Les Projets de mariage d’une reine d’Angleterre/02

Les Projets de mariage d’une reine d’Angleterre
Revue des Deux Mondes3e période, tome 47 (p. 307-334).
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LES
PROJETS DE MARIAGE
D’UNE
REINE D’ANGLETERRE

II.[1]
ÉLISABETH ET LE DUC D’ANJOU.

Cinq années s’étaient écoulées depuis le refus définitif de la main de Charles IX par Élisabeth, années dures à passer pour la France et presque entièrement remplies par la seconde guerre civile. Dans ce court espace de temps, les morts, les événemens tragiques se sont rapidement succédé : le vieux connétable Anne de Montmorency n’a pas survécu aux blessures reçues à la bataille de Saint-Denis ; Condé a été tué de sang-froid à Jarnac par Montesquieu ; d’Andelot est mort de la fièvre ou du poison ; Élisabeth de Valois, la reine d’Espagne, a succombé en couches à la fleur de l’âge ; Darnley a été assassiné ; Marie Stuart, échappée de la prison de Loch-Leven, a livré aux lords confédérés sa dernière bataille et est venue se remettre aux mains d’Élisabeth, sa plus mortelle ennemie. Nos relations avec l’Angleterre s’en ressentirent.

Les yeux fixés sur Calais, Élisabeth guettait l’occasion d’une revanche. En 1567, lors de la conspiration qui fut découverte au Havre, une flotte anglaise était en vue. La connivence d’Élisabeth avec les chefs protestans est certaine ; son appui, ses subsides ne leur firent jamais défaut. Coligny écrivait à Cecil, en 1568 : « Je vous ferois tort si je cherchois à augmenter votre bonne volonté ; ce seroit comme si je voulois ajouter de la chaleur au feu. » Si Élisabeth ne déclara pas ouvertement la guerre à la France, c’est que les premiers revers des protestans l’en détournèrent, mais ses préparatifs étaient faits, comme toutes les lettres de notre ambassadeur à Londres, La Mothe-Fénelon, en témoignent. Dans un message qu’elle fit présenter à Charles IX par sir Henri Norris, son ambassadeur, elle déclarait que, si les persécutions pour cause de religion ne cessaient pas, si l’ordre ne se rétablissait pas, elle interviendrait pour la propre sûreté de ses états. La réponse de Catherine fut digne et fière, et cette fois encore Élisabeth recula ; elle excusa son message sur la sollicitude que devait éprouver la reine sa sœur en voyant la France, qui lui était si chère, divisée entre tant de partis.

La paix de Saint-Germain (août 1570), — également désirée des deux côtés, car la lassitude avait gagné aussi bien les protestans que les catholiques, — mit fin à cette situation. Tant que la guerre avait duré, les chefs protestans avaient eu en Angleterre deux agens pour servir leur cause auprès d’Élisabeth, tous deux remuans et habiles : l’un, c’était le vidame de Chartres, celui qui en 1562 avait livré Le Havre aux Anglais ; l’autre, le cardinal de Châtillon. Les portes de la France leur étaient rouvertes ; à la veille d’y rentrer, tous deux, mais en se cachant l’un de l’autre, car ils se détestaient cordialement, eurent l’idée de proposer à la reine Élisabeth le jeune duc d’Anjou. Elle avait alors trente-sept ans, le duc en avait vingt. Avant de suivre cette négociation entamée en partie double, retournons en arrière et voyons en quels termes Élisabeth était avec l’archiduc Charles. En 1567, sous la pression de Cecil et des lords qui suivaient son parti, elle avait consenti à l’envoi de Sussex à Vienne ; mais irrésolue, comme elle l’était toujours, elle avait longtemps fait attendre les instructions qu’il devait emporter ; ce n’est qu’à la mi-juillet, et pendant que Marie Stuart était encore prisonnière à Loch-Leven qu’elle les avait enfin signées. Sussex arriva à Vienne le 7 août. Sa haute situation, sa réputation établie de loyauté lui permirent d’aplanir rapidement toutes les difficultés, et tout portait à croire qu’il ramènerait l’archiduc à Londres. Cette fois encore et pour la dernière, l’influence de Leicester fut plus forte que celle de Cecil. Élisabeth y céda et introduisit dans sa réponse une clause qui annulait toutes les concessions que Sussex avait faites. Le projet de mariage fut donc de nouveau laissé de côté, sans que pourtant les chances de Leicester s’en fussent accrues. Son rôle d’épouseur était bien fini.

Uniquement préoccupé de la guerre civile de France, le parlement anglais n’avait plus insisté auprès d’Elisabeth pour son mariage et sa succession. Elle ne pensa donc plus ni à Charles IX, ni à l’archiduc Charles, ni même à Leicester ; mais, chose inattendue, au moment où elle apprit que le mariage de Charles IX était décidé avec la seconde fille de l’empereur Maximilien, elle en conçut un extrême déplaisir. Faisa.it un triste retour sur le passé, sur son isolement, elle en prit un tel chagrin que Leicester, qui avait renoncé à tout espoir de l’épouser, lui proposa de reprendre la négociation avec l’archiduc Charles et de faire partir pour Vienne Henri Cobham, dont c’était le début dans la carrière. Il était si jeune qu’il n’avait pas encore de barbe. Après Sussex, dont le nom seul était une autorité, ce choix sembla étrange. Cobham fut reçu courtoisement, mais l’empereur répondit que depuis trois ans aucune communication ne lui avait été faite, et que maintenant il était trop tard, son frère venant de s’engager avec une princesse de Bavière. Ce refus formel fut très mal pris par Elisabeth. « Elle ne put se tenir de dire que l’empereur lui faisoit injure, et que, quand elle le voudroit, elle trouveroit un aussi bon parti. »

Voyons également où en était Catherine.

L’entrevue de Bayonne avait été pour elle une vraie déception : le duc d’Albe et la reine d’Espagne, « devenue toute Espagnole, » n’avaient voulu prêter l’oreille à aucune de ses propositions de mariage, ils avaient exigé avant tout la répression immédiate du protestantisme et son anéantissement ; c’était donc en pure perte que Catherine avait excité la défiance des réformés. La fille aînée de Maximilien, qu’elle désirait pour Charles IX, Philippe II l’avait prise, et tout récemment le roi de Portugal venait de refuser la main de Marguerite de Valois, se disant trop jeune et ne voulant à aucun prix se marier sans l’assentiment du même Philippe II. Le terrain était admirablement préparé pour un rapprochement entre la France et l’Angleterre, qui toutes deux avaient à se plaindre de l’Espagne. Le cardinal de Châtillon et le vidame du même Chartres en jugèrent ainsi, et l’un et l’autre se mirent en campagne. Le vidame de Chartres engagea le premier la négociation avec Cecil et prit pour confident en France le maréchal François de Montmorency, se réservant d’en écrire plus tard à Catherine. Le cardinal, qui avait été longtemps le confident et le conseil de Catherine, s’adressa directement à elle, et en même temps crut devoir en parler à La Mothe-Fénelon, notre nouvel ambassadeur, avec lequel il avait repris, depuis la paix, des relations amicales. C’est à la fin de novembre qu’il vint le trouver. Après lui avoir demandé où en était le mariage du duc d’Anjou avec la princesse de Portugal, il lui fit entendre qu’il avait quelque raison de croire que si le duc se présentait, il serait agréé par Elisabeth. La Mothe-Fénelon répondit que la reine avait toujours déclaré qu’elle ne voulait point se marier, mais que si elle trouvait bon d’épouser le duc, a il en reviendroit plus de conciliation au monde, plus de paix en France et plus de terreur à ses ennemis que de nulle chose qui se pût aujourd’hui mettre en avant. » Il lui promit d’en écrire à Catherine, ce qu’il fit sans perdre de temps.

Le vidame de Chartres et le cardinal de Châtillon se croyaient seuls à négocier ce projet de mariage ; mais il y avait dans la coulisse un troisième intermédiaire, qui à lui seul avait plus de crédit à la cour d’Angleterre qu’eux deux réunis, c’était Guido Cavalcanti, également bien vu de Catherine de Médicis, un de ces rusés Italiens du XVIe siècle qui s’étaient formés à l’école de Machiavel. La Mothe-Fénelon, légèrement indisposé, gardait la chambre depuis quelques jours ; sous prétexte de savoir de ses nouvelles, Cavalcanti vint le visiter, et, faisant tomber la conversation sur le ressentiment si vif que la reine avait éprouvé en apprenant le mariage de l’archiduc Charles, il lui demanda s’il n’entrevoyait pas là une bonne occasion de penser pour elle au duc d’Anjou. La Mothe-Fénelon répondit qu’il ne savait pas dans quelles dispositions pouvait être Catherine, mais qu’elle avait toujours dit que le plus grand parti pour l’un de ses fils, c’était la reine d’Angleterre. Trois jours après, Cavalcanti revint et lui dit qu’il en avait causé avec Leicester, qui avait très bien accueilli ce propos ; mais comme il se disposait à se rendre auprès de la reine à Hampton-Court, il lui avait promis de reprendre cet entretien à son retour. La Mothe-Fénelon crut y voir une invitation d’aller à Hampton-Court. Dès le lendemain, il s’y rendit ; mais avant de se présenter à la reine, il fit une visite à Leicester. Après quelques propos insignifians, il dit qu’un personnage de qualité, qu’il ne pouvait nommer, lui avait fait une ouverture pour le mariage de Monsieur, — c’est ainsi qu’on appelait le duc d’Anjou ; — mais qu’il ne voulait y donner suite qu’après avoir pris son conseil ; le roi et la reine mère le considéraient comme le meilleur ami de la France, et, si ce projet devait réussir, ils ne voulaient le devoir qu’à sa seule influence. Leicester répondit qu’en effet le vidame de Chartres et le cardinal de Châtillon avaient entamé ce propos et parlé du duc d’Anjou dans les meilleurs termes ; que, quant à lui, il avait toujours été opposé à l’alliance avec l’Autriche, quoique en apparence avantageuse à la reine, et que, puisqu’elle était résolue à n’épouser aucun de ses sujets, il voulait se sacrifier pour conduire à bonne fin son mariage avec le duc. Leicester ajouta que la reine était plus mal que jamais avec l’Espagne, qu’au surplus, une fois de retour à Londres, on pourrait parler plus au long, mais qu’en attendant l’ambassadeur ferait toujours bien d’en dire quelques mots à la reine, et il s’offrît pour l’introduire dans ses appartemens. Évidemment tout cela était arrangé à l’avance. Élisabeth était plus parée que de coutume, comme si elle s’attendait à la visite de notre ambassadeur. La Mothe-Fénelon rappela que bien des fois elle lui avait dit qu’elle se prenait souvent à regretter de ne pas s’être mariée de bonne heure, et qu’elle lui avait également dit qu’elle ne s’allierait qu’à une maison royale ; il avait cru voir là comme une invitation à lui parler du duc d’Anjou, le prince le plus accompli qui fût aujourd’hui à marier. Elle répondit qu’elle croyait que les pensées du duc étaient « logées plus haut ; » elle était déjà bien vieille et, sans la considération de laisser des héritiers, elle aurait honte de parler d’un mari, étant déjà de celles dont on veut bien épouser le royaume et non la personne. Ceux de la maison de France avaient la réputation d’être bons maris et de fort bien honorer leurs femmes, mais de ne guère les aimer. Pour une première ouverture, le propos ne pouvait aller plus loin. La Mothe-Fénelon en fit part à Catherine, mais sans répondre de la conclusion, car la reine avait souvent promis au parlement de se marier, et avait toujours trouvé moyen d’éluder sa promesse. Néanmoins, selon lui, ce serait une faute que de ne pas donner suite à l’affaire, et de laisser échapper un si grand parti ; il invitait donc Catherine à y disposer le duc d’Anjou et attendait des instructions formelles, car c’était à eux de faire les premiers pas. La réponse de Catherine ne se fit pas attendre. « Nous avons pensé, dit-elle, que cette ouverture se faisoit par l’intelligence et peut-être la menée de la reine d’Angleterre, beaucoup plus en intention de se servir du temps et de nous pendant que ceci se négocieroit, qu’elle feroit conduire à la longue, que par volonté qu’elle eût de se marier. » Elle a donc répondu au cardinal de Châtillon que, si la reine avait quelque femme ou fille à marier qu’elle pût désigner comme héritière de son trône, ce serait beaucoup plus convenable. La prudence, surtout vis-à-vis d’Élisabeth, commandait ces précautions, mais l’offre lui avait été au cœur et, à la fin de sa lettre, elle s’étend complaisamment sur tous les avantages de cette union, invitant La Mothe-Fénelon à bien s’assurer de ce qui en était en réalité, et s’il y entrevoyait quelque chance, le priant d’en parler comme de lui-même et de faire en sorte que les lettres qu’il lui écrirait à ce sujet n’arrivassent qu’à elle seule, sans passer par d’autres mains.

Élisabeth cependant s’était laissée aller à quelques confidences avec les dames de son entourage ; le bruit du mariage se répandit bien vite à la cour. La Mothe-Fénelon répondit à tous ceux qui l’interrogèrent qu’il n’en était pas question. Le bruit persistant, il s’en plaignit au cardinal de Châtillon, qui en rejeta la faute sur les indiscrétions du vidame de Chartres ; il s’en plaignit également à Leicester, qui en attribua la cause au vif désir que l’on avait à la cour d’une alliance si convenable. À l’entendre, la reine y était on ne peut mieux disposée, objectant seulement, que le duc, quoique parvenu à l’âge d’homme, serait toujours plus jeune qu’elle. « Ce n’en sera que mieux pour vous, » avait-il répliqué en riant. En quittant La Mothe-Fénelon, Leicester l’engagea à en parler de nouveau à la reine, ce qu’il fit le jour même. L’entretien commença par quelques mots sur la façon de vivre du roi Charles IX avec Élisabeth d’Autriche. La Mothe-Fénelon lui dit que le roi se sentait tout heureux de la douce et intime privauté qu’il avait avec sa jeune femme et qu’il conseillerait à toute princesse qui voudrait avoir un parfait bonheur en ménage de prendre un mari dans la maison de France. « Je vous avoue, reprit-elle, que Mme d’Etampes et Mme de Valentinois me font un peu peur ; je veux que mon mari ne m’honore pas seulement comme reine, mais qu’il m’aime pour moi. » La Mothe répliqua que celui dont il voulait parler avait cette qualité toute particulière de savoir bien aimer et de se rendre parfaitement aimable. Élisabeth reprit qu’elle n’avait jamais entendu parler du duc qu’avec de grands éloges. À ce moment, on annonça le cardinal de Châtillon et La Mothe se retira. Resté seul avec Élisabeth, le cardinal s’avança un peu plus qu’il n’avait fait jusqu’alors et se hasarda à lui poser plusieurs questions. Était-elle libre de toute promesse ? Voulait-elle épouser un Anglais ou un étranger ? En cas qu’elle préférât un étranger, voudrait-elle accepter M. le duc d’Anjou ? Elle répondit qu’elle ne voulait point épouser un de ses sujets, et que, si le duc lui était proposé, elle l’accepterait sous certaines conditions à débattre. Sur ce, le cardinal prétendit avoir un pouvoir du roi et la pria de soumettre cette proposition à ses conseillers. Elle ne dépendait nullement d’eux, répondit-elle ; c’étaient eux qui dépendaient d’elle. Leurs vies étaient entre ses mains. Le cardinal insistant et lui représentant les inconvéniens que sa sœur, la reine Marie, avait éprouvés en voulant traiter seule avec le prince d’Espagne la question de leur mariage sans l’avis de ses conseillers, elle se rendit k cette dernière raison, et dès le lendemain elle rassembla tous ceux de son conseil. En entendant de sa bouche cette communication inattendue, tous baissèrent la tête sans dire un mot. Un seul fit observer que le duc d’Anjou semblait bien jeune pour la reine. « Comment ! dit-elle, prenant le mot dans un autre sens, ne suis-je pas encore pour le satisfaire ? » Puis elle remit à Cecil le soin d’en conférer avec le cardinal. Le 31 janvier suivant, La Mothe-Fénelon fut invité à un grand dîner et eut l’honneur d’accompagner Élisabeth. Il profita de cette bonne occasion pour reprendre l’entretien au point où il l’avait laissé. Élisabeth, de son côté, revint sur son thème ordinaire, disant que, pour complaire à ses sujets, elle était forcée de se marier, mais manifestant toujours la crainte de ne pas être assez aimée de celui qu’elle épouserait. La Mothe lui répondit qu’il en connaissait un par qui elle serait à la fois honorée et aimée, et qu’il espérait bien qu’au bout de neuf mois, elle serait mère d’un beau garçon. Le mot la fit sourire et elle continua à en parler très librement. La conversation ayant pris ce tour enjoué, La Mothe-Fénelon ne crut pas devoir ce jour-là s’engager plus avant.

Des propos de toute sorte continuaient à courir à la cour d’Angleterre et revenaient chaque jour aux oreilles de La Mothe-Fénelon : lady Clinton, la femme de l’amiral, consultée par Élisabeth sur son mariage avec le duc d’Anjou, passait pour le lui avoir conseillé, ce dont la reine s’était montrée très satisfaite. Tout au contraire, lady Cobham, également consultée, lui avait répondu que les meilleurs mariages étaient ceux où l’âge était assorti ; à quoi Élisabeth avait répliqué : « Qu’il n’y avait que dix ans entre elle et le duc, mais qu’elle espérait qu’il se contenterait des autres avantages. » Un des adversaires de l’alliance avec la France, pour exciter la jalousie d’Élisabeth, lui avait parlé en pleine cour d’un voyage récent qu’avait fait le duc d’Anjou à Rouen, à la poursuite d’une jeune Flamande très belle dont le père, craignant qu’elle ne suivit le duc, avait ordonné le départ précipité pour Dieppe, où elle n’attendait que le vent pour se réfugier en Angleterre. Une des dames d’honneur ayant répondu que « cela prouvoit que le duc n’étoit pas paresseux pour aller vers les dames et qu’il ne craindroit pas de passer la mer, » Élisabeth avait ajouté : « Ce ne seroit point à mon profit qu’il fut si diligent. »

Dans tous ces racontages habituels des cours il n’y avait rien qui pût sérieusement inquiéter notre ambassadeur. Ce qui était plus grave, c’est qu’on vint lui affirmer que Leicester était parvenu à se faire proposer de nouveau à la reine par les membres de son conseil, et que la pensée d’épouser son favori, de l’assentiment de ceux qui jusqu’ici l’en avaient dissuadée, avait beaucoup refroidi la reine à l’égard du duc d’Anjou : cela méritait un éclaircissement. Leicester vint de lui-même au-devant d’une explication, s’invita à dîner chez La Mothe en compagnie de Northampton, de Sussex et du comte d’Oxford, et, le premier, aborda ce sujet délicat. C’était une menée de Cecil et des partisans de l’Espagne, qui voulaient empêcher le mariage du duc d’Anjou. Ils avaient en effet vivement sollicité la reine de l’épouser. Mais, chargé par elle de les en remercier, il les avait tous vus et leur avait dit que : « lorsque le temps lui était propice, ils avaient été ses adversaires et qu’aujourd’hui que le temps ne lui servait plus de rien, ils faisaient mine de lui aider, que ce n’était que dans le dessein d’écarter le duc d’Anjou, qu’il ne leur en savait donc aucun gré ». Ce langage était-il sincère ? La Mothe fit semblant de le croire, mais en conservant tous ses doutes.

Du moment qu’Elisabeth pensait sérieusement au duc d’Anjou, sir Henri Norris, son ambassadeur actuel en France, n’était plus l’homme de la situation ; il s’était trop compromis durant la dernière guerre civile. Elle le comprit et le remplaça par sir Francis Walsingham. De tous ceux qui servirent sa politique à l’étranger, c’était le plus habile. Il devait beaucoup à l’étude, encore plus à ses voyages ; il avait parcouru toute l’Europe, en savait la plupart des langues et parlait bien le français. Sur tous les autres ambassadeurs d’Elisabeth, il avait cet avantage d’être à la fois l’allié de Leicester et l’ami de Cecil, les deux grandes influences d’alors. Écrivain distingué, il a laissé un livre de maximes politiques. De son temps, on lui reprochait de pratiquer un peu trop souvent celle qu’il mettait au-dessus de toutes : « Il n’en coûte jamais trop à un homme d’état pour savoir ce qui se passe. » Arrivé à Paris dans les premiers jours de février 1571, Walsingham fut conduit le 5 par Lansac au château de Madrid et reçu successivement par Charles IX, Catherine et les deux ducs d’Anjou et d’Alençon ; l’étiquette le voulait ainsi. Entre le duc d’Anjou et lui, aucune allusion ne fut faite au projet de mariage. Au nom d’Elisabeth, il invita le duc à faire maintenir le dernier édit de pacification. Le duc se borna à protester de son dévoûment et de son affection pour la reine. Au moment de son départ, Walsingham avait promis à Leicester de lui faire connaître ses propres impressions sur le duc d’Anjou. Après l’avoir observé avec beaucoup d’attention, voici comment il le dépeint : « Il est plus grand que moi de deux doigts, un peu pâle, bien fait de corps, les jambes longues, fines, mais bien proportionnées. Si tout ce qu’on voit est aussi bien que ce que l’on ne voit pas, il paraît assez sain. Au premier aspect, il a l’air hautain ; mais dès qu’on l’aborde, on le trouve plus courtois et d’humeur plus facile que ses frères. On s’attache plus volontiers à sa personne en raison de l’affection que lui porte la reine mère, qui l’aime à lui seul plus que tous ses autres enfans. Il souffrait d’une fistule et on l’a mis au régime de l’eau ; il s’y est si habitué qu’il ne peut plus se remettre au vin. » L’ambassadeur vénitien, Jean Correro, complète ce portrait : « Sa taille est plus haute que celle du roi, mais il n’a pas les jambes plus fortes ; son teint est meilleur, sa figure plus agréable. Il s’amuse à une chasse de palais et se tient volontiers parmi les dames. S’il en attaque une, il n’en démord pas de si tôt. » Son début dans la vie avait été brillant, et, comme le dit Marguerite de Valois dans ses Mémoires, « les lauriers de deux batailles gagnées ceignoient déjà son front. » Mais il se laissa bien vite amollir par la vie facile et oisive de la cour. Le Vénitien Jean Michiel écrivait : « Il s’est adonné aux voluptés, elles le dominent ; il se couvre d’odeurs et de parfums ; il porte à ses oreilles un double rang d’anneaux et de pendans ; il dépense des sommes folles pour ses chemises et ses vêtemens ; il charme et séduit les femmes en leur prodiguant les bijoux et les futilités les plus coûteuses. » Voilà bien Henri de Valois tel qu’il fut dans sa première jeunesse ; mais c’est une physionomie si étrange, une nature si curieuse à étudier et si insaisissable que nous ajouterons au jugement des Vénitiens ce qu’un grand seigneur de la cour de France écrivait de lui à Walsingham pour être mis sous les yeux de la reine Elisabeth : « Il a ce malheur, c’est que tous ses portraits ne sont pas à son avantage. Janet lui-même n’a pas rendu ce je ne sais quoi qu’il tient de la nature. Ses yeux, ce pli si gracieux de sa bouche quand il parle, cette douceur qui lui gagne ceux qui l’approchent, ne peuvent être reproduits ni par la plume, ni par le pinceau. Il a la main si belle que, faite au tour, elle ne seroit d’un modelé plus fini. Ne me demandez pas s’il a été aimé ; il a remporté des victoires partout où il a voulu attaquer, et il ignore la centième partie des conquêtes qu’il a faites. L’on a voulu vous faire croire qu’il a été instruit par des personnes qui penchoient du côté de la religion nouvelle et qu’il y avoit beaucoup d’apparence qu’il y pouvoit être porté. Détrompez-vous, Monsieur est né catholique ; il a vaincu en se déclarant protecteur du catholicisme. Croyez qu’il vivra et mourra dans cette religion. Je lui ai vu dans les mains les psaumes de Marot et d’autres livres de cette sorte, mais c’étoit pour plaire à une grande dame huguenote, dont il étoit extrêmement amoureux. Si la reine votre maîtresse ne se contente pas d’un si digne sujet, elle ne sera jamais mariée, elle n’a qu’à faire vœu à présent d’une perpétuelle virginité. »

À son arrivée à la cour, Walsingham fut interrogé de bien des côtés ; on voulait savoir s’il était ou non favorable au mariage du duc. Il éluda toutes les questions en répondant invariablement qu’il avait laissé derrière lui en Angleterre toutes ses opinions, bien résolu à suivre uniquement et à la lettre ses instructions. Si Dieu inspirait à la reine la pensée de ce mariage, il manquerait à tous ses devoirs en ne l’approuvant pas, comme en ne l’appuyant pas de son mieux. Elisabeth loua la prudence de ses réponses, mais, faisant un pas de plus : « S’il vous semble, lui écrivait-elle, qu’on puisse aller plus loin et qu’on agisse de bonne foi, nous voulons non-seulement que vous continuiez comme de vous-même, mais que, si l’occasion s’en présente, vous parliez de notre part, car nous regardons la chose comme si avantageuse que nous craignons bien plutôt qu’il ne survienne quelque contre-temps qui la traverse que la diligence avec laquelle on peut la pousser. Vous n’en parlerez pourtant qu’autant que vous le jugerez nécessaire pour y disposer le roi. » Si, malgré ce plein pouvoir, Walsingham resta sur la réserve, c’est qu’il arrivait juste au moment où les plus grands efforts étaient faits pour détourner le duc d’Anjou de cette union. Le nonce, l’ambassadeur d’Espagne, ne cessaient de lui répéter que la reine Elisabeth était hérétique, trop vieille pour lui et incapable d’avoir des enfans. Pour flatter son amour-propre et l’attirer de leur côté, ils lui offraient tantôt d’être le chef d’une ligue contre les Turcs, tantôt de l’aider à s’emparer de l’Angleterre, facile conquête, à les entendre ; il valait mieux gagner glorieusement ce royaume par les armes que de l’acquérir honteusement par un mariage si mal assorti. De jour en jour, le duc prêtait une oreille plus favorable à leurs avances. Walsingham n’eut pas grand’peine à s’en apercevoir. « Le duc, écrivait-il, le 15 février, à Cecil, a dit à ceux qui l’approchaient qu’il ne se soucie pas beaucoup d’épouser la reine. C’est l’œuvre de l’ambassadeur d’Espagne et des Guise, qui emploient certaines raisons malhonnêtes pour l’en dissuader. Ils pensent peut-être à la reine d’Ecosse pour lui. »

Parmi les opposans les plus violens, il y en avait un que Walsingham ne nomme pas : c’était le cardinal de Pellevé, l’un des futurs chefs de la ligue. Voici ce qu’il en écrivait : « Quant au mariage de la reine d’Angleterre avec Monsieur, qui est la pratique de notre apostat le cardinal de Châtillon, je vous assure que le duc n’en a nulle volonté ; tenez cela pour résolu. Le roi d’Espagne, avec toutes les qualités que l’on peut désirer et avec une princesse si catholique, vous savez le peu de crédit et de pouvoir qu’il avoit pour le gouvernement de cette nation par trop soupçonneuse ; Monsieur n’eût point été le roi, mais le mari de la reine. » Tout à l’opposé des catholiques, les chefs protestans désiraient vivement le mariage du duc avec Elisabeth. Espéraient-ils se ménager son appui et d’assurer leur propre sécurité, qu’ils jugeaient très compromise ? Toujours est-il que Téligny, en leur nom, vint trouver le roi et s’en expliqua très nettement, ne lui cachant pas que l’on trouvait étrange que, depuis que cette négociation était entamée, le duc se montrât de plus en plus défiant. Charles IX lui répondit qu’il était assez maître "de son frère pour qu’il n’y eût pas d’autre obstacle à craindre que celui de la religion. Il ajouta qu’il emmènerait son frère hors de la cour pour l’arracher à l’influence de certains moines qui lui soufflaient une exagération de religion ; mais la pression était plus forte que Charles IX ne le pensait, et les répugnances du duc ne tardèrent pas à être suivies d’un refus formel de la main d’Elisabeth : « Mon fils m’a fait dire par le roi, écrivait Catherine à La Mothe-Fénelon, qu’il ne la veut jamais épouser, d’autant qu’il a toujours ouï mal parler de son honneur par tous les ambassadeurs qui y ont été ; qu’il penseroit être déshonoré et perdre toute la réputation qu’il a acquise. J’ai grand regret de l’opinion qu’il a ; je voudrois qu’il m’eût coûté beaucoup de sang que je la lui puisse ôter, mais je ne puis le gagner, encore qu’il me soit obéissant. Or, monsieur de La Mothe, vous êtes sur le point de perdre un tel royaume pour mes enfans. » Elle avait sous la main Guido Cavalcanti ; elle le fit venir et l’interrogea sur tout ce qu’on disait d’Élisabeth. Cavalcanti, un des familiers de sa cour, ne pouvant parler d’elle que dans les meilleurs termes, affirma que, depuis son avènement à la couronne, elle était l’objet de l’estime et du respect de toute l’Angleterre. Catherine, qu’elle le crût ou non, invita Cavalcanti à le répéter au duc d’Anjou. De son côté, elle travailla si habilement l’esprit de son fils qu’elle le ramena à ses propres idées : « J’ai tant fait, écrit-elle, le 18 février, à La Mothe-Fénelon, que mon fils d’Anjou s’est condescendu à l’épouser, si elle le veut, et qu’il le désire à cette heure infiniment. »

Sur ces entrefaites, lord Buckurst arriva en France. Il venait en mission extraordinaire pour complimenter Charles IX à l’occasion de son mariage. Il était parent éloigné d’Elisabeth. À ce titre, on lui ménagea une pompeuse réception. Après avoir séjourné trois jours à Saint-Denis, le 20 février, en compagnie de Walsingham, du comte de Rutland et des seigneurs de sa suite, il se rendit à Paris. À moitié chemin, le marquis de Trani et M. de Saluées l’attendaient, qui le conduisirent à l’hôtel préparé pour le recevoir, où le roi avait fait transporter les plus beaux meubles de la couronne et où il fut défrayé de toute dépense. Le 23, il fut conduit avec sa suite à l’audience royale dans douze coches et carrosses et avec une forte escorte de cavalerie. Le roi le reçut entouré de tous les princes du sang, de plusieurs cardinaux et des principaux dignitaires de la cour. On n’échangea que les complimens habituels. De chez le roi, Buckurst fut mené chez Catherine, où se renouvelèrent les protestations mutuelles de bonne amitié. Le 25 février, une grande fête fut donnée en son honneur à l’hôtel de Lorraine. Le 1er  mars, le roi l’emmena chasser à courre à Vincennes ; enfin, le 4 mars, le duc de Nevers l’invita à un concert qui fut suivi d’une comédie jouée par des acteurs italiens. Cette réception toute d’apparat n’avait pas permis à Catherine de s’entretenir en particulier avec lord Buckurst ; elle y tenait pourtant et chargea Cavalcanti de ménager une entrevue. Le lieu choisi fut le jardin des Tuileries, dont Catherine était très fière. Lord Buckurst, devant partir le lendemain, prétexta le désir de le voir. Catherine l’y attendait ; en l’apercevant elle feignit l’étonnement. Il se rapprocha d’elle et l’entretien s’engagea. Elle lui dit qu’elle aurait regretté qu’il fût parti sans qu’elle lui exprimât toute l’amitié que le roi et elle portaient à la reine, sa maîtresse, et leur désir de la fortifier quand l’occasion s’en présenterait. « Votre Majesté, répondit Buckurst, fait sans doute allusion au mariage de la reine et du duc d’Anjou. » Elle répondit que si le roi et elle étaient assurés que la reine le voulut et qu’elle ne se moquât pas de son fils comme des autres, elle le désirerait, mais à la condition toutefois qu’elle prît soin de leur honneur. Buckurst reprit que la reine l’avait chargé de dire, en cas qu’on entrât en ce propos, qu’elle était résolue de se marier hors de son royaume et à un prince de même aile ; mais que, n’étant l’honneur des filles de rechercher les hommes, elle n’en pouvait dire davantage ; quand elle en serait requise, elle répondrait et nulle moquerie n’était à craindre. Puis, venant à exprimer sa propre opinion, Buckurst ajouta qu’elle était comme forcée de se marier ; car tous les grands le lui conseillaient ; tous les autres prétendans, le roi de Suède, le frère du roi de Danemark, l’archiduc Charles, étaient pauvres et éloignés de l’Angleterre. Tout au contraire, le duc d’Anjou était son plus proche voisin et s’appuyait sur un grand roi. Des deux côtés, ce mariage présentait de grands avantages. Avant de prendre congé, il demanda à Catherine ce qu’elle désirait qu’il écrivît à Elisabeth. Elle se borna à lui dire que, si la reine voulait vraiment se marier, le roi et elle étaient tout disposés à entrer en pourparlers. Le lendemain, elle envoya à Buckurst un projet de mariage dressé en huit articles.

Lors du retour de Norris en Angleterre, Elisabeth l’avait longuement questionné sur le duc d’Anjou ; toutes ses réponses avaient été favorables : il avait vanté sa belle taille, sa vigueur, sa grâce, sa beauté. Elle en avait été si vivement impressionnée qu’elle avait chargé Leicester de demander à La Mothe-Fénelon si, dans quelques mois, lorsqu’elle s’approcherait des côtes de France, le duc ne pourrait pas profiter d’une marée pour venir la voir. La Mothe avait répondu que, tant que rien ne serait arrêté, cette entrevue lui semblait difficile. En revenant de France, Buckurst confirma tout ce que Norris avait dit de flatteur sur le duc, et donna les meilleures assurances de la sincérité de Catherine. Encouragée par tant de témoignages, Elisabeth se décida à se prononcer plus ouvertement qu’elle ne l’avait fait jusqu’alors. Le 29 mars, elle écrivit à Walsingham « qu’elle était résolue à se marier et à accepter l’offre qui lui avait été faite du duc d’Anjou ; mais, pour s’épargner une réponse trop directe, trop précise, elle voudrait que la reine mère, qui a une grande expérience des négociations de ce genre, se chargeât de faire seule et d’elle-même tout ce qui était convenable et d’usage en pareil cas. Quant à la question de religion, elle déclarait qu’elle n’en permettrait pas au duc l’exercice public. »

Au moment même où Elisabeth et Catherine se montraient si bien disposées, de nouvelles oppositions se produisaient dans les deux cours et de nouvelles intrigues étaient nouées. En Angleterre, les partisans de l’Espagne, l’archiduc Charles leur manquant, avaient eu la pensée de mettre en avant le prince Rodolphe, fils de l’empereur Maximilien. Son portrait avait été envoyé de Vienne et remis à Elisabeth. De son côté, le duc d’Anjou semblait revenir à ses premières et fâcheuses impressions. « Ces jours passés, écrivait Walsingham à Cecil, il a dit à M. de Foix : Vous et les autres, vous m’avez porté à consentir à ce mariage, mais je crains bien d’apprendre dans les premières lettres que la reine d’Angleterre n’a d’autre but que de nous divertir, et nous serions au regret de nous être avancés si avant. À moins d’une réponse décisive, je ne veux pas faire un pas de plus. » Walsingham jugea bien que le moment n’était pas opportun pour faire connaître la résolution si formellement exprimée par Elisabeth de ne pas permettre ouvertement au duc l’exercice de sa religion. Dans l’état d’esprit où il était, tiraillé en sens contraire par le nonce et les chefs catholiques, il y trouverait un prétexte pour rompre sur-le-champ. Laissant donc de côté le point essentiel de ses instructions et comptant un peu sur le temps, Walsingham déclara simplement à Catherine que la reine sa maîtresse était disposée à accepter la main du duc d’Anjou. Catherine devina bien qu’il lui cachait quelque chose. Elle lui dit qu’elle aurait désiré une réponse moins laconique, non pas tant à cause d’elle que pour donner satisfaction à certains scrupules. C’était une allusion indirecte à la question de la religion. Elle ajouta que, si on agissait de bonne foi, l’amitié entre les deux cours resterait la même, quel que fut le résultat. Walsingham répondit qu’il était autorisé à en conférer avec M. de Foix, mais que, pour éviter les inconvéniens d’une négociation à distance, il serait peut-être préférable d’envoyer en Angleterre un personnage de confiance, muni de pleins pouvoirs ; sous ce rapport, personne ne pourrait être plus agréable que M. de Foix. Catherine en convint et promit de l’envoyer, mais un peu plus tard. Elle voulait auparavant faire sonder le terrain par Cavalcanti, un neutre, comme elle l’appelle, bien vu d’Elisabeth et lié avec ses principaux conseillers. Elle se décida à le faire repartir pour Londres ; mais elle lui enjoignit de s’en tenir à des communications verbales, et de ne remettre aucune note écrite dont Elisabeth pourrait se servir et s’armer plus tard.

Le départ de Cavalcanti ayant été officiellement annoncé, un guide vint l’attendre à Douvres et, le 11 avril, jour de son arrivée, le conduisit tout droit à l’hôtel de Cecil, où Elisabeth se rendit de son côté. Rien ne transpira de ce premier entretien. Cavalcanti ne s’en ouvrit même pas à La Mothe-Fénelon, qui le lendemain alla seul trouver Elisabeth et, au nom de Catherine, lui proposa le duc d’Anjou, ce prince « professant pour elle de longue date une grande admiration et une sincère affection. » Elisabeth répondit que le cardinal de Châtillon lui en avait parlé le premier, que tout récemment Téligny lui en avait écrit, et qu’à la suite du favorable rapport de lord Buckurst, elle s’en était expliquée plus ouvertement par l’entremise de Walsingham. Du moment qu’une demande officielle lui était faite, on n’aurait pas à se plaindre de sa lenteur ; elle n’avait refusé Philippe II que par conscience ; elle n’avait pris que huit jours pour sa réponse aux deux rois de Suède et de Danemark ; en vérité, elle ne pouvait être accusée de longueur que vis-à-vis de l’archiduc Charles, mais cela tenait aux troubles qui, à cette époque, agitaient l’Europe. Elle promit le secret ; puis, venant à aborder la question de la religion, elle rappela qu’elle en avait toujours refusé l’exercice à l’archiduc, et pria La Mothe-Fénelon d’être le moins exigeant possible. La Mothe répondit que déjà bien des mariages avaient eu lieu entre personnes de culte différent, que l’on avait toujours cherché à respecter la conscience des deux époux. — Elle répliqua qu’elle avait été sacrée et couronnée par un évêque catholique, sans toutefois avoir assisté à la messe ; qu’il lui serait pénible de voir le duc abandonner sa religion, car s’il délaissait Dieu, il ne tarderait pas à la délaisser elle-même. Sur ces dernières paroles, elle lui donna congé, l’invitant à voir Cecil et Leicester, auxquels elle avait remis les articles du projet de mariage rapportés de France par Buckurst. Les articles sur lesquels la discussion allait s’engager étaient au nombre de huit. — Le mariage serait célébré suivant les cérémonies de l’église catholique. — Le duc en aurait pour lui et ses domestiques le libre exercice. — Le mariage fait, il prendrait le titre de roi et administrerait conjointement avec la reine. — Il serait couronné. — Il prélèverait chaque année 60 mille livres sur les revenus de l’Angleterre. — Ses enfans succéderaient aux biens paternels et maternels. — En cas de prédécès de la reine, il retiendrait le titre de roi et administrerait le royaume. — Si la reine ne laissait aucun enfant, il continuerait à toucher les 60,000 livres. — Enfin, entre les deux royaumes serait établie une perpétuelle ligue et union.

Dans la conférence qui suivit l’entretien de La Mothe avec Elisabeth, Cecil se montra intraitable : la reine ne pouvait rien autoriser qui put devenir la cause d’un scandale et de troubles dans le royaume. La Mothe répliqua que la reine venait de lui dire, tout au contraire, qu’elle n’estimerait pas le duc s’il renonçait à sa religion. Lui en refuser l’exercice, ce serait donner l’occasion de douter de tout le reste. Aussi mal engagé, ce premier entretien ne pouvait se prolonger. Les jours suivans La Mothe se rendit encore auprès de Cecil et de Leicester ; il revit la reine, mais sans pouvoir obtenir d’elle aucun adoucissement. Elisabeth et ses conseillers se flattaient que le duc finirait par se soumettre aux conditions qu’ils entendaient lui imposer. Cavalcanti avait remis à la reine une lettre du duc. La Mothe, pour la faire avancer un peu plus, la pria de vouloir bien y répondre : elle s’en défendit longtemps, « prétextant que la plume tomberoit de ses mains et qu’elle ne sauroit que lui dire, n’ayant jamais écrit à aucun des princes qui avoient prétendu à sa main, à l’exception de l’archiduc Charles, et en termes fort éloignés du mariage. » Elle céda pourtant et écrivit la lettre sollicitée par La Mothe. Il y avait en elle un singulier mélange de raison pratique et de naïve légèreté. Tout en discutant en homme d’état les côtés sérieux de son mariage, elle parlait volontiers de la beauté du duc d’Anjou, de sa main, une des plus belles de France. « D’ici à sept ou huit ans, il gagnera encore, disait-elle à La Mothe-Fénelon, et moi je serai bien vieille ; pour cette heure, j’espère ne pas trop lui être désagréable. » Et elle demandait à La Mothe si on avait parlé au duc de son pied, de son bras, et d’autres choses encore qu’elle ne nommait pas. Elle avoua tout bas qu’elle trouvait le duc très désirable. La Mothe répliqua, avec une pointe de raillerie gauloise, « que tous deux étoient très désirables et qu’à ses yeux leur seul défaut, c’étoit qu’ils ne se rendoient pas assez tôt possesseurs des perfections l’un de l’autre. » Mais elle était de nature si fantasque, si variable, que le lendemain La Mothe la trouva tout autre ; d’une voix sèche, elle lui dit qu’elle venait d’apprendre une étrange nouvelle : « Un homme haut placé à la cour de Charles IX avait dû dire, en nombreuse compagnie qu’elle avait un mal à la jambe dont elle ne guériroit jamais ; que ce serait là un excellent prétexte pour lui donner plus tard un breuvage de France et pour en débarrasser le duc, qui, veuf, pourroit épouser Marie Stuart et devenir maître de cette île. » La Mothe repoussa énergiquement cet indigne propos et lui demanda qui l’avait tenu, afin que Charles IX et Catherine pussent en faire la juste punition. — « Il n’est pas temps de le nommer, répondit-elle, mais informez-vous si le propos a été vraiment tenu, et je vous en dirai davantage. » Dans le premier moment de sa colère, elle ne parlait rien moins que d’envoyer Sidney en Espagne et de renouer ses relations avec Philippe II. Elle finit par se radoucir, mais le propos tenu lui resta longtemps sur le cœur. Lorsqu’elle revit La Mothe, elle lui dit qu’elle regrettait qu’il ne fût pas venu au bal donné par le marquis de Northampton ; il l’aurait vue danser et aurait pu assurer au duc qu’il n’était pas en danger d’épouser une boiteuse. Elle avait de grandes prétentions à la danse. Lorsque Melvil, l’ambassadeur de Marie Stuart, vint une première fois en mission en Angleterre, au moment de son retour en Écosse, elle l’avait prié de rester deux jours de plus pour assister à un bal et lui dire qui de Marie Stuart ou d’elle dansait le mieux.

Son jeu, pour le moment, c’était de se montrer beaucoup plus conciliante que ses conseillers. Chaque fois qu’elle revoyait La Mothe, elle se plaignait des exigences de sa situation ; elle lui faisait dire secrètement par Leicester qu’elle ne voulait imposer au duc rien de contraire à sa conscience ; elle fermerait les yeux, s’il voulait se contenter de l’exercice privé de sa religion. Ce qui la préoccupait, c’était de savoir comment se réglerait et se passerait la cérémonie du mariage ; elle était très superstitieuse et craignait que le duc, s’il trouvait quelque chose dans la cérémonie blessant sa conscience, ne la laissât là, et surtout que l’anneau du mariage ne tombât à terre. Toutes ces réserves tant de fois soumises à La Mothe montrent assez combien la mission de Cavalcanti avait été difficile et le peu d’espoir qu’il emportait d’une solution favorable.

C’est le 24 avril qu’il rentra à Paris. Le même jour, il remit à Walsingham les lettres d’Elisabeth. Après les avoir lues, Walsingham l’engagea à aller voir Catherine à Monceaux, ce qu’il fit ; mais Catherine ajourna tout entretien jusqu’à son retour très prochain à Paris. Elle quitta en effet Monceaux le 26 ; n’ayant eu ce jour-là aucune heure de liberté, elle fit dire à Walsingham de venir le lendemain matin à Saint-Cloud, où il se rendit. Sa première parole fût pour demander si elle était satisfaite de la réponse d’Elisabeth. Elle dit que cette réponse ne s’appliquait pas directement aux articles qui lui avaient été adressés, à l’exception toutefois de celui relatif à la religion, si dur et touchant de si près à l’honneur de son fils que, s’il s’y soumettait, la reine aurait sa part de blâme en acceptant pour époux un homme qu’un si brusque changement de religion ferait passer à juste titre pour être sans conscience et sans piété. Walsingham répondit que la reine n’entendait pas que le duc changeât si brusquement de religion, ni que lui et les siens fussent contraints de pratiquer les rites de l’église anglicane, mais qu’elle ne pouvait, sans violer les lois du royaume, lui accorder l’exercice de sa religion ; ce serait s’exposer aux mêmes troubles qui tout récemment avaient déchiré la France. Catherine répliqua que « n’avoir pas le libre exercice de sa religion étant la même chose que d’en changer, aucune considération n’y pouvait déterminer son fils. La meilleure garantie contre les troubles qu’on semblait craindre, ce serait l’appui et le secours du roi son fils. » Walsingham reprit qu’il en résulterait plus de bien que de mal. « En Angleterre, les discordes civiles sont d’ordinaire soudaines et sanglantes ; mais de peu de durée, car il n’y a ni places fortes, ni villes murées pour prolonger la guerre. » Catherine changea de terrain, elle lui insinua que le duc avait plus de zèle que de savoir pour défendre sa religion, qu’il se laisserait bientôt et facilement vaincre par les bonnes persuasions de la reine, et qu’ainsi ce scandale, dont il s’effrayait tant, durerait bien peu de temps. Elle alla jusqu’à dire que, ce mariage pouvant amener de grands changemens dans la chrétienté, les catholiques le redoutaient ; c’était plaider la cause de l’anglicanisme. Walsingham demanda si elle consentait à ce qu’il fit part de cet entretien à Elisabeth ; Catherine l’en pria.

Jusqu’à ce jour, le duc d’Anjou n’avait pas pris part personnellement à cette négociation, Walsingham, qui le savait très prévenu, très résistant, se décida à aller le trouver à Gaillon, où la cour était alors. Entrant sans préambule dans le vif de la question, il dit qu’il avait ordre de la reine de lui représenter les graves inconvéniens qu’amènerait la libre pratique de sa religion, dont il faisait une condition. La reine n’entendait nullement le contraindre à changer de religion, et souhaitant seulement qu’il se passât de messe, elle le priait d’examiner de plus près s’il ne pourrait pas servir Dieu dévotement avec le formulaire des prières de l’église anglicane. Le duc répondit que son désir était plutôt de prévenir des inconvéniens que d’en être la cause. Quoique bien jeune encore, on lui avait fait, depuis cinq ans, plusieurs ouvertures de mariage qu’il avait toutes repoussées ; mais il avait entendu dire tant de bien de la reine, la femme la plus accomplie pour son esprit et pour le charme de sa personne que l’on ait vue depuis des années, qu’il n’avait pu se défendre du désir d’être tout à elle. L’exercice de sa religion touchait à son âme ; c’était d’ailleurs un privilège limité à lui seul, dont il n’userait qu’en particulier ; il n’y avait donc là ni scandale ni troubles à craindre. Walsingham demandant au duc s’il ne pourrait pas au moins de temps en temps assister au service de l’église anglicane, il répondit ne savoir comment Dieu disposerait son cœur à l’avenir, mais que pour le moment il priait la reine de considérer combien il était pénible de faire quelque chose de contraire à sa conscience. Walsingham, en quittant le duc, vit Charles IX et dit que la reine lui saurait gré d’amener son frère à ne pas demander d’une manière trop absolue une tolérance qui, en Angleterre, pourrait avoir des suites très dangereuses. Charles IX lui promit qu’il obligerait son frère à aller aussi loin que l’honneur et sa conscience le pourraient permettre. Au sortir de chez le roi, Walsingham fut reçu par Catherine, qui le pria d’écrire à la reine de ne pas trop faire attendre sa réponse et d’en modérer les conditions autant que possible. Il apprit à la cour qu’il était question d’envoyer en Angleterre le maréchal de Montmorency, qu’en tout cas M. de Foix l’y précéderait.

Obtenir d’Elisabeth une résolution était toujours l’obstacle, la grande difficulté. Cecil néanmoins, à force d’instances, arracha l’autorisation de dresser les articles de sa réponse. Ce premier travail à peine terminé, Elisabeth l’invita à y intercaler la demande de la restitution de Calais ; c’était forcément un cas de rupture. Cecil et Leicester lui représentèrent tous deux qu’il n’était plus temps de tergiverser, qu’il ne s’agissait pas ici d’un roi de Suède et d’un roi de Danemark, mais d’un puissant voisin, et qu’en cas d’un refus injurieux, une invasion pouvait être à craindre. Elle fit semblant de se rendre à leurs raisons et Cecil put reprendre son travail. Pour gagner du temps, elle prétexta qu’elle avait de graves inquiétudes sur les suites de son mariage. Son médecin l’avait effrayée ; elle craignait de n’être ni assez saine, ni assez bien disposée pour se marier. Elle voulait attendre qu’elle fût dans un meilleur état. Catherine commençait à s’inquiéter de ces lenteurs. « Je me doute, écrivait-elle à La Mothe-Fénelon, qu’elle nous laisse là, quand elle aura fini ses affaires. » Tout en mettant en avant l’excuse de sa santé pour gagner un peu de temps, Elisabeth cherchait à se maintenir dans les bonnes grâces de Catherine et ne lui ménageait pas les protestations dans ses lettres. Néanmoins, les inquiétudes de Catherine persistant, elle se décida à faire partir pour l’Angleterre Larchant, capitaine des gardes du duc d’Anjou. Charles IX, dans une lettre à La Mothe-Fénelon, précise bien le but de cette mission : « Avant d’envoyer des gens de plus grande qualité en Angleterre, nous voulons voir clair en cette négociation. »

Larchant emportait deux lettres du maréchal François de Montmorency pour Cecil et Leicester et une du duc d’Anjou pour Cecil. Cette dernière lettre dut singulièrement flatter la vanité du ministre d’Elisabeth : « Je vous écris celle-ci, disait le duc, plus pour suivre mon naturel, qui ne peut endurer que je reçoive plaisir d’aucun qu’à tout le moins je l’en mercie, d’autant que je sais que vous n’avez été poussé à ce que vous avez fait pour acheminer l’affaire qui est entre la reine d’Angleterre et moi que du seul zèle de son service et de son bien, ce qui m’induit tant plus à vous aimer et estimer. » Cavalcanti, qui était de toutes les ambassades, fut encore de celle-ci. Le 20 juin, il écrivait à Cecil : « La reine mère m’a dit que nous ne pourrions pas être expédiés avant samedi. La cause de ce retard est bonne. J’espère que quelque chose de bon sortira de notre mission. Je dois emporter un portrait du duc d’Anjou tel quel, si je puis l’avoir. » Janet, à qui Catherine l’avait demandé, ne l’avait pas terminé. Au lieu d’un, il en avait commencé deux. Dans l’un le visage était seul fini et très réussi, très ressemblant ; dans l’autre on ne pouvait avoir qu’une juste idée de la taille. Catherine n’étant ainsi qu’à demi satisfaite en commanda un troisième plus en grand, mais qui ne pouvait être achevé de sitôt. Cavalcanti emportait un autre portrait, celui de Marie de Clèves, pour Leicester. Le favori d’Elisabeth, n’ayant plus aucun espoir de l’épouser, avait jeté ses vues sur cette héritière ou sur quelque autre grande dame de France, et il comptait un peu sur l’appui de Catherine. C’est à cette occasion que Tavannes, avec le ton soldatesque qu’il affectait, dit cavalièrement au duc : « Lord Robert veut vous marier avec sa bonne amie ; mariez-le avec Châteauneuf qui est la vôtre. » Larchant et Cavalcanti n’arrivèrent à Londres que le 30 juin ; ils jouaient de malheur : la nuit précédente, Elisabeth, en se déshabillant, s’était donné une entorse. La douleur avait été si vive qu’elle était restée deux heures sans connaissance. Elle ne put donc les recevoir qu’au bout de huit jours.

Leur mission était très limitée ; ils n’avaient qu’à préparer les voies à une grande ambassade et à solliciter un sauf-conduit pour le maréchal, qui devait en être le chef. La première fois qu’ils en firent la demande, Elisabeth leur fit observer que, tant que la question de la religion ne serait pas vidée, ce serait inutile. Le choix d’un ambassadeur de si haut rang ne pourrait qu’aggraver les inconvéniens d’un refus, si l’on ne parvenait pas à se mettre d’accord. De nombreuses conférences eurent lieu entre nos deux envoyés et Cecil et Leicester, mais sans résultat. Loin de se prêter à la moindre concession, Elisabeth ne voulait même plus accorder au duc l’exercice secret de sa religion, qu’elle avait un instant offert. Pour sortir de ces interminables préliminaires, nos deux envoyés proposèrent de laisser de côté l’article de la religion. Elisabeth y accéda et se hâta d’écrire à Walsingham : « S’ils croient mettre ainsi à couvert l’honneur du duc, on ne le leur refusera pas, et faites semblant d’accepter. » En réalité, cette nouvelle mission n’avait pas fait avancer d’un pas la négociation ; ce n’est qu’avec la plus grande difficulté que les conseillers d’Elisabeth lui arrachèrent le présent d’une chaîne de 60 livres pour Larchant. Leicester, dans une lettre du 7 juillet à Walsingham, lui avoue que la reine ne s’y est pas portée avec un grand empressement, mais avec une sorte de résignation. Les résolutions d’Elisabeth étaient, la plupart du temps, subordonnées à une question de vanité. Comme on savait qu’elle était toujours très désireuse de connaître ce qu’on disait d’elle à la cour de France, on vint lui répéter qu’une grande dame, et des plus vertueuses, avait dit au duc d’Anjou : « Monseigneur, lorsque vous passerez en Angleterre, n’en usez pas comme tous les princes françois, qui vont toujours faisant l’amour aux dames. » Elle en fut très favorablement impressionnée. Le portrait du duc lui ayant été remis presque au même moment par Cavalcanti, ce simple présent fit plus sur son esprit que toutes les instances des ambassadeurs. Dès qu’elle l’eut reçu, elle fit appeler La Mothe-Fénelon, ayant hâte de lui en parler. Ce n’était qu’un simple crayon ; elle dit à La Mothe que, quoique le teint fût fort charbonné, le visage lui semblait d’une grande beauté et annonçait beaucoup de prudence et de dignité ; qu’elle était toute heureuse de reconnaître dans le duc la maturité d’un homme, car elle ne voulait pas être menée à l’église par un homme aussi jeune qu’en avait l’air le comte d’Oxford, pour que l’âge ne parût pas par trop inégal. Elle avoua à La Mothe avoir trente-cinq ans ; elle en dissimulait au moins deux. La Mothe lui répondit que les années n’avaient rien pu lui enlever de sa beauté et de ses perfections. Sa vanité étant ainsi surexcitée, elle écrivit spontanément au duc une lettre, qu’elle remit à Larchant au moment de son départ. « Monseigneur, lui disait-elle, combien que ma dignité excède ma personne et que mon royal rang me fait douter que mon royaume est plus recherché que moi-même, si est-ce que la réputation que j’ai entendue par mon ambassadeur et aussi par votre gentilhomme que avez conçu de quelques grâces miennes, me fait croire que la règle de notre affection se tirera par la force des choses plus excellentes qu’oncques ai connues en moi résider, et pourtant me fâche en pensant que mon insuffisance ne pourroit satisfaire à une telle opinion que M. de Larchant m’a déclaré que déjà en avez conçue, espérant que vous n’aurez occasion de vous en repentir de cet honneur que de jour en autre me faites. »

Larchant et Cavalcanti rentrèrent à Paris le 16 juillet. Catherine et le duc d’Anjou s’y étaient rendus de leur côté sous le prétexte de l’achat de quelques costumes pour Elisabeth. Le duc les vit le premier ; il se plaignit des difficultés que lui opposait la reine, elles lui semblaient bien dures ; il se refusait à croire que la reine voulût épouser un mari qui ne pratiquerait pas sa religion. Sur ces dernières paroles, il les congédia et les invita à se rendre chez la reine mère, qui les attendait. Catherine se plaignit également des restrictions imposées pour l’exercice de la religion de son fils ; tant que la reine ne relâcherait rien de ces conditions, il serait impossible d’aller plus avant. Elle parut regretter qu’on eût répété au duc les paroles de la reine, car ses défiances pourraient s’en accroître. Cavalcanti ne tarda pas à le reconnaître. « Le duc est si troublé, écrivait-il à Cecil, qu’il a fallu de chauds encouragemens pour le remettre au point où il semble revenu. » Walsingham s’en était également aperçu. « On remue beaucoup, écrivait-il à Cecil, pour entraver ce mariage. Le nonce, les ambassadeurs d’Espagne et de Portugal sont tous les jours en mouvement pour en détourner M. le duc. » Catherine, qui à ce moment encore désirait ce mariage, se montrait très mécontente de toutes ces menées. « L’humeur en laquelle est mon fils, confiait-elle à La Mothe, me fait beaucoup de peine. Nous soupçonnons fort que Villequier, Ligneroles et Sarret, possible tous les trois, sont les auteurs de ces fantaisies. Si nous pouvons en avoir l’assurance, je vous assure qu’ils s’en repentiront. » Charles IX ne se montrait pas moins irrité ; l’inimitié qui, plus tard, devint si violente entre les deux frères commençait à se faire jour. Une discussion très vive s’engagea entre eux à l’occasion d’une dépêche venue de Londres, discussion à laquelle assistait Catherine. « Mon frère, dit vivement Charles IX au duc, vous auriez dû être plus franc avec moi et pas me mettre dans le cas de tromper la reine Elisabeth, que j’estime et que j’honore. Vous alléguez toujours votre conscience ; mais il est un autre motif que vous n’avouez pas, c’est l’offre d’une forte somme que le clergé vous a faite, parce qu’il tient à vous garder ici comme le champion de la foi catholique ; je vous le dis franchement, je ne veux pas admettre ici d’autre champion que moi-même. Quant au clergé, puisqu’il a tant de superflu, et moi tant de besoins, les bénéfices étant à ma disposition, je m’en souviendrai et j’aviserai. Quant à ceux qui s’en font les entremetteurs, j’en raccourcirai quelques-uns de la tête. » À cette rude apostrophe le duc ne répondit rien, mais se retira dans ses appartemens, où il pleura le reste du jour.

Walsingham, en transmettant à Cecil le récit de cette scène, ajoute : « On a fait ce qu’on a pu pour me la cacher, mais la reine mère, sachant bien que j’en étois avisé, m’a prié de continuer mes bons offices et de ne pas communiquer ce que j’en avois appris. Je lui ai dit que si elle prévoyoit une rupture, il seroit mieux de terminer les choses amiablement sans les pousser trop loin. » Elle le promit, mais déjà elle s’était mise du côté du duc d’Anjou et était devenue aussi intraitable que lui sur l’article de la religion. Walsingham, si perspicace d’ordinaire, crut tout au contraire que de Foix emporterait des instructions l’autorisant à céder sur la question religieuse plutôt que de rompre. Il en explique ainsi les motifs : la mésintelligence entre la France et l’Espagne qui s’accentue ; la jalousie entre le roi et le duc d’Anjou parvenue à un état si aigu, qu’il ne se passera pas six mois qu’ils n’en viennent aux mains ; enfin le roi ne se souciant pas d’avoir son frère près de lui et le duc ayant peur d’y rester. « Depuis la mort d’Henri II, ajoutait-il, la reine mère n’a jamais tant pleuré. » Il comptait donc beaucoup sur la mission de de Foix. Aussi engageait-il Cecil à agir auprès d’Elisabeth, afin qu’elle le reçût avec de grands égards. Si par son entremise l’on n’arrivait ni au mariage, ni à une alliance, les affaires des protestans de France lui semblaient comme désespérées, les chefs le lui avaient dit, les larmes aux yeux. Nous ne sommes qu’à une année de distance de la Saint-Barthélémy, et déjà de sinistres pressentimens se faisaient jour.

De Foix allait trouver Elisabeth dans les dispositions les plus favorables. Tout récemment, en envoyant à La Mothe-Fénelon un panier d’abricots de ses jardins, elle lui avait fait dire par Leicester que c’était pour le convaincre que l’Angleterre produisait de beaux fruits. La Mothe avait répondu qu’il n’en doutait pas, mais qu’ils seraient encore plus beaux si l’on se servait de greffes de France. La réception faite à de Foix, ainsi que l’avait demandé Walsingham, fut donc exceptionnelle : le comte d’Oxford et le marquis de Northampton eurent la charge de l’accompagner ; il eut huit audiences de la reine, huit entretiens avec ses conseillers, et pourtant sans aucun résultat appréciable : « En nos conférences, écrivait Cecil à Walsingham, il y a eu autant de changemens et de variations qu’il y a eu de jours. » Elisabeth en explique la cause à son ambassadeur : « Nous n’avons rien fait jusqu’ici, parce que M. de Foix, n’étant pas satisfait de notre réponse, a tenté par toutes sortes de moyens à nous amener à la faire telle qu’il la désire ; il a demandé une tolérance pour la religion, nous l’avons refusée. » Un des articles présentés par de Foix pour régler la situation du duc portait qu’il ne serait pas contraint d’assister à des cérémonies contraires à l’église catholique. Une assez vive discussion s’engagea à ce sujet. Elisabeth, y prenant part, voulait, d’après les conseils de lord Buckurst, substituer à la rédaction de Paul de Foix la rédaction : contraires à la parole de Dieu. C’était ergoter sur des mots ; de guerre lasse. elle consentit à ce que l’on mît simplement contraires à l’église de Dieu. par la suppression de la qualification de catholique, c’était ôter à la rédaction de de Foix sa véritable signification. Cette obscurité allait mieux à Elisabeth, mais comme si elle se repentait de cette apparence de concession, elle prévenait en même temps La Mothe qu’en aucun cas, elle ne permettrait au duc l’exercice de sa religion, et elle invitait Walsingham à le lui dire.

Dans les jours qui précédèrent le retour de de Foix, on vint prévenir Charles IX et Catherine que les chefs protestans, par l’entremise de leurs amis d’Angleterre, cherchaient à entraver le mariage du duc et faisaient secrètement proposer à Elisabeth le jeune roi de Navarre. La pensée, il est vrai, leur en était venue, et nous en trouvons la trace dans les curieux Mémoires de la Huguerie, mais Charles IX, croyant cette négociation beaucoup plus avancée qu’elle ne l’était en réalité et s’en inquiétant plus vivement que la chose ne le méritait, écrivait à La Mothe-Fénelon : « Bien que le feu cardinal de Châtillon eût fait l’ouverture et démonstration bien affectionnée et ceux de la religion aussi de désirer le mariage de mon frère avec la reine d’Angleterre, néanmoins c’étoit chose que ledit cardinal et les plus grands d’entre eux ne vouloient pas, n’étant ce qu’ils faisoient que pour nous amuser. » Pour répondre à ces intrigues, il engage La Mothe, si on lui parle du mariage de Marguerite de Valois avec le prince de Navarre, de dire que c’était chose conclue et il lui recommande à La Mothe ainsi qu’à de Foix, d’avoir les yeux bien ouverts. De Foix quitta Londres le 6 septembre ; la veille de son départ, les conseillers d’Elisabeth lui touchèrent quelques mots d’une alliance intime avec la France. Ses pouvoirs étaient restreints ; il avait ordre, si la question de l’exercice de la religion n’était pas décidée, de se retirer de la négociation et de n’accepter de discussion sur aucun autre point. Il n’eut qu’à se retrancher derrière ces instructions et il engagea les conseillers d’Elisabeth à envoyer en France un personnage de crédit pour traiter à la fois du mariage et de l’alliance qu’ils semblaient si vivement désirer. Il leur désigna sir Thomas Smith, l’un des négociateurs de la dernière paix signée à Troyes, comme celui qui serait le plus favorablement accueilli.

La mission de Paul de Foix avait donc laissé la question du mariage dans la même situation et plus embrouillée encore. « Je suis persuadé, écrivait Leicester à Walsingham, qu’à l’heure qu’il est, la reine n’a aucun penchant au mariage, car nous avons porté l’affaire aussi loin que nous pouvions ; mais elle n’a jamais voulu se relâcher de l’article de la religion. À vous dire ce que j’en pense, je crois qu’elle aimeroit mieux qu’on ne la pressât pas et que les difficultés, au lieu de s’aplanir, aillent en augmentant. » Walsingham, aussitôt après le retour de de Foix, vint trouver Charles IX pour savoir quelle impression il avait ressentie de ce que de Foix avait pu leur rapporter. Tout en se louant beaucoup de la réception faite à son envoyé, Charles IX répondit simplement que « la reine lui ayant fait dire qu’elle ne consentiroit jamais à ce que le duc pût avoir la messe, il lui avoit semblé que c’étoit un prétexte pour rompre ; que pourtant il attendroit, pour y voir plus clair et asseoir son jugement, l’ambassadeur qui étoit annoncé. »

Pendant les quatre mois qui s’écoulèrent entre le départ de Paul de Foix de Londres et l’arrivée de Smith en France, la situation de l’Angleterre s’était très aggravée. « Nous manquons d’alliances, écrivait Cecil à Walsingham ; l’état est chancelant ; si l’on n’y met la main, le mal est incurable. » Il y avait, en effet, de quoi s’effrayer : à l’intérieur, la prise d’armes des nobles du Nord sous la conduite des comtes de Northumberland et de Westmoreland, chefs catholiques des vieilles et grandes maisons de Percy et de Neville ; la conspiration de Norfolk, qui s’était perdu pour Marie Stuart, dont il s’était épris sans jamais l’avoir vue ; les troubles de l’Irlande ; la guerre d’Ecosse, où l’Angleterre appuyait le jeune roi, tandis que la France soutenait Marie Stuart ; au dehors, la rupture avec l’Espagne, dont l’ambassadeur venait d’être congédié ; la bataille de Lépante, qui, en relevant la fortune de Philippe II, lui aurait permis, avec un peu plus de hardiesse qu’il n’en avait, de secourir à la fois les rebelles de l’Irlande et les catholiques de l’Angleterre. Une alliance avec la France était donc devenue une nécessité et le mariage du duc d’Anjou le meilleur moyen de l’obtenir dans de bonnes conditions. Mais comment reprendre une négociation morte, suivant l’impression de Cecil ? Depuis le départ de Paul de Foix, La Mothe-Fénelon était resté muet. Une seule fois Elisabeth avait abordé avec lui ce sujet, disant qu’il lui semblait que le duc ne comptait plus sur ce mariage et le tenait pour rompu. Et La Mothe n’avait rien répondu. Dans des circonstances aussi difficiles, le choix de l’ambassadeur à envoyer en France était embarrassant. Elisabeth avait d’abord pensé à Leicester ou à Cecil, mais dans l’état grave où était l’Angleterre, ils ne pouvaient s’éloigner. À leur défaut, elle avait jeté les yeux sur Henri Cobham, mais il s’était trouvé compromis dans la conspiration de Norfolk. Elle s’arrêta définitivement à Smith, que de Foix au départ avait indiqué. Cette nouvelle mission avait un double but : reprendre la négociation du mariage avec le duc d’Anjou, si cela était encore possible, et en tous cas traiter d’une ligue avec la France. « J’étais et je suis encore, écrivait Cecil à Walsingham, pour que la reine se marie, parce que c’est pour elle le seul moyen de régner avec sécurité et d’assurer après elle le repos de ses sujets. Elle me paraît aujourd’hui, résolue à ne pas refuser les conditions convenables qui seraient offertes par le roi de France. L’intention de la reine est si manifeste que, si l’affaire est bien conduite, elle doit réussir. » Smith, avant toute nouvelle ouverture, devait trouver quelque personnage de confiance pour l’envoyer tout communiquer à Coligny et surtout pour bien le renseigner sur les causes qui avaient amené la rupture.. Montgomery, alors en Angleterre et auquel Élisabeth s’en était confiée, avait hâté son départ pour aller lui-même s’en entendre avec Coligny. Rien n’avait été laissé de côté de ce qui pouvait faciliter la négociation ; mais Smith allait retrouver une tout autre France que celle qu’il avait laissée en 1566, lors de sa dernière ambassade. Toutes les influences tendaient à se déplacer : Charles IX, si l’on en croit Walsingham, « reconnoissant l’insuffisance de ses conseillers habituels, » avait rappelé Coligny à la cour, il lui avait rendu sa place au conseil et fait remettre 100,000 livres pour l’indemniser des pertes qu’il avait subies durant la guerre. Il avait fait plus encore ; il s’était associé et de tout cœur à son noble et grand dessein d’arracher les Flandres aux Espagnols et de les donner à la France. Un événement tragique avait précédé de quelques semaines à peine l’arrivée de Smith. Ligneroles, que peu de mois auparavant Catherine avait menacé de sa colère pour avoir détourné le duc d’Anjou de son mariage avec Élisabeth, ce même Ligneroles, qui à bon droit passait pour l’agent des Guise et de l’Espagne, avait été assassiné en plein jour, presque à la porte de la cour, par le neveu de Villequier et quelques autres gentilshommes. Dès le lendemain, Charles IX, sur la demande de Tavannes, avait octroyé le pardon aux meurtriers. « Ce n’est pas un médiocre avancement pour notre cause, » écrivait Cecil à Walsingham. Étrange et triste temps où un assassinat était considéré comme un indice favorable à un projet de mariage ! Voilà toutes les raisons qui pouvaient faire bien augurer de la mission de Smith ; mais il y avait un obstacle auquel il ne devait pas s’attendre. Catherine, qu’il croyait encore favorable à ce mariage, ne s’en souciait réellement plus ; elle s’était arrêtée à d’autres projets pour ce fils, « son idole, » comme disait Marguerite de Valois. Dès le mois d’octobre, elle avait pensé pour lui à la fille du roi de Pologne, alors-âgée de vingt-cinq ans. Après avoir formellement déclaré à l’ambassadeur de Florence, Petrucci, que son fils n’épouserait jamais qu’une princesse catholique, elle l’avait chargé de demander à Cosme de Médicis d’écrire au pape afin qu’il donnât l’ordre à son légat de Pologne de favoriser ce projet ; dans le cas où il n’y aurait aucune chance de le faire réussir, elle espérait que le pape, qui traitait le duc avec une affection toute paternelle, voudrait bien s’employer à obtenir pour lui une des parentes du roi de Pologne d’un âge plus convenable. Telle était la situation et l’état des esprits au moment où Smith arrivait à Amboise, le 1er  janvier 1572 ; il était accompagné par Henri Killegrew, qui momentanément remplaçait Walsingham, assez gravement malade.

Castelnau de Mauvissière avait été envoyé à leur rencontre, et Tristan de Rostaing les attendait à l’arrivée pour les conduire au logis que le roi leur avait destiné. Le lendemain, Paul de Foix vint rendre visite à Smith. Sa première parole fut pour lui demander s’il avait sollicité son audience. Smith répondit qu’il était bien inquiet du résultat de sa mission, et qu’avant tout il était désireux de savoir quel était le point délicat, quel était l’obstacle. De Foix lui dit que le duc se tenait toujours ferme sur la question religieuse. —-Smith répliqua que, si c’était un prétexte, ce serait des deux côtés le moyen le plus honorable d’en sortir ; qu’il ne pensait pas pourtant que ce fût le dernier mot, et qu’il n’était pas pressé de demander audience, voulant avoir le temps de s’aider de Coligny et du maréchal de Montmorency. De Foix, après avoir bien laissé parler Smith, revint sur l’obstination du duc, qui était comme affolé sur l’article de la religion, et lui conseilla de presser la négociation du mariage avant l’arrivée du cardinal Alexandrin, qu’on attendait d’Espagne et qui ferait tout au monde pour l’entraver. Smith reprit que, s’il s’apercevait que le duc fût ainsi buté, il partirait sur-le-champ pour sauvegarder l’honneur de sa maîtresse. La conversation en resta là ; mais Smith sut par d’autres sources, que la religion du duc, après s’être d’abord fixée sur Mlle de Châteauneuf, s’était portée sur une autre. Tel fut son étrange langage. Il apprit aussi que les Guise et ceux de l’entourage du duc, intéressés à ce qu’il ne quittât pas la France, cherchaient à l’effrayer sur les dangers qui l’attendaient en Angleterre, en raison de la haine de tous les Anglais contre les Français. Selon eux, il valait mieux être le maître en France, avec le titre de lieutenant-général, que le sujet de la reine Elisabeth, et le second en France que le second en Angleterre. Les catholiques, ne cessant de lui répéter qu’il y laisserait son honneur, lui proposaient de le faire duc des Flandres ou roi de Naples, ou bien encore chef sur terre de la ligue catholique, comme don Juan d’Autriche l’était des forces maritimes. Il y avait Là de quoi séduire le duc, et Walsingham l’en excusait.

Smith se décida pourtant à demander une audience ; elle lui fut accordée pour le 6 janvier. Il y avait ce soir-là bal à la cour. Catherine le reçut dans sa chambre ; Charles IX, seul, était présent. La première, elle prit la parole et lui affirma que l’unique cause de la difficulté tenait à la religion. Le duc y était si attaché, qu’il se croirait damné s’il ne la pratiquait pas. « Cette question tranchée, répondit Smith, serait-ce tout ? — Il y en a bien quelques autres concernant r honneur et la dignité du duc, reprit Catherine, mais celle-là est la principale. » Smith répliqua que le plus honorable motif de rupture, et pour la reine et pour le duc, serait la religion. « Nous ne voulons pas rompre, s’écria Catherine, je n’ai jamais rien tant désiré, mais je n’ai aucun empire sur mon fils, tant sa tête est troublée par l’idée de n’avoir pas la pratique de mon culte. » Après avoir échangé quelques banales protestations sur le désir réciproque d’arriver à un accord, Smith finit par demander à Catherine ce que le duc exigeait en fait de religion, car l’exercice secret lui en avait déjà été concédé, sauf quelques parties de la messe qui ne concordaient pas avec la parole de Dieu. Catherine répondit que son fils avait été élevé en catholique et que, s’il n’entendait pas la messe, il se croirait damné. « Mais, ne pourroit-il pas, pour quelque temps, reprit Smith, et pour éviter tout scandale, se contenter d’entendre la messe dans un oratoire ou une chapelle particulière ? — Il est devenu si dévot, reprit Catherine, qu’il entend deux ou trois messes par jour, et il observe si scrupuleusement les jeûnes, qu’il en est amaigri et tout pâle ; c’est à ce point que j’aimerois mieux qu’il se fît huguenot que de le voir ainsi compromettre sa santé. Il ne se contentera pas d’une messe basse, il veut la grand’messe avec toutes les cérémonies de l’église catholique et une chapelle ou église avec tous les prêtres attitrés, et le cérémonial à la romaine. — Pourquoi, s’écria vivement Smith, ne demande-t-il pas les quatre ordres de frères, les canons, les pèlerinages, les reliques et autres momeries ? — Mais c’est ce qu’a demande Paul de Foix, » répondit Catherine. Smith objecta les troubles inévitables qui s’ensuivraient : « Mettez-vous, madame, à la place de la reine, lui dit-il ; que feriez-vous ? — J’avoue, répondit-elle, que je serois en grand’peine. » Smith rappela alors les dangers que venait de faire courir à la reine la conspiration de Norfolk, qui s’était mis d’accord avec les catholiques d’Angleterre et avec le duc d’Albe. À ce nom, Catherine l’arrêta pour lui dire qu’elle savait par des agens sûrs en Espagne que le duc avait envoyé deux Italiens en Angleterre pour tuer la reine et qu’elle avait chargé La Mothe de l’en prévenir. Prenant à son tour la parole : « C’est dans leurs habitudes, dit Killegrew ; le capitaine Colburn, en revenant d’Espagne, ne vous avoit-il pas dit, madame, que la reine Elisabeth votre fille étoit perdue ? » Au moment de se retirer, Smith demanda une dernière fois à Catherine quelles étaient les conditions du duc : « Toutes celles qu’a demandées de Foix, répondit-elle. — De Foix savoit bien, madame, répliqua Smith, que jamais la reine n’accorderoit la messe, et maintenant, madame, vous réclamez la grand’messe, tout le cérémonial romain, et les quatre mendians et les mille diables. — Mais votre reine ne pourroit-elle pas, reprit une dernière fois Catherine, solliciter l’assentiment du parlement ? — C’est impossible, » s’écria Smith, et sur ce il se retira.

Le lendemain, Smith vit l’évêque de Limoges et l’évêque d’Orléans ; tous deux lui offrirent de mettre par écrit les conditions exigées. — « J’aimerois mieux mourir, leur dit-il, que de les envoyer à ma souveraine. » En effet, lorsqu’il transmit à Elisabeth son dernier entretien avec Catherine, elle en fut profondément blessée. Jusqu’ici elle s’était habituée à se jouer de tous ses prétendans princiers, dont les demandes réitérées satisfaisaient sa vanité ; mais être refusée à son tour, son orgueil se révoltait contre l’affront d’un pareil dédain. — « On n’est pas content, écrivait Cecil à Walsingham, de l’affaire du duc d’Anjou. Il est certain que, comme on n’a pas bien agi ici en le tirant en longueur, ce qui s’est fait par politique, aussi n’a-t-on pas agi de delà en ami. Je ne dis pas ce que je pense du mécontentement de Sa Majesté sur un sujet qu’il faut dissimuler, aujourd’hui que l’amitié est si nécessaire. »

La rupture du mariage du duc d’Anjou était donc un fait accompli. Catherine visait plus haut et plus loin ; au lieu d’une couronne, elle en ambitionnait deux pour ses deux derniers fils : celle de Pologne pour le duc d’Anjou et celle d’Angleterre pour le duc d’Alençon ; elle tenait en réserve cet imberbe prétendant, et, mettant à profit la nécessité de situation qui imposait à l’Angleterre une alliance avec la France, elle attendait l’heure de le proposer à Elisabeth.


HECTOR DE LA FERRIERE.

  1. Voyez la Revue du 15 août.