Les Propos d’Alain (1920)/Tome 1/107

Nouvelle Revue Française (1p. 148-149).
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« Le droit ? Hypocrisie ! Méprisable hypocrisie ! Le droit, c’est ce qui est. C’est la puissance des uns ; c’est l’impuissance des autres. C’est l’entrepreneur vendant du travail ; c’est le manœuvre condamné au salaire de famine, parce qu’il ne peut ni choisir, ni attendre, ni travailler sans machines. C’est le pauvre homme qui a froid et faim, pendant que des palais roulants vont de Paris au Havre, en consommant en trois heures ce qu’il faudrait de charbon pour chauffer dix familles pendant un mois de froid. Voilà les droits égaux. Pourquoi donner le nom de droit à cet aveugle jeu de forces. La machine sociale n’est pas plus humaine que ce volcan de Ténériffe, qui pousse ses laves selon la pente. Eh bien, soit. Disons-le. Affichons-le sur les murs des écoles. À bas l’hypocrisie ! »

Voilà un discours que l’on entend assez souvent, dès qu’on ne se met pas de bons tampons de cire dans les oreilles. Quand il fait froid, quand on voit brûler des feux de planches dans les chantiers, j’avoue que ce discours entre dans nos chambres fermées aussi terriblement que la bise.

Il faut être juste en toute saison. Dire que ceux qui possèdent sont de raffinés hypocrites, qui déguisent leur force en droit, c’est simplifier un peu trop. Il n’est guère d’homme chez nous maintenant qui n’ait des Idées ; et n’allez pas croire qu’on puisse vivre avec des Idées comme si on n’en avait point. Les fous témoignent de la puissance des Idées ; car, par quoi souffrent-ils, sinon par des opinions qui se battent dans leur pauvre tête. Or les sains d’esprit connaissent aussi ces combats. Le fait est que plus d’un milliardaire verse enfin ses trésors pour la science et pour l’instruction, c’est un prodigieux fait humain, fruit des Idées ; fruit tardif ; fruit d’automne ; il mûrit tout de même ; il tombe tout de même.

Les hommes sont bien embarrassés. Quand ils ont défini le droit de propriété, il y a à peu près un siècle, en révisant les coutumes à la lumière de la Raison, ils ne prévoyaient pas cette complication des machines et des usines, cette extension des villes, cette production concentrée, cette puissance du capital. Le droit de propriété paraissait très sage et très juste ; c’était une Idée de Raison. Cette idée se bat maintenant avec d’autres, et contre elle-même. Il s’est trouvé, fait imprévisible, que le droit de propriété va contre le droit de propriété. C’est parce que le capitaliste a des droits sur le produit intégral de son travail, que l’ouvrier se trouve n’avoir plus de droits sur le produit intégral de son travail. Le droit ruine le droit. C’est pourquoi l’État, dès qu’il travaille à rétablir une espèce d’équilibre, a l’air de prendre aux uns pour donner aux autres, et de violer le droit au nom du droit. De là une sincérité d’esprit chez ceux qui revendiquent, et une sincérité aussi chez ceux qui résistent. Le Progrès est mal attelé. Les choses et les idées se battent et se ruent dans les brancards. De là des « Dia ! Hue ! » et des coups de fouet. Il faut pourtant bien appuyer sur la charrue, si l’on veut ouvrir la terre.