Les Propos d’Alain (1920)/Tome 1/164

Nouvelle Revue Française (1p. 222-223).
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L’on a donné un prix Nobel au romancier anglais Kipling. Voilà un choix que j’approuve tout à fait. Justement, ces jours, je lisais quelques récits de cet auteur, et je prenais en pitié nos petits romanciers de quatre sous, couronnés par l’Académie Française. Pourquoi ? Parce que ce sont des sots. Et à quoi peut-on reconnaître un sot ? À ceci, qu’il n’explique pas quand il faudrait et qu’il explique quand il ne faudrait pas.

Il y a des effets dans la nature qui se présentent toujours les mêmes, ou à peu près, dans les mêmes conditions. Par exemple, de l’air chaud sur une mer froide, si ces conditions se rencontrent, cela fera une brume. Ce n’est pas encore aussi clair que le mouvement d’un tournebroche ; mais si l’on a soin de commencer par le tournebroche, on peut voir clair dans bien des choses, et comprendre par exemple pourquoi, quand le soleil d’été rôtit les pavés devant Saint-Ouen, celui qui se met dans l’ombre de l’édifice sent un vent frais qui va de haut en bas. Ces choses-là, dans Kipling, s’emboîtent comme les rouages d’une montre ; en trois mots, le paysage est démonté et remonté, et, si un caillou roule, vous savez pourquoi et comment.

Notre petit romancier ne sait rien dans ce genre-là, et il s’en vante ; les choses qu’il décrit sont des décors en carton. Mais, dès que l’événement est obscur, alors le romancier est clair. Ce que pense, ce que sent, ce que veut le héros, cela il le sait, et il nous l’explique. Il ne sait seulement pas comment une roue pousse l’autre dans le tournebroche, mais il sait comment le désir, le regret et la colère s’arrangent dans le discours intérieur. Il n’a point lu dans le tournebroche ; il n’a pas remarqué si les fumées de Saint-Sever montent ou descendent, ni par quel vent ; mais il a lu Andromaque, et il est capable d’étaler sur son bureau de psychologue les rouages d’un homme. Il démonte et remonte. Il vous compose un caractère, d’où il fait sortir, hélas, des pensées, des projets, des actes. C’est faux comme une confidence, et même bien plus ; car dans une confidence, il y a vraiment des yeux qui regardent.

Dans Kipling, au contraire, je retrouve l’homme tel que je le vois, tournebroche fait de tournebroches, à ne jamais savoir comment ces damnées mécaniques vont grincer ou mordre ; et, quand ils parlent, on sent bien que leurs mots ne sont que les pauvres signes d’une grande et terrible chose, comme seraient les mouvements d’un baromètre dans un cyclone.