Les Propos d’Alain (1920)/Tome 1/046

Nouvelle Revue Française (1p. 71-72).
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XLVI

On ne comprend pas bien la force des passions tant que l’on s’amuse à en peser les motifs. Mais l’agitation du corps est une maladie insupportable qui ne peut se guérir que par l’action. Un homme assez tranquille pour l’ordinaire, et bon juge des biens et des maux, disait souvent : « Je ne puis éprouver la passion de l’amour à la seule vue d’une femme qui ne m’a encore rien promis ; si elle m’a tout donné, je tombe facilement dans une rêverie douce, toute pleine d’abandon et de confiance ; j’ai le bonheur de n’être point jaloux, j’entends de croire ce qu’elle me dit, et de ne point croire ce qu’on me dit d’elle. Mais la femme la plus ordinaire me jettera bientôt dans l’enfer des passions pourvu qu’elle se fasse attendre. L’attention, les mouvements commencés et retenus, les faux départs, la sensibilité aux bruits, les réactions, les sauts, toute cette activité sans objet et perpétuellement contrariée, me jette bientôt dans l’espoir et le désespoir ; j’arrive bientôt à cette folie, de délibérer sur ce qui ne dépend pas de moi. Par cette agitation, les opinions les moins vraisemblables trouvent créance ; tout l’univers m’atteint et me trouble par ses bruits. Celle qui apaise toute cette tempête en se montrant est alors bien belle ».

Si vous voulez comprendre le mécanisme des passions, pensez à cette émotion bien connue, et si désagréable, qui saisit n’importe quel conférencier lorsqu’il n’a plus qu’à attendre. Il retient les mots et les gestes ; et cette agitation sans mouvement est bien réellement une maladie, qui trouble même les fonctions vitales les plus profondes, comme chacun sait. Dès que l’organisme parle ainsi sans qu’on l’interroge, comme une Sybille enchaînée, l’esprit ne peut même plus imaginer ; il pressent, sans savoir quoi ; il défait aussi vite qu’il fait, comme dans les rêves. On sent alors une humiliation amère, ce qui fait que, dans le feu de la passion, on se croit toujours bien méprisé ; ce sentiment immédiat, et dont la cause n’est pas loin, est imputé à quelque ennemi imaginaire. On se venge toujours de sa propre passion, et sur l’autre, et toujours injustement.

Oui, selon ce mécanisme, chacun s’irrite de sa propre colère, est anxieux de sa propre anxiété, a peur de sa propre peur. De quoi l’action délivre. Je conçois qu’un soldat marche à la mort par peur de l’attendre ; c’est que l’attente est ici le vrai mal, car la mort n’est rien pour personne ; aussi l’action est le vrai bien ; c’est joie et soulagement. De même la vengeance, qui n’est que passage de la passion à l’action ; besoin physique, qui serait calmé, sans doute, tout aussi bien par une marche dure, ou par un travail écrasant ; mais on n’y pense point. C’est pourquoi quand vous voulez prouver qu’une vengeance est absurde et va même contre sa propre fin, vous êtes à côté. Comme après un grand coup de foudre il y a une douceur inexprimable partout, ainsi, après le crime, une espèce de sommeil survient toujours ; de même après la guerre, la paix. Je dis la paix avec soi, qui seule importe. Et la guerre, considérée dans son fond, est toujours l’effet d’une fureur contre soi.