Les Propos d’Alain (1920)/Tome 1/106

Nouvelle Revue Française (1p. 147-148).
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CVI

Au sujet de l’égalité entre les hommes, je vois qu’on disserte assez confusément, peut-être parce qu’on ne distingue pas bien le fait et le droit. Par exemple quand je vois qu’on objecte, contre l’égalité républicaine, l’inégalité trop réelle des hommes, des femmes, des enfants, sous le rapport de la puissance, de la santé, de la mémoire, de la science, je me dis que ces discours sont assez inutiles ; car je ne pense pas qu’il se soit jamais trouvé un législateur qui veuille décréter qu’un enfant de deux ans portera un sac de blé sur son dos tout aussi bien qu’un fort de la halle le peut faire.

Disons qu’il y a une inégalité naturelle, ou de fait, assez visible, assez connue, et qui se montre dans tous les conflits où la force seule est en jeu. La loi n’y peut pas grand chose ; ou, pour mieux dire, elle n’y peut rien du tout ; car chacun aura toujours à chaque moment la force qu’il a, que ce soit par mémoire, par ruse, ou par alliance avec d’autres. Et nul décret au monde ne peut faire que le plus fort ne soit pas le plus fort.

Aussi l’égalité est-elle de droit, non de fait. Et elle va contre une inégalité qui est de fait, non de droit. Par exemple il y a entre les hommes une inégalité de droit, si un enfant royal, ou un enfant de riche est volontairement salué par les citoyens, ou si un général reçoit les acclamations de toute une armée, ou si un prêtre fait tomber les fidèles à genoux. On dira : mais, c’est encore là une inégalité de fait. Oui, s’ils se sentent forcés. Non, s’ils jugent que cela est raisonnable. Le droit, c’est ce que je juge raisonnable.

Et, dans ce sens, quand je dis que tous les hommes sont égaux, c’est comme si je disais : il est raisonnable d’agir avec tous pacifiquement, c’est-à-dire de ne point régler ses actions sur leur force, ou sur leur intelligence, ou sur leur science, ou sur leur richesse. Et en somme je décide, quand je dis qu’ils sont égaux, de ne point rompre la paix, de ne point mettre en pratique les règles de la guerre. Par exemple voilà un enfant qui porte une rose ; je désire avoir cette rose. Selon les règles de la guerre, je n’ai qu’à la prendre ; si au contraire l’enfant est entouré de gardes, je n’ai qu’à m’en priver. Mais si j’agis selon le droit, cela veut dire que je ne tiendrai compte ni de sa force ni de la mienne, et que je ne m’y prendrai pas autrement pour avoir cette rose, que si l’enfant était un Goliath. De sorte que l’égalité est inséparable du droit et de la paix, et qu’elle est parfaite entre les hommes tant qu’on reste dans le droit ; et qu’aussitôt que l’inégalité des hommes sert à régler leurs rapports, on tombe dans l’état de guerre. Et que l’enfant ait deux ans ou dix ans, que les forces soient ou non voisines de l’équilibre, l’inégalité définit toujours l’injustice.