Les Propos d’Alain (1920)/Tome 1/065

Nouvelle Revue Française (1p. 94-96).
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Je ne sais si la pitié est aussi bonne qu’on le dit. Évidemment la pitié, chez un homme injuste ou tout à fait irréfléchi, vaut mieux qu’une insensibilité de brute. Mais faire de la pitié une espèce de vertu et un remède aux maux humains, je crois que c’est trop dire.

Qu’est-ce que la pitié ? C’est une imitation automatique des souffrances d’autrui. Comme je bâille quand je vois bâiller, comme je fuis quand je vois fuir, ainsi je pâlis quand je vois pâlir, je pleure quand je vois pleurer, je tremble quand je vois trembler. À quoi cela tient-il ? Non seulement à un raisonnement très simple, qui nous présente les malheurs de nos semblables comme possibles aussi pour nous, et même probables, s’ils tiennent à des causes extérieures, mais aussi à quelque vieille habitude, plus vieille que nous, et qui semble cachée aux sources de la vie. La première fois que je vis, tout à fait par hasard, un chirurgien tailler dans la chair vivante, j’avais autant que je m’en rendais compte, plus de curiosité que de peine ; cela n’empêcha pas qu’après deux minutes, sans savoir du tout pourquoi, j’avais la sueur au front et j’étais sur le point de perdre le sentiment. C’est d’autant plus remarquable qu’un autre jour, où j’étais, cette fois, le patient, je me tins fort convenablement, et ce fut le spectateur qui but le cordial préparé pour moi. Chacun peut citer des faits de ce genre ; d’où l’on pourrait conclure qu’en un certain sens, le spectacle de la douleur humaine n’est pas mieux supportable que la douleur même.

Seulement je ferai là-dessus trois remarques. La première, c’est que cette pitié automatique s’use très vite, comme on peut voir chez les médecins, chez les infirmiers, chez les militaires, et aussi chez les criminels d’habitude. De là ces métiers atroces de juge et de tortionnaire au temps passé. Par où l’on voit que la pitié fait défaut justement là où elle serait le plus nécessaire, si du moins on ne comptait que sur elle pour rendre l’homme plus doux à l’homme.

La seconde remarque, c’est que la pitié suppose la présence, ou encore une imitation vive de la chose. Hors de quoi nous n’arrivons guère qu’à une pitié en paroles. La femme parée ne voit point l’ouvrière.

Et, enfin, j’ai à dire que la pitié est tristesse, et que toute tristesse est déjà maladie, c’est-à-dire dépression, découragement, abandon de soi. Aussi est-il bon que le médecin n’ait point trop de pitié. Ajoutons que, par la contagion, celui qui voit votre pitié pour lui est encore attristé par là, c’est-à-dire plus malheureux par là. Une des grandes souffrances morales, c’est de faire pitié à quelqu’un. C’est pourquoi je disais ces jours-ci, mais assez obscurément, que la justice nous délivrait de la pitié, et que c’était bien. Car, dès que je vois par où passent et filtrent les maux, comme une eau perfide, aussitôt me voilà à boucher les fissures, et, pendant que je travaille, à chercher mille remèdes en imagination ; ce qui dispose mon corps à la joie ; car c’est l’agir qui est agréable, non le pâtir. Travaillons donc à penser les maux d’autrui, et le mécanisme de leurs causes, au lieu de verser larmes sur larmes. Il faut que la Fraternité sourie.