Les Propos d’Alain (1920)/Tome 1/047

Nouvelle Revue Française (1p. 72-73).
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Un homme de six pieds, de grands bras, de fortes mains, les jambes comme des piliers, il est clair que cette machine n’est pas faite pour penser seulement. Il faudrait donc endormir tous ces puissants animaux, et penser au lit, mais la structure du corps ne le permet point ; si la petite lumière d’en haut s’allume, tout s’éveille et s’étire, attendant les ordres. Voilà sans doute pourquoi l’insomnie est si pénible ; car le gros animal, inoccupé, suit toutes les pensées de la tête, et esquisse aussitôt les actions qui y répondraient. De là une agitation sans résultat, et perpétuellement contrariée.

La loi du corps, c’est l’action immédiate ; mais une pensée d’action, sans hésitation, sans contradiction intérieure, ce n’est plus du tout une pensée. Ainsi quand je pense à marcher et que je marche, la pensée est aussitôt noyée dans l’action. Penser, a dit quelqu’un, c’est se retenir d’agir. Mais voilà ce que la machine du corps sait très mal faire : elle se contracte alors contre elle-même, et se raidit. À celui qui n’en a point l’habitude, penser est bientôt une rage et une colère.

Voilà le supplice des passions. Ce sont des pensées qui se contrarient, des résolutions prises et aussitôt annulées par d’autres, enfin tout le mal de l’hésitation avec un violent désir d’action. Chez un homme engourdi d’ordinaire, ce n’est que le supplice de penser. Chez l’autre, c’est le supplice de penser avec ses bras et ses jambes, et par conséquent avec ses poumons, son cœur et son ventre, car tout se tient. Seulement il est juste de remarquer que cette pensée par contracture survient moins vite chez celui-ci que chez l’autre ; son chagrin, par l’habitude qu’il a de penser, est d’abord pensée seulement. Se calmer, c’est le ramener là.

Méthode, un travail des mains. Une femme, se sentant devenir folle de chagrin, vida son armoire sur le plancher et remit toutes les choses à leur place. Heureux encore l’homme malheureux, s’il a un arbre à déraciner. Car il se produit deux effets également désirables. Ou bien la pensée suit les mains, et s’engage dans les fentes du bois. Ou bien, si la pensée s’occupe encore à ses peines, du moins l’animal est discipliné par un travail machinal ; les mouvements sont comme un massage pour l’étranglement de soi-même ; la pensée est délivrée et comme délestée. Un vieux Sage disait que le matin, pendant qu’il faisait son lit, c’était l’heure de la justice. C’est que ses forces étaient à faire son lit, non à nouer les pensées par des mouvements de passion. Je plains un colosse qui n’a rien à faire, que de penser ; il pensera avec tout son corps, et sans bonheur je le crains. C’est peut-être par ce mécanisme que les oisifs sont souvent méchants, et, par ce détour, guerriers. Pour moi je ne réfléchis convenablement qu’en faisant autre chose, comme bêcher, sarcler, clouer. C’est un os jeté au chien.