Les Propos d’Alain (1920)/Tome 1/066

Nouvelle Revue Française (1p. 96-97).
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Zadig, dans Voltaire, devient amoureux de la reine ; dans sa détresse il appelle à son secours la philosophie ; il en reçoit des lumières, mais sans aucun soulagement. Beaucoup d’hommes en diraient autant, et jetteraient impatiemment le livre. Mais n’est-ce pas attendre trop d’un livre ? Les maximes générales sont surtout bonnes contre les peines et les erreurs du voisin. Mais contre une fureur d’amour trompé ou d’ambition, ou d’envie, que pourrait une maxime ? Autant vaudrait, contre la fièvre, lire l’ordonnance du médecin.

Savoir de vraie science, c’est percevoir clairement les choses présentes. On raconte qu’un général formé par la guerre, et qui passait pour n’avoir peur de rien, s’enfuit un jour pour avoir rencontré, dans un escalier noir, un fantôme blanc qui levait les bras ; ce n’était qu’une statue. Il ne manqua à cet homme, dans cette circonstance, qu’une perception nette de la chose ; les meilleures maximes ne valaient pas le plus petit commencement de connaissance vraie. On a sans doute travesti cette forte doctrine morale des Stoïciens en supposant toujours qu’ils proposaient à la volonté des règles vides au lieu d’objets. Épictète disait : « Au lieu de vouloir que les événements soient comme tu veux, il faut vouloir que les événements soient comme ils sont » ; c’est fort bien ; mais je n’arrive pas à vouloir sans raisons ; et ce n’est pas pour rien que les mêmes auteurs nous répètent : « Considère avec attention la vraie nature et la nécessité de chaque chose. » Par exemple, si je veux vouloir que les choses soient comme elles sont en effet, il faut que je saisisse comment elles sont arrivées, une cause poussant l’autre ; alors, par la perception claire de ce mécanisme-là, de ces causes-là, on arrivera à ne plus vouloir qu’elles soient autrement ; c’est la connaissance vraie de l’objet qui nous sauvera.

Je reviens à Zadig et aux passions de l’amour. Toute passion se nourrit de fantômes et de notions confuses ; mais quand je me répéterais cela, quand je retrouverais dans ma mémoire tous les conseils de la philosophie et les meilleurs préceptes de la morale, cela ne me dispense toujours pas d’aller au fantôme, et de voir ce que c’est. Aux yeux de Zadig, la reine avait toutes les perfections ; c’est là qu’était sans doute l’erreur cachée. Son courage s’exerçait dans le vide au lieu de percevoir exactement la chose avec tous ses ressorts. Il y a des regards qui jettent un pauvre amoureux hors de lui-même ; et fort souvent ce n’est qu’un jeu des paupières qui manquent d’eau, ou un mouvement des sourcils contre une lumière plus vive, ou tout simplement des jeux de lumière et d’ombres venant d’une cause extérieure. La largeur de l’iris donne au regard une profondeur d’énigme ; mais cette largeur dépend de l’éclairement. Tout le jeu des passions vient sans doute de l’idolâtrie, qui suppose des pensées dans les objets : et les yeux humains en sont un bel exemple. La fatigue, un corset un peu trop neuf, ou des chaussures étroites, peuvent donner aux traits d’une femme une expression de dédain ou de mépris ; une coiffure compliquée plus qu’à l’ordinaire occupe la femme la moins coquette, gêne les mouvements de la tête et du cou, et dirige un entretien jusqu’à une froide et majestueuse sagesse dont il faut accuser le coiffeur. Ne dites pas que la perception de ces petites causes rendrait enfin la vie insupportable ; car on se laisse toujours assez prendre aux apparences ; et il n’est pas à craindre qu’on triomphe tout à fait des passions ; il ne s’agit que de les modérer, et d’amortir en quelque sorte une imagination qui vibre trop d’une erreur à l’autre. Un chanteur peut briser une coupe de cristal par les vibrations de sa voix ; mais, si vous posez le doigt sur le bord de la coupe, non.