Les Propos d’Alain (1920)/Tome 1/035

Nouvelle Revue Française (1p. 56-58).
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Comme une fleurette bleue se montrait sur la pente, le professeur dit son nom en latin, et s’en allait à d’autres oremus ; mais il eut un scrupule et regarda la fleurette de plus près, récitant les caractères de l’espèce, et les montrant dans cet individu. La fleurette se souvenait ; et lui aussi se souvenait. C’est ainsi que par une belle matinée il allait faire réciter leur leçon à toutes les fleurs du printemps.

Un philosophe des champs se moquait de ces litanies. C’était un homme sans mémoire, qui ne pensait qu’à ce qu’il voyait ; ou plutôt il avait cette autre mémoire, toute penchée vers le présent et vers l’avenir, qui est aussi la mémoire des plantes. Car les plantes ne récitent rien ; elles poussent comme elles peuvent ; elles cèdent au vent ; elles cherchent le soleil ; chacun de leurs atomes se nourrit, selon une chimie qui dépend des sucs, de l’air, de la lumière à cet instant-là ; chaque brin de plante vacille comme une flamme. Ainsi naissaient les pensées du philosophe, d’après les choses qu’il voyait ; toutes ces constructions fragiles au soleil, ces mariages imprévus par la visite d’un bourdon barbouillé de pollen, ces expédients et ces catastrophes, sur ce talus où les grains de terre coulaient d’instant en instant, tout cela se reflétait en un jeu de pensées, déjà oublié ; ainsi la source reflète chaque moment des nuages, et accroche aux brins d’herbe et aux cailloux l’écharpe bleue et blanche ; mais ce n’est plus la même eau : « Au diable, dit le philosophe, au diable tout ce latin qui veut exprimer que rien ne change, et qu’une violette ressemble à ses parents ».

Le professeur répondit à cela : « C’est la mémoire qui construit toutes ces plantes. Voici un talus au soleil, une pluie d’atomes de carbone, d’oxygène, d’azote en vibration. Pourquoi une violette ici, une anémone là ? Ce n’est toujours que du carbone et de l’azote arrangés d’une certaine façon. Mais chaque pousse a sa mémoire. Le germe contient la plante, et l’histoire de la plante. Sans doute, originairement, chaque plante a exprimé un certain milieu, une certaine lumière, et certains hasards de chimie ; mais rien de tout cela n’a été perdu par ces plantes qui poussent là ; chacune d’elles se souvient, et veut recommencer sa propre histoire, et la recommence comme elle peut, ou bien elle meurt. Ou si vous voulez, c’est toujours une même plante, transportée d’un lieu à l’autre par le vent, par les oiseaux ou par le jardinier, et qui exprime l’ancien milieu dans le nouveau ; une histoire prodigieuse s’exprime dans cette fleur. Et vous-même, qui voulez la comprendre, vous apportez ici une autre histoire, qui s’exprime dans vos pensées ; et vous ne tenez pas moins qu’elle à vos ancêtres et à vos dieux, j’entends à vos habitudes. Les nouvelles choses entrent dans vos vieilles idées ; vous vous reconnaissez en les reconnaissant. À quoi me servent les noms latins, dont vous voulez vous moquer ; votre moquerie est une scolastique aussi ».

Ainsi argumentaient l’histoire et la géographie, comme elles se composaient dans cette corolle bleue. Mais tandis que la fleur faisait le présent et l’avenir avec du passé, le professeur faisait du passé avec le présent. Ce sont des pensées d’automne. Les pensées printanières font l’histoire, au lieu d’écrire l’histoire, et font des maisons neuves avec les vieilles pierres. C’est l’invention qui sauve la tradition.