Les Propos d’Alain (1920)/Tome 1/040

Nouvelle Revue Française (1p. 63-64).
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XL

Comme je relisais Darwin ces jours-ci, j’étais saisi par la beauté de cette ample philosophie. Ce penseur évoque mieux les choses que n’importe quel poète. Pourquoi ? Parce qu’il fait voir des connexions. Le chat est l’ennemi du mulot ; le mulot est l’ennemi du bourdon ; cela explique que les nids de bourdons soient toujours aux environs de nos maisons. Mais, bien mieux, le bourdon est le seul, parmi les insectes chercheurs de nectar, qui puisse féconder le trèfle rouge, c’est-à-dire transporter le pollen d’une fleur à l’autre ; et il faut savoir aussi que la fécondation croisée est favorable aux plantes, sans doute par la compensation des maladies, qui ramène les descendants à l’équilibre. Voilà donc les chats qui sont amis du trèfle rouge. C’est ainsi que les choses s’ajustent et s’engrènent à mesure que vous lisez. Une forêt naît sous vos yeux, avec son fouillis de plantes en lutte, sa prodigalité de semence ; des insectes apparaissent pour dévorer les feuilles, les fleurs, les graines, les écorces ; et d’autres insectes pour dévorer ceux-là ; et des oiseaux insectivores qui poursuivent les uns et les autres ; des carnassiers qui font la chasse aux oiseaux, D’où vient cette magie poétique ? De ce que c’est l’inventeur lui-même qui décrit, les yeux toujours fixés sur le détail des choses. Et non sans tâtonnements, sans doutes, sans longueurs ; toujours avec cette force inimitable de l’idée à sa naissance. Car elle pousse, elle aussi, dans un fourré d’idées. C’est ainsi qu’un chêne, par ses bras noueux, représente des obstacles, des blessures, des victoires. Je tire de là cette règle importante qu’il faut toujours apprendre une idée de celui-là même qui l’a inventée. Les autres, qui viennent ensuite, et souvent très intelligents, en font des résumés très clairs, trop clairs, des mémentos, des formules abstraites qui ressemblent aux idées comme des bâtons plantés en terre ressemblent à des arbres.

Il ne faut pas croire qu’une idée vraie reste vraie toute seule, sans secours humain. C’est par les doutes, les tâtonnements, les tours et retours de l’observation que l’on fait vivre une idée. Par le dogmatisme de ceux qui l’enseignent, au contraire, elle perd tout son feuillage. Un bon esprit doit ressembler à une broussaille plutôt qu’à un herbier.

C’est par ces remarques que l’on peut expliquer la différence entre un pédant et un homme cultivé. Le pédant apprend vite et par résumés ; une fois qu’il a appris, il sait. Vingt ans après, il retrouvera les mêmes formules, et les mêmes arguments. Ces habitudes, si puissantes chez les bons écoliers, sont justement ce que le maître devrait redouter le plus. La mobilité et la fécondité des idées supposent une puissance d’oubli sans limites, et une recherche toujours recommencée. Quand Darwin nous dit qu’il a besoin d’un redoublement d’attention pour bien penser à la lutte pour la vie, pour la retrouver dans chacune de ses observations, cela fait rire le Pédant ; car il connaît cela et le récite comme un Pater. Mais aussi il n’en fait rien ; il ne saisit rien ; il ne pense rien ; ce sont des généralités et des abstractions.

Et, par une conséquence naturelle, le pédant écrit mal. Son style est sans images parce que sa pensée est sans objets. On peut citer de ces livres écrits correctement et élégamment, mais sans aucune force et parfaitement ennuyeux. Et c’est presque toujours une nourriture de ce genre que nous donnons aux enfants. D’où il suit qu’ils écrivent platement et sans plaisir, et finalement sans faire attention aux mots, ce qui finit par ruiner l’orthographe et la syntaxe. Au lieu que les belles images feront un style correct, pour la même raison qui fait qu’on ne monte pas un beau diamant sur cuivre.