Les Propos d’Alain (1920)/Tome 1/041

Nouvelle Revue Française (1p. 64-65).
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XLI

J’admire les naïfs prophètes qui parlent au nom de la science. L’un dit : le radium nous chauffera sans qu’il nous en coûte rien. — Oui, si nous avons du radium sans qu’il en coûte rien. Un autre dit : l’air liquide nous véhiculera à bon compte. — Oui, si nous avons de l’air liquide à bon compte.

Malheureusement on n’a rien sans peine, et nous ne faisons qu’acheter du travail avec du travail. Depuis que l’expérience nous l’enseigne, nous devrions commencer à le savoir. Le radium a des propriétés très merveilleuses, c’est entendu : mais il faut dépenser beaucoup de travail pour isoler le radium. L’air liquide fournit de fortes pressions ; oui, mais il faut, pour obtenir l’air liquide, faire agir de fortes pressions.

La locomotive nous entraîne le long des rails, pendant que nous lisons tranquillement notre journal. Oui. Mais il a fallu extraire le charbon et le minerai de fer ; il a fallu forger, limer, polir, graisser ; il a fallu terrasser, couper et disposer des traverses, boulonner des rails, construire des ponts ; actuellement encore, indolent voyageur, il faut des centaines d’hommes, mécaniciens, aiguilleurs, chefs de gare, employés, serre-freins, garde-barrières, pour que cet agréable voyage soit possible pour vous.

J’ai, chez moi, une vieille horloge à poids, qui marche comme un chronomètre ; elle me plaît, parce qu’elle me rappelle cette loi : on n’a rien sans peine. Son mécanisme est très simple ; je vois ses poids descendre peu à peu, et travailler pour moi toute la journée ; seulement, le soir, il faut que je les remonte ; ils me rendent mon travail. Que la pesanteur soit infatigable et impossible à épuiser, cela ne m’avance guère lorsque les poids de mon horloge sont par terre.

Je sais, il y a le bon soleil qui travaille réellement, soit qu’il fasse pousser les arbres dont je ferai des poutres, soit qu’il vaporise, promène et précipite les eaux qui font tourner le moulin. Voilà un bon serviteur, et qui durera plus que nous. Tout de même, si je veux profiter de son travail, je dois travailler, moi aussi ; je dois couper, équarrir, transporter l’arbre ; je dois construire une digue, fabriquer et ajuster des vannes, une roue de moulin, des engrenages. La turbine rend plus que l’antique roue en bois, c’est vrai ; mais il faut plus de travail aussi pour la construire. Faisons nos comptes, au lieu de nous griser de paroles ; le temps n’approche pas où le travail se fera tout seul. Et le vieux proverbe est toujours vrai : « aide-toi : le soleil t’aidera ».