme un phare qui éclaire la mer. Mais, chose à remarquer, je ne suis pas saisi surtout par ce que l’on appelle communément ses idées. Elles sont très simples, et assez évidentes. Je dirais presque trop simples, trop évidentes. Il y a des injustices partout où il y a des hommes ; il est aisé de les voir, de remonter jusqu’à leurs causes, et de dire que, si tous les hommes vivaient selon la raison au lieu de suivre leurs passions, tout irait bien. Le difficile c’est de trouver quelque combinaison bâtarde qui fasse un peu de vertu au moyen d’un certain engrenage des vices ; mais c’est justement ce dont Tolstoï ne se soucie point. C’est pourquoi on peut dire que son Évangile renouvelé ne changera pas grand chose sur la terre. Car tous connaissent la perfection ; chacun peut former l’idée d’une vie humaine qui ne nuirait à personne ; chacun peut construire une Icarie. Mais on ne vit pas en Icarie ; le difficile n’est pas de définir la perfection en idée, mais bien de limiter l’imperfection en fait. Pour terminer là-dessus, remarquons une chose, c’est que tous les sages sont vieux ; la sagesse vient après les passions, comme les célèbres carabiniers.

Les vraies idées de Tolstoï, je les trouverais hors de sa philosophie, dans ses romans, et même justement dans les romans où il n’a point voulu mettre des idées. « Résurrection » est une belle œuvre, certainement, mais qui ressemble encore un peu trop à une leçon de morale. « La Guerre et la Paix », « Anna Karénine », voilà les purs chefs-d’œuvre. Ce sont des livres qui ne prouvent rien. C’est une peinture vraie, sans psychologie bavarde. Rien n’est expliqué, et on comprend tout ; on fait bien mieux que comprendre, on voit. C’est comme si l’on vivait avec tous ces gens-là, sans être vu. L’un entre, l’autre s’en va ; on le retrouvera tout à l’heure. Analysez ce qu’ils disent ; ce n’est pas remarquable ; c’est tout ordinaire ; ils ne sont pas plus logiques que vous et moi ; ce qu’ils font et ce qu’ils disent est pourtant ce qu’on attendait. On les touche presque, tant ils sont vivants. Cherchez maintenant la ficelle ; il n’y a point de ficelle. Vous ne trouverez ni exposition, ni péripétie, ni dénouement ; cela se noue et se dénoue du même train que la vie. À la fin du livre, on se sépare d’eux tous avec regret. Quand je lis Tolstoï, je ris de ces écrivains russes qui s’appliquent à être bien russes, à nous peindre l’âme russe, et qui mettent du caviar dans tout. Les héros de Tolstoï sont tout de suite nos amis ; ils nous plaisent sans chercher à nous plaire, et souvent sans se montrer. Qu’y a-t-il dans cette impérieuse, vive, violente Anna ? Qu’y a-t-il au fond de ses yeux noirs ? Elle meurt sans livrer son secret. Il y a une autre vérité que celle des idées.