Les Propos d’Alain (1920)/Tome 1/036

Nouvelle Revue Française (1p. 58-59).
◄  XXXV.
XXXVII.  ►
XXXVI

Comme je lisais de merveilleux récits sur le développement des embryons, je fus ramené à mes études biologiques personnelles, qui se firent sans microscope et le long des chemins. Vous aurez certainement l’occasion d’observer quelque pied de lierre qui tapisse un mur bas et se termine en arbuste. Si vous considérez les feuilles, depuis la terre jusqu’aux branches supérieures, vous remarquerez que les feuilles les plus basses sont très largement échancrées, et ressemblent à des mains qui auraient une toute petite paume, et des doigts longs et minces. Les feuilles les plus hautes, tout au contraire, ne sont pas découpées du tout, et s’allongent à peu près comme des feuilles de lilas. Si vous redescendez maintenant jusqu’à terre, de haut en bas, vous trouverez des feuilles de plus en plus larges et de plus en plus échancrées, et vous pourrez former une collection de feuilles qui établiront entre la feuille aux longs doigts et la feuille sans lobe une transition insensible.

Donnez-vous le spectacle de ces feuilles si différentes, qui sont toutes filles du même arbuste, cela vous jettera dans des réflexions sans fin. Car nous sommes portés à croire qu’un vivant, homme, insecte ou feuille, se développe selon un plan qu’il porte en lui, comme si, selon le mot connu de Claude Bernard, « un architecte invisible » mettait chaque élément à sa place. Cette supposition, remarquez-le, n’explique rien du tout ; elle est, en effet, par elle-même, aussi obscure que l’on voudra. Cela revient à dire que l’embryon ou le bourgeon, si petit et si simple qu’on le suppose, « sait » d’avance ce qu’il deviendra, et ordonne d’après cette « idée directrice » le prodigieux travail de la nutrition et de l’élimination, la bataille des cellules amies et des cellules ennemies, enfin, tout un monde en travail, dont un chantier de maçons ne peut donner qu’une faible idée. Autrement dit, il faut admettre que l’œuf ou le bourgeon est traditionaliste ; qu’il se souvient, et qu’il bâtit ses organes en imitant ses ancêtres, à peu près comme un sculpteur sur bois fabrique aujourd’hui une bibliothèque de style gothique.

Or, autant que je puis deviner, mon lierre ne se bâtit pas sur un plan bien déterminé. Chaque feuille se construit suivant le lieu qu’elle occupe. Lorsque la feuille, fille du lierre, se trouve près de terre, c’est-à-dire assez loin du vent et de la lumière nourrice, elle s’étale en doigts minces, comme si elle cherchait les minces raies de lumière qui passent à travers le réseau des feuilles supérieures. Au sommet des branches, la feuille montre une structure bien plus simple, probablement parce que l’air et la lumière la baignent de toutes parts. La feuille de lierre est opportuniste ; elle se développe comme elle peut. Plus simplement, elle vit comme elle peut vivre ; elle pense moins aux ancêtres, et aux traditions du lierre, qu’aux conditions du milieu où elle vit. Elle est plutôt géographe qu’historienne. Elle subit au lieu de vouloir.

Cet exemple est bon à considérer. Je me demande si nous ne supposons pas trop facilement un souvenir directeur et une tradition agissante, alors que le milieu, composé d’un organisme déjà existant et de mille choses autour, est peut-être le seul architecte. L’historien dit : nous avons des toits pointus parce que nos ancêtres en avaient ; mais le géographe dit : nous avons des toits pointus parce qu’il pleut beaucoup en Normandie. Fermons notre livre d’histoire, et allons voir des feuilles de lierre.