Les Projets de mariage d’une reine d’Angleterre/01

Les Projets de mariage d’une reine d’Angleterre
Revue des Deux Mondes3e période, tome 46 (p. 857-877).
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LES
PROJETS DE MARIAGE
D’UNE
REINE D’ANGLETERRE

I.
ELISABETH ET CHARLES IX.

Dans une des salles les plus retirées de ce palais de Hampton-Court que le cardinal Wolsey bâtit au temps de sa faveur, et que lui reprit Henri. VIII, mes yeux se sont arrêtés plus d’une fois sur un petit tableau du peintre Jean de Heere, dont voici le sujet : Elisabeth est debout sur la première marche du perron d’un de ses palais ; un globe est dans sa main droite, une ample robe de brocart, aux plis majestueux, fait ressortir la finesse de sa taille ; d’un œil hautain et dédaigneux, elle regarde trois femmes nues qui lui font face, ce sont, les trois déesses Junon, Minerve et Vénus, sous la forme épaisse de trois robustes Flamandes, le peintre, dans une légende en latin placée au bas du cadre, a traduit l’étonnement des trois déesses : Junon baisse les yeux, Minerve est atterrée, Vénus rougit. Leicester, sous les traits du berger Paris, n’avait point à figurer dans ce tableau, son rôle eût été inutile, les trois immortelles s’avouant vaincues.

Si exagérée que fût la flatterie du peintre flamand, Elisabeth ne dut pas la trouver trop au-dessus de l’opinion qu’elle s’était faite de sa propre personne. C’est par cette inconsciente et puérile vanité que cette femme qui a fait l’Angleterre si grande, qui par momens était si digne, si vraiment reine, s’est-elle-même un peu amoindrie. « C’était souvent plus qu’un homme, a dit d’elle le marquis de Salisbury, et souvent moins qu’une femme. » Si elle s’est laissé si facilement diviniser, la faute en est à cette foule d’adulateurs et de galans intéressés qui l’accablaient de leurs hommages et l’encensaient à qui mieux mieux. Sir Walter Raleigh, l’aventureux marin, le brillant littérateur qui un jour étendit devant elle son manteau de cour pour ne pas la laisser marcher dans la fange, Raleigh écrivait en souvenir d’elle : « J’avais la douce habitude de la voir monter à cheval comme Alexandre, chasser comme Diane, jouer de la lyre comme Orphée. » C’est aussi par les plus outrées protestations qu’Essex s’attira et retint si longtemps sa faveur. Ni Arundel, qui se ruina pour elle, ni l’ambassadeur sir William Pickering, dont elle prisait la belle mine et les grandes manières, ni Hatton, dont elle s’éprit comme danseur un jour de bal et fit plus tard un chancelier, ni le brillant comte d’Orfort, auquel elle défendait tout commerce avec sa femme, ni le jeune Tremaine, tué au siège du Havre et dont Warwick, qui commandait l’armée d’Angleterre, lui reprocha de pleurer la mort, ni même Leicester, son éternel poursuivant, ne surent comme Essex captiver et maîtriser ce cœur fantasque : avec Essex seul elle perdit ce qu’elle ne perdit avec aucun autre, sa raison. « Les deux fenêtres de votre chambre privée, lui écrivait-il durant sa campagne en Normandie, sont les deux pôles de ma sphère ; tant qu’il plaira à votre Majesté, je resterai inchangeable ; quel que soit votre pouvoir comme reine, il ne peut aller jusqu’à m’empêcher de vous aimer. » Elle ne sut jamais vieillir, et jusque dans l’âge où l’on ne doit plus croire aux paroles d’amour, elle s’y laissait encore prendre. Henri IV, le plus fin diplomate de son temps, connaissait son faible, et voulant lui arracher quelque mince subside feignait d’éprouver un tendre sentiment pour elle. M. de Beauvoir, qu’il envoya en Angleterre en 1500, — Elisabeth à cette date avait cinquante-sept ans, — raconte qu’au sortir d’une audience elle le conduisit dans sa chambre à coucher, où elle lui montra un beau portrait du roi avec des gestes si expressifs et une si vive démonstration qu’il lui sembla « qu’elle aimeroit mieux le vif, » et en l’écrivant à Henri IV, il ajoute : « Elle ne se courrouça point trop, Sire, lorsque je lui dis que vous l’aimiez. »

À son avènement, elle avait été acclamée : le peuple anglais se sentait si heureux d’être délivré de la tyrannie de la sombre Marie Tudor, que dans ce premier moment d’allégresse on avait fait d’elle un grand nombre de portraits : ne les trouvant pas à son gré, elle intima l’ordre de les détruire. Dans la proclamation qui fut répandue dans tout le royaume, il était dit : « qu’aucun portrait n’ayant réussi jusqu’à ce jour à reproduire la physionomie et les grâces de la reine. Sa Majesté avait daigné consentir à ce que Le peintre le plus habile qu’on pourrait trouver fût désigné pour faire d’elle un portrait, qui seul serait reproduit. » En dépit de sa proclamation, ses traits étaient assez fortement accusés pour qu’il fût facile d’en saisir la ressemblance. Son front était élevé et large, ses yeux noirs, vifs et perçans, son nez aquilin et dans le milieu légèrement arqué, ses cheveux de ce blond ardent qui tire sur le roux, ses lèvres minces et impérieuses, son menton court et fin, sa peau blanche comme celle de toutes les rousses. De grandeur ordinaire, elle se rehaussait par les talons élevés de ses chaussures ; sa taille était mince, mais raide et sans souplesse, son pied petit ; — elle tenait à ce qu’on l’admirât, et pour le faire valoir, dans beaucoup de ses portraits, elle le voulait chaussé d’une étroite. mule de velours bleu, recouvert d’un semis de perles. Elle avait de très belles mains ; lorsqu’elle se faisait peindre, elle exigeait qu’on les plaçât d’une manière apparente, et sans bagues aux doigts pour ne pas en altérer la finesse et le modelé ; jusqu’à la fin de sa vie, elle en fut fière. Son port était noble et dans l’ensemble On ne lui pouvait refuser un certain air de grandeur, mais il lui manqua la grâce, le charme, cette irrésistible séduction qu’elle a toujours enviée à Marie Stuart.

De nature parcimonieuse et acceptant des deux crains les riches présens que lui offraient ses sujets, elle devenait prodigue quand il s’agissait de se parer ; à sa mort, on trouva dans ses coffres plus de trois mille robes. Elle s’habillait tantôt en Junon, le plus souvent en Diane, quelquefois à l’italienne ou à la française. Elle demanda un jour à Melvil, l’ambassadeur de Marie Stuart, dans quelle toilette elle était le plus à son avantage ; il répondit que c’était à l’italienne, la coiffure alors faisant ressortir la beauté de ses cheveux. À demi satisfaite, elle insista pour savoir qui d’elle ou de Marie Stuart avait les plus beaux ; il répondit en courtisan habile qu’il n’y avait pas en Angleterre de femme qui lui fût comparable, mais qu’en Écosse Marie Stuart passait pour la plus belle.

C’était bien la digne fille d’Henri VIII ; elle tenait de lui sa violence et ses emportemens. « J’ai des colères de lionne, disait-elle d’elle-même ; elle souffleta un jour sir Henri Killegrew, qui revenait sans Hatton, qu’il avait ordre de lui ramener ; elle souffleta aussi miss Bridges, qu’Essex regardait de trop près ; elle brisa le doigt de miss Kidmure, l’une de ses filles d’honneur.

Son éducation avait été très soignée, très forte ; des mains de Grindall, son premier précepteur, elle avait passé dans celles du savant Roger Ascham, qui, dans ses lettres à Sturmius, parle avec admiration de son élève : « Elle avait, disait-il, une force virile d’application, une mémoire prompte et sûre ; » elle avait lu avec lui tout Cicéron et une partie de Tite-Live, et commençait invariablement sa journée par la lecture du Nouveau-Testament en grec et de saint Cyprien, son théologien favori. Lors de la réception splendide qu’on lui fit à Cambridge, en 1594, elle répondit en latin aux discours des graves professeurs de cette université : elle parlait avec facilité le français, l’italien, l’espagnol et l’allemand. L’ambassadeur vénitien, Giovanni Michieli, qui la vit à l’âge de vingt-trois ans, avait bien deviné ce qu’elle deviendrait un jour : « Elle est, disait-il, d’un esprit et d’une habileté admirables, comme elle l’a fait voir du vivant de Marie Tudor, en sachant si bien se gouverner au milieu des soupçons dont elle était l’objet et des périls qui l’entouraient. Son jugement fin et pénétrant, son application profonde, son caractère hautain et adroit, son active ambition, la destinent à être une grande reine. » Moins d’un mois après qu’elle eut succédé à Marie Tudor, l’ambassadeur d’Espagne écrivait à Philippe II : « Elle ordonne et fait ce qui lui plaît, aussi absolument que Henri VIII son père. »

Telle était la femme dont les trois fils de Catherine, tour à tour, sollicitèrent la main. Cette longue comédie dura dix-huit ans ; Elisabeth y joua jusqu’au bout le rôle de jeune première, tenant à justifier cette devise qu’elle s’était donnée sur le tard : Semper eadem ; Toujours la même. Avant d’en arriver aux trois fils de Catherine de Médicis, la liste des prétendans à sa main est bien longue. Si nous laissons de côté le duc de Savoie, dont elle ne voulut pas, du temps de Marie Tudor, Philippe II, parmi les princes étrangers, est le premier en tête ; elle avoua à notre ambassadeur, La Mothe-Fénelon, qu’elle l’avait refusé par motif de conscience, ne voulant pas épouser son beau-frère ; puis vinrent les deux rois de Suède et de Danemarck ; elle prétendit plus tard n’avoir pas attendu plus de huit jours pour décliner leur offre ; mais celui qu’elle traîna d’année en année, c’est l’archiduc Charles, le frère de l’empereur Maximilien, qui ne réussit pas mieux auprès de Marie Stuart.

On se demande avec étonnement qui eut le premier la singulière idée de marier Charles IX, ayant à peine quatorze ans, avec une femme âgée de plus de trente. Ce fut le prince de Condé, et voici dans quelles circonstances. Au sortir de la première guerre civile, injurié par Calvin qui l’accusait d’avoir trahi la cause protestante en signant la paix d’Amboise, harcelé par l’ambassadeur d’Angleterre, sir Thomas Smith, qui lui réclamait opiniâtrement les sommes avancées à Coligny et à lui pour soutenir leur parti, et dont le Havre, que les Anglais détenaient encore, avait été la garantie, Condé, pour sortir de cette situation difficile, eut recours à cet expédient. Un jour que Smith était trop pressant, il lui demanda brusquement s’il était vrai que les lords et les principaux membres des communes invitassent la reine à épouser Robert Dudley ; elle n’en avait pas encore fait un comté de Leicester, car c’était au mois d’avril 1563 qu’avait lieu cet entretien. Smith répondit qu’en effet le mariage de la reine était unanimement désiré par la nation, mais qu’aucun prétendant, soit étranger, soit Anglais, n’avait été jusqu’ici désigné. Condé, poussant plus loin ses questions, lui demanda s’il n’y avait pas quelque promesse secrète échangée entre la reine et Dudley. Smith répondit qu’elle avait beaucoup d’affection pour Dudley, mais qu’elle ne s’abaisserait jamais jusqu’à épouser un de ses sujets. Enhardi par cette réponse, Condé n’hésita plus et lui proposa à brûle-pourpoint Charles IX, et avec sa faconde Si habile et si colorée il passa en revue rapidement tous les avantages de cette union : la reine deviendrait la plus puissante princesse du monde ; elle pourrait faire la loi à tous les papistes. Smith lui objecta l’inégalité d’âge : le roi serait à peine un homme qu’elle serait déjà une vieille femme ; on pourrait dire d’elle ce qu’on disait de la reine Marie, sa sœur, qu’elle était la grand’mère du prince d’Espagne ; puis il appuya sur les répugnances et les préjugés des Anglais à l’endroit des étrangers. À cette objection Condé répondit que l’on pourrait convenir que tous les emplois seraient réservés aux Anglais, que si la reine n’avait qu’un enfant, il séjournerait en Angleterre, et s’il y en avait deux, la couronne d’Angleterre appartiendrait au second. L’entretien en resta là et Condé ne le reprit plus ; mais quelques mois plus tard, le Havre ayant été repris sur les Anglais, au cri de : « Vive la France ! » et une paix glorieuse ayant été conclue avec l’Angleterre au mois d’avril 1564, Catherine de Médicis revint à l’étrange projet de Condé. Lors du séjour qu’elle fit à Marseille, au mois de novembre 1564, en se rendant à l’entrevue de Bayonne, elle apprit de source certaine qu’Elisabeth venait d’envoyer en Allemagne Mundt, un de ses plus habiles agens, pour renouer la négociation de son mariage avec l’archiduc Charles. En flattant la vanité d’Elisabeth, toujours satisfaite quand on lui faisait des propositions de mariage, voulait-elle entraver celui de l’archiduc ? L’orage protestant, depuis qu’elle s’approchait de Bayonne, commençait à se reformer derrière elle, voulait-elle neutraliser le mauvais vouloir d’Elisabeth et en cas d’une nouvelle prise d’armes, enlever par avance aux chefs protestans l’appui de l’Angleterre ? Voulait-elle enfin, par cette diversion, exercer une pression sur Philippe II et le rendre moins défavorable aux projets de mariage qu’elle se réservait de mettre en avant à l’entrevue de Bayonne ?

Quel que fût son but, Catherine se décida à s’en ouvrir d’une manière détournée à sir Thomas Smith, qui la suivait dans ce long voyage. Dans un de ces entretiens familiers qu’elle avait souvent avec lui, elle lui demanda si la reine Elisabeth avait choisi ceux qu’elle devait désigner pour recevoir le collier de l’ordre de Saint-Michel. Smith lui ayant répondu que la reine voulait réfléchir encore avant de choisir Robert Dudley et un autre : « À quand son mariage, répliqua-t-elle, et pourquoi n’épouse-t-elle pas Dudley ? » À la première question Smith répondit qu’il n’en savait rien ; à la seconde qu’il ne pouvait dire ni oui, ni non. À diverses reprises, les membres, du parlement l’avaient invitée à se marier, mais sans lui désigner personne, s’en remettant uniquement à son choix. « La raison en est bien simple, reprit Catherine ; ils préfèrent, un Anglais à un étranger. » Smith observant qu’il y avait des raisons pour et contre et que les opinions étaient partagées : « Quelle est la vôtre ? » lui dit-elle. Et comme il ne répondait pas : « On voit bien, reprit-elle, que vous aimez Dudley ; si cela ne dépendait que de vous, ce ne serait pas long. » Il répondit qu’en effet il aimait Dudley et qu’en tout temps il était prêt à lui rendre service. Au moment où il allait la quitter, elle lui dit à mots couverts qu’elle serait heureuse de voir la reine agréer le roi son fils ; mais elle laissa passer encore deux mois avant d’en écrire à notre ambassadeur à Londres et de le charger officiellement de la proposition. Pour lui faciliter la tâche, elle fit écrire à Elisabeth par Mme de Crussol, sa plus intime confidente, une de ces lettres ambiguës dont il faut chercher le sens à travers les lignes.

Mme de Crussol passait pour à demi protestante, c’était la langue la plus affilée de la cour ; le jeune roi l’appelait sa vieille lanterne et se disait son jeune falot. Catherine ne pouvait choisir une plus fine interprète de sa pensée. Après force protestations des sentimens d’amitié que Catherine portait à la plus parfaite sœur qu’elle eût au monde et force complimens « sur les grâces et perfections que Dieu avoit mises en Elisabeth, » Mme de Crussol terminait ainsi sa lettre : « Je vous dirai davantage, Madame, que, si mes souhaits avoient lieu, vous ne seriez, avec une bonne occasion, sans espérance de nous voir un jour ; si j’étois une des poupines que Sa Majesté vous envoie présentement, je vous en dirois davantage. »

Le choix que Catherine avait fait de Paul de Foix pour négociateur du mariage de Charles IX. était des plus heureux. Arrêté en plein parlement avec Dubourg et du Ferrier, dans la mémorable séance présidée par Henri. Il et qui précéda de : si peu de jours sa mort, de Foix, mis à l’écart sous François II pour ses opinions religieuses, était rentré en faveur sous la régence de Catherine, et il devait à sa tolérance en fait de religion la haute situation qu’il s’était faite en Angleterre. C’est dans les premiers jours de lévrier 1565 que lui parvint la lettre de Catherine. Sans perdre une heure, il sollicita une audience qui fut remise au dimanche suivant, 14 février. Elisabeth le reçut dans la salle de présence et s’excusa de ce retard sur une légère indisposition ; après quelques paroles insignifiantes échangées de part et d’autre, de Foix lui dit qu’il avait quelque chose de plus particulier à lui communiquer, mais qu’il désirait l’entretenir dans un lieu plus secret.

Elisabeth l’emmena dans sa chambre ; là, après quelques mots de préambule, il lui lut la dépêche qu’il avait reçue. Catherine, dans sa lettre, après force complimens sur les vertus et les grâces d’Elisabeth, se disait la plus heureuse des mères si de l’un de ses enfans elle avait une fille de sa bien-aimée sœur. Puis, connaissant bien toutes les exigences d’Elisabeth sur le physique, elle se hâtait d’ajouter : « qu’elle trouveroit tant au corps qu’à l’esprit du roi son fils de quoi la contenter. » En écoulant cette lettre fort inattendue, Elisabeth changea plusieurs fois de couleur. La lecture finie, elle remercia de Foix avec effusion du grand honneur que la reine mère lui faisait, soupirant toutefois de n’être pas plus jeune de dix ans. Elle regrettait une si grande différence d’âge ; elle en redoutait les inconvéniens et pour elle et pour le jeune roi ; elle risquait d’être bientôt délaissée, comme l’avait été sa sœur Marie par le prince d’Espagne. Paul de Foix chercha à la rassurer ; la reine mère savait très bien son âge et elle espérait d’elle de nombreux enfans. Mais, insistant, Elisabeth ajouta qu’elle aimerait mieux mourir que d’être méprisée et abandonnée ; du côté de ses sujets, elle n’avait à craindre aucune opposition, ils se conformeraient toujours à ses intentions, quoiqu’ils désirassent pourtant qu’elle épousât un Anglais ; mais en Angleterre, il n’y avait que le comte d’Arundel à qui elle pût se marier, mais il en était plus éloigné qu’il n’y a de distance de l’orient à l’occident. Quant au comte de Leicester, elle avait toujours estimé sa vertu, mais elle avait trop le sentiment de son honneur et de sa grandeur pour l’admettre et le souffrir comme son compagnon et son mari. Paul de Foix lui ayant demandé de tenir cette affaire secrète, elle répondit : « qu’elle avait assez fait preuve de savoir se taire au temps de la reine Marie ; si elle se fût en rien découverte, il lui en eût coûté la vie. » Elle demanda quelques jours pour réfléchir et lui promit de le faire appeler prochainement.

Elle consulta d’abord Cecil, son confident habituel. Le dogmatique et prudent ministre, pour plus de clarté, rédigea ses observations en latin : la première objection était relative à l’âge, celui de la reine étant le double de celui du roi ; la seconde concernait la succession : l’Angleterre pouvait un jour se trouver subordonnée à la France ; la troisième avait trait aux situations respectives des deux royaumes : la France, en contestations perpétuelles avec le roi d’Espagne pour l’Italie, avec l’empereur d’Allemagne pour Metz, entraînerait fatalement dans ses luttes l’Angleterre, qui par sa position semble providentiellement destinée à la paix. Il continuait par quelques mots sur la différence de constitution et le danger pour le peuple anglais de laisser ses libertés dans cette aventure. Comme conclusion, ce mariage présentait, selon lui, beaucoup d’inconvéniens pour l’Angleterre, aucun pour la France, et lui semblait suspect.

Elisabeth fit appeler Paul de Foix le 17 février ; elle lui dit qu’elle avait cru rêver en se rappelant ce qu’il lui avait proposé. Elle n’en avait parlé à aucun de ses conseillers, ce qui n’était pas exact, car elle reprit toutes les objections de Cecil, y ajoutant qu’elle ne pouvait se marier sans l’assentiment du parlement. Paul de Foix ne resta pas sans réponse : « Il y avait grande différence entre les mariages des rois et ceux des particuliers ; ceux-ci peuvent en tout temps trouver des partis convenables, mais les rois doivent oublier leur propre personne pour assurer le bien de leurs sujets. Charles IX apportait à la reine la fleur de sa jeunesse ; les inconvéniens, s’il y en avait, seraient donc de son côté. Ils auraient certainement des enfans, et quand ils n’en auraient pas, la reine demeurerait toute-puissante, comme elle l’est aujourd’hui ; elle n’aurait pas à s’absenter de l’Angleterre, le roi viendrait l’y voir. Et, quant à l’assentiment du parlement, il lui rappela que, trois jours auparavant, elle lui avait dit que son mariage dépendait d’elle seule. Du reste, il serait facile de prévenir, par de bonnes conventions, tous les inconvéniens qu’elle paraissait redouter. » — Mais si le roi y contrevient, qui l’appellera en justice ? répliqua-t-elle. — De Foix, prenant cela pour un refus, répondit que la reine-mère, encouragée par les propos qu’il lui avait mandé que la reine Elisabeth avait tenus du roi son fils, avait eu d’elle-même cette pensée, mais qu’il voyait bien que l’affection de la reine avait pris place ailleurs et que peut-être même elle était engagée. Elle reprit que ce n’était pas un refus, qu’elle le priait de soumettre à la reine-mère les difficultés qu’elle entrevoyait ; dès qu’elle aurait reçu sa réponse, elle examinerait plus à fond son offre ; c’était la première fois qu’on lui en parlait, elle ne pouvait en dire plus, ni faire mieux. L’ambassadeur était debout, elle fit approcher un siège et le remercia longuement du rapport flatteur qu’il avait fait d’elle au roi et à la reine-mère ; et sur ces bonnes paroles, elle lui donna congé, lui promettant de lui envoyer Cecil dans un ou deux jours.

En effet, le lendemain, il reçut la visite de Cecil, qui lui dit qu’il venait de la part de la reine pour causer avec lui des propos qu’il avait eus la veille avec elle. Avant d’entrer en matière, de Foix lui dit qu’il désirait savoir si c’était vraiment l’intention de la reine d’y donner suite ; à plusieurs reprises, elle lui avait déclaré qu’elle ne se marierait jamais à l’un de ses sujets. Avec de grands sermens, Cecil affirma qu’il en était ainsi et qu’elle n’épouserait jamais un Anglais, pas même Leicester, qu’elle aimait pour ses vertus, non comme un sujet, mais comme un frère ; puis, sous une forme adoucie, il reprit une à une toutes les objections qu’il avait suggérées à Elisabeth. De Foix plaida de nouveau sa cause et proposa ce qu’avait déjà proposé Condé, de faire régner l’aîné des fils en France, le second en Angleterre ; ajoutant que l’appui de la France préserverait à jamais l’Angleterre de toute menace d’invasion. Cecil répliqua fièrement que l’Angleterre n’avait rien à redouter ; de Foix se borna à lui rappeler les diverses invasions qu’elle avait déjà subies. En le quittant Cecil lui promit de mettre par écrit ses observations ; cependant à quelques jours de là, de Foix, les ayant réclamées, il s’y refusa ; avant d’aller plus loin, la reine voulait avoir la réponse de Catherine. Paul de Foix fit donc partir sur-le-champ son secrétaire, afin de rendre compte à la reine-mère de l’état des choses et rapporter la lettre qu’exigeait Elisabeth. De Foix avait fait promettre à Elisabeth de garder le secret de sa négociation, mais elle n’en tint pas compte et raconta tout à Gusman de Silva, l’ambassadeur d’Espagne. « On prétend, lui dit Silva, que Votre Majesté épouse le roi de France. Elle baissa un peu la tête et se mit à rire, puis elle ajouta : « Je veux bien me confesser à vous, puisque nous sommes en carême et que vous êtes mon ami. Il a été traité de mon mariage avec le roi catholique, avec le roi de France, avec les rois de Suède et de Danemark. — Et avec l’archiduc Charles aussi ? reprit Silya. — C’est vrai, répondit-elle. Votre prince royal est le seul qui ne m’ait pas été proposé. — La raison en est claire, dit Silva, en l’interrompant : notre roi a dû croire que vous ne vouliez pas vous marier ; lui, qui est le plus grand prince de la terre et auquel vous, avez de grandes obligations, Votre Majesté me l’a dit, vous a offert sa main et vous ne l’avez pas acceptée. — Cela n’est pas aussi clair pour moi, répliqua Elisabeth ; dans ce temps-là, je pensais beaucoup moins à me marier, et même aujourd’hui, si je pouvais désigner un successeur, je ne me marierais pas ; je n’y ai jamais été bien portée, mais mes sujets m’en pressent tant que je ne pourrai m’en dispenser. Une femme qui ne se marie pas est exposée aux propos du monde ; on lui suppose ou des imperfections ou de vilains motifs. On disait de moi que je ne me mariais pas parce que j’étais attachée au comte de Leicester et que je ne pouvais l’épouser parce qu’il avait une femme. Aujourd’hui il est veuf, et je ne l’épouse pas davantage. Dieu connaît ma pensée et mon âme, qui sont bien différentes de ce qu’on suppose ; mais enfin, si j’épousais le roi de France, qu’en penseriez-vous ? — Que le chemin, répondit Silva, n’est ni bon ni court, et que, même dans un chemin large il y a toujours de mauvais pas. »

Le 3 mars, de Foix, ayant été prévenu par une dépêche que le jour de l’arrivée de la reine d’Espagne à Bayonne était enfin fixé, se servit de ce prétexte pour revoir Elisabeth ; elle répondit qu’elle était très aise de ce que ni les fatigues de ce long voyage ni les rigueurs de ce rude hiver n’avaient altéré en rien les santés de leurs majestés, qu’elle s’associait à la joie qu’elles en ressentaient et regrettait de n’avoir pas la bonne fortune d’y assister comme une troisième reine ; puis, passant au projet de son mariage, elle dit à de Foix que, si elle n’avait pas voulu que Cecil mît par écrit les objections qu’il lui avait faites, c’est qu’en réalité il n’y en avait qu’une, celle de l’âge, et elle demanda si Castelnau de Mauvissière, en allant en Écosse, apporterait enfin la réponse de Catherine. De Foix lui dit qu’il l’attendait de jour en jour. La conversation, venant alors naturellement sur Charles IX, elle ajouta que Smith lui avait dernièrement écrit que le jeune roi croissait merveilleusement et qu’après une absence de trois semaines à peine l’avait-il reconnu, tant il avait grandi et qu’il parviendrait à la hauteur de son père. Ce jour-là, le chancelier avait invité de Foix à souper avec la reine ; elle fit asseoir notre ambassadeur à côté d’elle ; elle paraissait toute joyeuse ; elle but à la santé du roi. Après le souper, on joua devant elle la tragédie de Sophonisbe, qui fut suivie par des mascarades ; elle avait gardé de Foix auprès d’elle et lui parla du royaume de France, de sa grandeur, des passe-temps accoutumés de la cour et du grand nombre de dames qui en faisaient l’ornement ; « comme personne, écrit de Foix, qui se délecteroit de choses qu’elle e.-père posséder un jour. »

Tandis que de Foix poursuivait son illusoire négociation, Catherine, durant le séjour qu’elle fit à Bordeaux au mois d’avril, avait de son côté un nouvel et long entretien avec Smith. Déprime abord elle lui dit qu’il n’y avait que trois objections sérieuses. La première c’était l’âge de son fils ; mais si la reine s’en accommodait, elle s’accommoderait de l’âge de la reine. — Le jeune roi appuya sur ces dernières paroles : « Je voudrais bien, dit-il, que votre maîtresse se contentât de mon âge comme je me contente du sien. » La seconde difficulté, c’était l’obligation pour la reine de résider en France. — Smith en convint. « Mais ne pourrait-elle trouver dans son entourage, reprit Catherine, un lieutenant pour gouverner en son absence ? — Le peuple anglais n’obéit pas si facilement, observa Smith, et les lieutenans deviennent souvent fort insolens. » Catherine tint cela pour peu de chose ; d’ailleurs son fils pourrait résider de temps en temps en Angleterre. La troisième difficulté, c’était le mécontentement du peuple et de la noblesse, que la reine semblait redouter ; mais réunies, les deux nations seraient si fortes qu’aucun trouble n’était à craindre, que pas un souverain n’oserait aller contre. Smith lui fit observer que ses instructions très limitées ne lui permettaient pas de répondra. « Si le roi avait trois ou quatre ans de plus, ajouta-t-il, s’il avait vu la reine et si vraiment il avait de l’amour pour elle, je m’étonnerais moins de cet empressement. — Mais, en vérité, je l’aime, s’écria vivement le jeune roi. — À votre âge, lui répondit Smith, on ignore encore ce que c’est que l’amour ; mais bientôt ; vous passerez par là ; c’est bien la chose du monde la plus folle, la plus impatiente et la moins respectueuse qu’il se puisse. » À ces mots, le roi rougit et Catherine répondit pour lui : « Ce n’est point un fol amour. — J’en conviens, reprit Smith, mais c’est parce qu’il doit reposer sur de sérieuses raisons, de grandes et dignes considérations qu’il ne faut s’y engager qu’après de mûres délibérations. » Pour atténuer ces dernières paroles, il dit que la reine, jusqu’à ce qu’elle eût pris une détermination définitive, ne prêterait l’oreille à aucune autre proposition, mais qu’elle entendait rester libre de dire oui ou non. En donnant congé à Smith, Catherine insista pour qu’on abrégeât le délai de la réponse, car le roi comptait être à Bayonne le 12 mai. Smith se rejeta, sur la longueur de la distance et sur le désir exprimé par Elisabeth de consulter les chefs de sa noblesse. Catherine lui dit que, d’après ce que lui avait mandé Paul de Foix, elle les aurait tous sous sa main le 23 avril, jour de la fête de Saint-George. L’entretien en resta là, mais le lendemain, pour répondre à l’objection de Smith sur l’âge du roi, elle lui opposa l’exemple de Cecil, qui avait eu un fils à l’âge de quinze ou seize ans.

Le secrétaire de Paul de Foix arriva à Londres le 20 avril ; il apportait une lettre de Catherine ; Paul de Foix alla sur-le-champ la mettre sous les yeux d’Elisabeth. Catherine, dans sa lettre, rappelait qu’il lui serait bien difficile d’attendre plus longtemps la décision d’Elisabeth, car sans aucun doute des propositions de mariage pour le jeune roi seraient faites à Bayonne et, pour les écarter, il faudrait avoir quelques bonnes raisons à alléguer. Si la reine lui faisait connaître ses intentions, elle ne tiendrait aucun compte de tous les avantages qui lui seraient offerts ailleurs. À « cette mise en demeure Elisabeth ne répondit que par de banales protestations d’amitié. Paul de Foix se plaignant de ce qu’elle ne s’en était encore ouverte qu’à Norfolk, ; elle s’excusa sur le retard de la fête de Saint-George, remise à huit jours ; la cérémonie passée, elle promit d’en parler à.ses principaux conseillers., De Foix, insistant pour avoir une réponse avant le 12 mai, elle se plaignit à son tour de ce que Catherine la pressait trop ; l’entrevue de Bayonne ne devait avoir lieu que le 20 mai, il n’était donc pas nécessaire d’avoir une réponse avant le 12. Tous ces retards, toutes ces réserves tenaient à ce qu’Elisabeth attendait un ambassadeur de Maximilien ; qui venait de nouveau lui proposer la main de l’archiduc Charles. Il arriva en effet le 3 mai et se nommait Adam Swetkowitz ; il venait soi-disant pour rapporter les insignes de l’ordre de la Jarretière, dont feu l’empereur Ferdinand était chevalier.

Durant tout le mois de mai les pourparlers continuèrent ; aux mêmes objections de Foix opposait les mêmes répliques. Pour gagner du temps, Elisabeth élevait des doutes sur la sincérité de Catherine ; à l’entendre, en lui offrant son fils, elle ne voulait qu’écarter l’archiduc ; elle était dans le vrai ; toutes les deux jouaient leur jeu : Catherine traitait, dans le moment même, du mariage de Charles IX avec une des filles de Maximilien. Le cardinal de Lorraine en avait porté les premières paroles lors de son voyage à Inspruck, en 1563, et la réalisation de ce projet ne dépendait plus que de l’accueil que Philippe II y ferait.

De son côté, Elisabeth faisait semblant d’avoir pris en sérieuse considération la proposition de l’archiduc Charles. Norfolk, Sussex, ennemis de Leicester, l’appuyaient chaudement. Cecil avait de fréquentes entrevues avec Swetkowitz et lui avait même communiqué le contrat de mariage qui, dix ans auparavant, avait été passé entre la reine Marie et le prince d’Espagne. Elisabeth invitait Swetkowitz à dîner dans ses appartemens privés ; elle jouait du luth et de l’épinette devant lui, la plus haute marque de sa faveur. De Foix croyant la négociation sérieusement engagée, tint à s’en expliquer ; il profita d’une invitation qu’il avait reçue pour assister à un tournoi à Greenwich ; mais ce jour-là il ne put obtenir de la reine aucune réponse positive. Quelques jours plus tard, il lui en parla de nouveau. Cette fois elle affirma qu’elle n’avait donné aucune espérance à l’archiduc et, pour couper court, elle prétendit avoir reçu des lettres d’Espagne qui la prévenaient que le roi cherchait à prendre parti ailleurs ; elle avait tout dernièrement envoyé en France Somer, un des négociateurs de la paix signée à Troyes, en 1564 ; il devait rejoindre la cour à Bayonne ; elle manifesta le désir de l’attendre avant de donner, une réponse définitive ; mais dans ces paroles se trahissait de plus en plus un refroidissement marqué ; de Foix s’en rendit bien compte, mais toutefois sans en deviner la véritable cause. Tout en faisant si bon accueil à l’envoyé de Maximilien, Elisabeth ne pensait nullement à l’archiduc Charles, elle avait reporté toutes ses vues sur Leicester ; mais comment concilier cette nouvelle évolution avec la proposition que tout récemment elle avait faite à Marie Stuart d’épouser son favori, lui promettant, si elle y consentait, de la désigner pour son héritière ? C’est qu’en réalité ce n’était qu’un moyen de barrer le chemin à d’autres prétendans ; mais elle ne le lui aurait jamais cédé. Randolph, son ambassadeur en Écosse, ne s’y était pas trompé : « Quand bien même la reine Marie, écrivait-il à Cecil, serait disposée à oublier sa dignité au point d’écouter cette proposition, il resterait une plus grande difficulté : Sa Majesté voudrait-elle se séparer de Leicester ? » Elle avait avoué à de Foix qu’elle ne pouvait laisser passer un jour sans le voir au moins une fois. « C’était son petit chien ; dès qu’il entrait quelque part, on disait qu’elle allait venir. »

Marie Stuart ayant un instant paru prêter l’oreille plus sérieusement à l’offre de Leicester, Elisabeth en prit sur-le-champ ombrage, et ce fut elle, Cecil le dit, qui encouragea et favorisa secrètement le départ de Darnley pour l’Écosse, comptant sur le charme de ce gentil étourneau, ainsi qu’elle l’appelait, dont Marie Stuart en effet ne sut pas se défendre. Melvil et Castelnau de Mauvissière, notre envoyé en Écosse, l’affirment également. En fait de dissimulation, Elisabeth n’avait donc rien à envier à Catherine. Quelques jours après le départ de Darnley pour l’Écosse, de Foix la trouvant qui jouait aux échecs dans une grande galerie, lui dit, entre autres propos, qu’à ce jeu-là la perte d’un pion entraînait souvent celle de la partie, oc Cela est vrai, répondit-elle ironiquement, Darnley n’est qu’un pion, mais il pourra bien faire mat la reine d’Écosse. » Et elle affecta de se plaindre de lady Lennox, la mère de Darnley, « se promettant de lui faire du pire qu’elle pourroit, ainsi qu’à son fils. » De Foix en profita pour lui dire qu’il n’y avait rien en Écosse que l’on redoutât plus que son mariage avec Charles IX. Lethington, l’envoyé de Marie, durant son séjour à Londres, avait tenu les pires propos pour le faire trouver mauvais. Elle avait sous sa main un véritable bouclier ; pourquoi ne le prenait-elle pas ? — Elle répondit qu’elle ne se sentait pas digne d’un semblable bien. Sa décision était bien arrêtée, elle n’avait jamais voulu de Charles IX, elle n’en voulait pas davantage ; mais vis-à-vis de Catherine, il lui répugnait de se donner le grief d’un refus, il fallait en rejeter la responsabilité sur ses conseillers ; c’était sa manière de procéder.

Elle invita donc Paul de Foix à se rendre, le 12 juin, à Westminster, pour assister à la séance du conseil : il y trouva réunis Leicester, le grand chambellan Howard, Cecil, le marquis de Northampton. Cecil par la le premier et demanda à de Foix ce qu’il avait à leur proposer ; — De Foix répondit qu’il n’avait rien à proposer, qu’il n’était venu que pour entendre leurs objections et y répondre. Alors Northampton, au nom de tous, prit la parole, La principale difficulté qu’il invoqua, ce fut l’âge et le peu de chances qu’avait la reine d’avoir des enfans du roi. De Foix, lui répondit qu’il pensait autrement, le roi venant d’entrer dans sa seizième année. Northampton répliqua gravement que d’ordinaire avant vingt ans on n’avait pas d’enfans. Aucune autre objection, ne fut mise en avant. Au sortir de cette conférence, de Foix se rendit auprès d’Elisabeth ; elle trouva fort étrange que ses conseillers n’eussent pas soulevé d’autres difficultés. Pour éviter de répondre directement, elle prit encore pour excuse le retour de Somer ; mais en réalité, il n’avait été envoyé à Bayonne que pour tout observer et en faire part à Elisabeth. Pris de dégoût, découragé, de Foix se plaignait amèrement de cette cour, où il n’avait rencontré que pièges et dissimulations. Le seul service qu’il croyait avoir rendu, c’était d’avoir, avec l’aide de Leicester, écarté l’archiduc Charles, mais Leicester n’avait travaillé que pour sa propre fortune, et Charles IX et l’archiduc Charles mis de côté, il demeurait seul à prétendre à la main d’Elisabeth.

Après Cecil, Leicester est la plus grande personnalité du règne d’Élisabeth. Dans les projets de mariage, de la reine, du moins, il a joué le principal rôle ; il y a donc intérêt à rappeler les causes d’une faveur qui s’est invariablement soutenue. Il était ne la même aimée, le même jour qu’Elisabeth et, dans un temps où l’on croyait à l’influence de la conjonction des astres, on attribuait à cette singulière coïncidence la sorte d’attraction qui attira toujours la reine vers lui. Mis à la Tour sous la terrible Marie Tudor pour avoir, suivi avec son père la fortune de la pauvre Jane Grey, il s’y trouva avec Elisabeth, prisonnière comme lui. C’est là que commença leur intimité. Depuis la sortie d’Elisabeth de la Tour, à plusieurs reprises, il lui avait envoyé de l’argent dont alors elle manquait souvent. Le premier, avec Cecil, il vint lui annoncer la mort de Marie ; elle était assise dans le parc de Hatfield, sous un grand chêne dont le vieux trône mutilé est encore debout. « Sois le bienvenu, Robert, lui dit-elle ; je puis maintenant faire bonne mine à mon compagnon de la Tour. » De Cecil elle fit son premier ministre, de Dudley son premier écuyer. Quelques jours plus tard, elle le nommait chevalier de l’ordre de la Jarretière, l’associant dans cette faveur aux plus grands noms d’Angleterre, lui, l’homme nouveau, comme l’appelle l’historien Camden, qui ne remontait qu’à deux générations et dont le père et le grand-père avaient été décapités, le premier sous Henri VIII, le second au commencement du règne de Marie Tudor. Quelques années plus tard, elle lui donna le titre de comte de Leicester. La cérémonie s’en fit à Westminster avec la plus grande pompe ; son favori était à genoux devant elle ; elle voulut placer elle-même la couronne de comte sur sa tête, le flattant de la main, lui prodiguant les caresses. La cérémonie ; achevée, s’ adressant à Melvil, l’ambassadeur de Marie Stuart, qui était à ses côtés : « Comment le trouvez-vous ? » lui dit-elle. Sa réponse ne la satisfaisant pas, elle lui montra du doigt lord Darnley, qui portait l’épée royale : « Je sais, ajouta-t-elle avec dédain, que cette grande perche vous plaît davantage. »

Comme homme, Leicester devait en effet lui plaire : grand et bien fait, sa tête était belle et nullement déparée par la hauteur disproportionnée de son front ; très soigné dans sa personne, la barbe et les cheveux toujours parfumés, il s’habillait avec une royale magnificence, affectant de porter à sa toque de velours noir une plume de cygne, allusion équivoque à la soi-disant pureté virginale de la reine ; mais ce n’est pas à ses avantages extérieurs qu’il dut uniquement sa haute fortune et sa persistante faveur ; il la dut surtout à son habileté, à sa profonde dissimulation, et à son audace. Il le dit lui-même à notre envoyé, sa force, c’était de connaître mieux que personne Elisabeth et d’obéir passivement à son premier ordre assuré qu’il était de ramener plus tard à ce qu’il voudrait cette nature tout à la fois violente et variable. Lorsqu’elle lui proposa d’épouser la reine d’Ecosse, il accepta ce rôle, mais secrètement il s’en fît excuser par Melvil auprès de Marie, se disant indigne d’elle et mettant cette hardiesse sur le compte de Cecil, son ennemi mortel. Lors des conférences qui eurent heu à Berwick pour arranger ce mariage, il écrivit à Bedford, l’un des négociateurs, pour le prier de faire échouer ce projet. Pour parvenir à épouser Elisabeth, il ne recula devant aucun moyen ; il chercha d’abord à la compromettre en plaçant sa chambre tout à côté de la sienne et en se permettant avec elle des familiarités si audacieuses et si publiques, que les principaux de la cour vinrent lui en faire reproche et lui intimèrent l’ordre d’être plus prudent à l’avenir, et il s’y soumit. Lui, le chef des puritains, il promit à Philippe II de se faire catholique et de ramener l’Angleterre à la vraie religion s’il voulait favoriser son mariage. C’était le but unique de son ambition, et, violemment ou par ruse, il écarta sur sa route tout ce qui lui fit obstacle. Sa femme, Amy Robsart, le gênait ; il la fit tuer par des subalternes. Cecil eut beau dire que cette mort l’avait déshonoré, il porta la tête haute et brava ses adversaires. Throck-Morton, son plus intime confident, en savait peut-être trop sur sa vie ; il mourut au sortir de sa table. Le comte d’Essex, dont plus tard il épousera la veuve, mourut subitement en revenant d’Irlande. Ce ne sont point d’obscurs pamphlétaires qui l’accusent : c’est Melvil dans ses mémoires ; c’est Camden, l’historien le plus autorisé de l’époque. Le loyal Sussex, qui jusqu’à la dernière heure combattra sa funeste influence, et qu’il tenta, dit-on, d’empoisonner, disait aux amis qui entouraient son lit de mort : « Je m’en vais ; gardez-vous du Bohême ; il est trop rusé pour nous ; vous ne connaissez pas la bête comme je la connais. » Quand Leicester crut avoir enlevé ses dernières chances à l’archiduc, il vint trouver Cecil, qui passait pour le plus opposé à son mariage avec la reine. Comme entrée en matière, il lui dit qu’il l’avait toujours tenu pour un ministre sage et prudent et qu’il l’avait toujours aimé, quoiqu’il n’ignorât pas qu’il avait voulu marier la reine à un étranger ; puis, jetant le masque, il lui déclara ouvertement qu’il prétendait épouser la reine et qu’il lui semblait qu’elle n’était bonne que pour lui. Si Cecil le secondait, il tiendrait la main non-seulement à ce que celui-ci restât dans sa charge, mais il le ferait monter plus haut encore, l’invitant à venir le voir plus fréquemment. Au sortir de cet entretien, Cecil raconta tout à Paul de Foix ; mais Leicester, pour favoriser ses prétentions, allait avoir un autre appui sur lequel il ne comptait guère : c’était Celui de Catherine de Médicis. Elle en était toujours à redouter l’archiduc Charles ; elle invita donc de Foix à prendre parti pour Leicester et à servir sa cause auprès d’Elisabeth. Mais comment, après avoir tant insisté en faveur de Charles IX, comment aborder un pareil sujet ? À sa première audience, de Foix ayant amené la reine à lui parler de son mariage, lui insinua qu’elle ferait peut-être mieux de choisir un grand seigneur anglais. C’était, sans le nommer, lui désigner Leicester. Épouser un prince étranger, ce serait faire maintenant une grave injure au roi de France. Elisabeth lui répondit qu’elle comptait trop sur l’amitié du roi pour qu’il pût jamais douter d’elle, mais qu’elle ne savait vraiment pas encore qui elle prendrait ; le grand seigneur anglais, n’eût-il par lui-même aucune importance, pourrait devenir assez puissant pour être plus tard un danger ; elle était, au reste, bien décidée à n’abandonner rien de ses biens, rien de son pouvoir ; elle ne voulait « s’aider d’un mari que pour laisser un héritier à ses sujets ; quand elle pensait à se marier, il lui semblait qu’on lui arrachait les entrailles. » Le roi de Suède s’était tout récemment remis sur les rangs ; elle attendait sa sœur, la margrave de Bade ; puis, pour faire diversion, elle se plaignit de l’appui que Charles IX prêtait à Marie Stuart. De Foix chercha à la rassurer, mais n’y parvint qu’à demi. Le roi de Suède n’était pourtant pas un rival bien dangereux. La margrave de Bade, dont la grossesse était très avancée lorsqu’elle vint en Angleterre, accoucha à Londres. Leicester lui fit donner Une pension par Elisabeth, et elle ne parla plus de son frère.

Le champ était donc libre. Leicester demanda à la reine de l’épouser aux fêtes de Noël. Elle le lui promit ; mais les fêtes venues, elle le pria de lui accorder jusqu’à la Chandeleur, tout en lui disant pour le rassurer que Catherine de Médicis approuvait son mariage et que cela lui suffisait. À la fin de janvier, elle était toujours dans les mêmes dispositions. Rambouillet, envoyé en Écosse, étant venu la saluer à Windsor, elle lui dit formellement qu’elle ne se marierait jamais à un prince étranger, car les conditions qu’elle exigerait ne seraient point acceptées et qu’elle était décidée à épouser Leicester. Mais, le mois suivant, l’influence de Cecil reprit le dessus. D’après ses conseils, sir Richard Sackville fut désigné pour aller à Vienne renouer les négociations avec l’archiduc Charles. Cecil écrivit à Leicester et, faisant appel à son patriotisme, il l’invita à sacrifier son ambition au bien et au repos de l’Angleterre. Pour le forcer à ce désistement, il fut même question de reprendre l’enquête commencée après la mort de sa femme. Cecil n’avait pas mesuré l’étendue de l’affection qu’Élisabeth portait encore à son favori. Elle ne voulut pas signer les instructions de Sackville que Leicester, alors absent, ne fût de retour ; mais avant même qu’il fût rentré à la cour, la mission de Sackville était abandonnée, et Élisabeth, revenue à l’idée d’épouser Leicester, ne voyait plus que par ses yeux. Un événement forcément attendu allait la rejeter dans de nouvelles incertitudes. Au milieu d’un bal qu’elle donnait à Greenwich, on lui apporta la nouvelle de la naissance de Jacques Stuart, dont Marie Stuart était accouchée dans la matinée du 19 juin. Ce fut comme un coup de foudre ; les danses cessèrent tout aussitôt ; tous les invités se retirèrent ; restée seule, Élisabeth s’affaissa dans un fauteuil et se tournant vers ses dames d’honneur : « La reine d’Écosse, leur dit-elle, est accouchée d’un beau garçon et moi je reste comme un tronc stérile. »

Paul de Foix avait souvent demandé à rentrer en France. Catherine se rendit à son désir et le remplaça par Bochetel de la Forest, qui avait longtemps représenté la France dans les Pays-Bas. Dans une lettre du 26 juillet 1566, elle trace au nouvel ambassadeur sa règle de conduite, en tout conforme à celle que Foix avait suivie jusqu’alors. « Faites, lui disait-elle, tout ce que vous pourrez pour le comte de Leicester, après lui avoir toutefois fait entendre ce que vous désirez faire en faveur de sa cause et avoir eu sur ce son avis. » Puis, venant à lui parler de l’ambassadeur qu’Élisabeth envoyait à Vienne pour porter à l’empereur l’ordre de la Jarretière : « Mettez peine, ajoutait-elle, de savoir si cette présentation ne sera pas accompagnée d’autre charge pour renouer le fait du mariage avec l’archiduc. » C’était son idée fixe ; elle le craignait toujours.

Chaque année, Élisabeth faisait dans les provinces un voyage d’un ou deux mois ; cette année, elle devait visiter le Lancashire et rentrer à Londres par Oxford. Invité par la reine à la suivre dans cette excursion, notre nouvel ambassadeur, La Forest, s’en excusa et se fit remplacer par son neveu Vulcob, attaché à son ambassade. La cour devait s’arrêter d’abord à l’une des résidences de Cécil, qui touchait à Stamfort ; mais la fille de Cecil ayant été prise de la petite vérole, Elisabeth, qui en avait déjà été légèrement atteinte et qui en avait grand’peur, renonça à ce projet et séjourna forcément quelques jours à Stamfort. Vulcob profita de ce temps d’arrêt pour lui demander une audience qui lui fut accordée pour le 5 août. Il attendait, dans la salle de présence, l’heure d’être introduit, quand Leicester sortit de la chambre de la reine ; Vulcob l’aborda et lui fit entendre tout ce que l’ambassadeur son oncle l’avait chargé de dire pour lui. Leicester s’en montra très reconnaissant, mais moitié riant, moitié soupirant, il avoua à Vulcob qu’il était plus que jamais dans l’incertitude sur les intentions de la reine à son égard ; elle était recherchée par tant de princes, et notamment par l’archiduc Charles, qu’il ne savait vraiment qu’en penser. Vulcob lui ayant répondu que leurs majestés ne croyaient pas qu’elle choisît un prince étranger : « Je suis de cet avis, reprit-il, mais je crois aussi qu’elle ne se mariera jamais ; je la connais mieux que personne, la connaissant depuis l’âge de huit ans ; dès ce temps-là et depuis, lorsqu’elle a été en âge d’être mariée, elle a persévéré dans cette volonté. Toutefois, si d’aventure elle prenait un mari, elle n’en prendrait pas d’autre que moi. » Sur ces entrefaites, Elisabeth fit appeler Vulcob. Elle le garda près d’une heure et parut beaucoup regretter que La Forest ne l’eût pas accompagné ; elle lui aurait donné le plaisir de la chasse, il l’aurait vue tuer des cerfs ; puis elle lui demanda des nouvelles de Charles IX, s’étonnant de ce qu’il avait si bien supporté les fatigués d’un voyage de deux ans ; c’était l’indice d’une forte complexion ; elle s’enquit minutieusement de sa taille et de son physique. Vulcob la confirma dans l’opinion qu’elle avait de la bonne constitution du roi et à son tour la flatta par les complimens les plus exagérés. En parlant ainsi de Charles IX, avait-elle l’intention de revenir sur le refus qu’elle en avait fait ? Vulcob le crut un moment, et ce qui le confirma dans cette idée, ce fut l’étrange confidence que venait de lui faire le médecin d’Elisabeth. Après lui avoir l’appelé les éloges que la reine faisait de Charles IX, il lui avait dit que pour resserrer le lien d’amitié entre les deux royaumes, il n’y avait pas de meilleur moyen que de marier le jeune roi à la reine. Vulcob objectant l’âge et les craintes de stérilité que la reine elle-même semblait partager, on lui avait répondu : « Votre roi a dix-sept ans, la reine trente-deux seulement ; ne vous arrêtez pas à ce qu’elle dit ; ce sont propos qu’elle tient suivant les fantaisies qui lui viennent de se marier ou de ne pas se marier. Si le roi l’épouse, je réponds de dix enfans ; il n’y a homme au monde qui connaisse mieux son tempérament que moi. Si vous voulez, vous et moi nous mènerons secrètement cette affaire. Votre roi est jeune, dispos, accoutumé aux voyages ; il peut venir de Boulogne voir cette belle dame. »

La Forest, en faisant part à Catherine de cette conversation, suivie d’autres démonstrations qui lui semblaient plus significatives, l’invita à donner des instructions précises à Castelnau de Mauvissière, qu’elle se disposait à renvoyer en Écosse afin que, lors de son passage à Londres, il fût bien fixé sur ce qu’il aurait à répondre dans le cas où une ouverture plus sérieuse lui serait faite : mais Catherine ne s’y trompa pas, elle ne prit ces nouvelles avancés que pour ce qu’elles valaient : « Le roi mon fils, lui écrivit-elle, vous faisant une ample réponse sur le contenu de votre dernière lettre, il ne me reste qu’une chose à vous dire sur l’affaire que vous savez, qui est que, si l’on veut en quelque propos que vous vous y gouverniez de tout en tout suivant ce que je vous en ai déjà écrit et la résolution que suivant cela en avez prise, qui est le mieux qu’il se peut faire en un tel commencement et de quelque part que ces propos vous ont été ouverts ou à votre neveu, ne craignez pas de nous en avertir particulièrement, non pour vous dire à la vérité que je m’en veuille rien promettre, mais je serai bien aise d’entendre clairement la façon et l’artifice dont ils procéderont. » La Forest, avant même d’avoir reçu cette lettre, était déjà revenu sur sa première impression, car le médecin d’Elisabeth, son rôle une fois joué, n’avait plus reparu. « Cecil et Leicester, répondit-il à Catherine, quand ils parlent du mariage de la reine, s’en moquent ; depuis huit ou dix ans, elle leur a fait assez connaître comment elle veut vivre et passer le reste de ses jours. La dite dame pense qu’il lui -est expédient d’avoir toujours quelqu’un sur les rangs ; elle s’aime tant et se connaît si grande qu’elle se persuade qu’elle est recherchée de tous les princes chrétiens qui sont à marier, et que le moindre mot mis en avant est un leurre pour les faire incontinent venir. Quiconque connaîtra bien le vent de ce royaume, la disposition et affection dés sujets, l’inclination de la reine et sa façon de vivre, verra bien vite que de tels marchés ne sont favorables, mais qu’on s’en veut aider pour profit et avantages. »

C’est à la fin de septembre que La Forest adressait cette lettre à Catherine ; à cette date, Elisabeth était rentrée à Londres pour assister à la première séance du parlement fixée au 30 du mois. La question de son mariage et de la succession à la couronne devaient y être débattues, elle n’en était pas à l’ignorer ; et ce qui lui semblait plus grave, c’est que sur la question de sa succession, la majorité des lords était acquise à Marie Stuart et la majorité des communes à Catherine Grey, mariée au comte d’Herfort. Le parlement s’ouvrit le 30 septembre ; durant quinze jours aucune motion ne fut proposée ; les membres des deux chambres se concertaient secrètement. Dans la séance du 17 octobre, Cecil déposa une demande de subsides pour solder les dépenses de l’Irlande. Le lendemain, à l’ouverture de la séance de la chambre des communes, un avocat nommé Molyneux prit la parole et, avec l’assentiment unanime de l’assemblée, demanda qu’on mît à l’ordre du jour la question du mariage de la reine et de la succession à la couronne. C’est en vain que Cecil chercha à étouffer la discussion en déclarant que la reine était disposée à se marier et que son mariage rendrait inutile le choix d’un successeur ; les deux chambres convinrent de nommer des commissaires chargés de la rédaction d’une adresse à la reine. Pour détourner l’orage, Elisabeth fit appeler les chefs de la majorité dans les deux chambres ; mais elle n’était pas dans un état d’esprit propre à la conciliation, le sang de Henri VIII bouillonnait dans ses veines. Norfolk fut le premier introduit au nom de tous ; il lui rappela que, dans la dernière séance du parlement, elle avait obtenu que la question de son mariage et celle de sa succession fussent ajournées à une autre session. Sans le laisser continuer, elle lui demanda qui les poussait à la presser ainsi. Jusqu’ici, Dieu merci, ils n’avaient pas eu à se plaindre d’elle ; elle entendait régler seule la question de sa succession, elle ne voulait pas, comme sa sœur Marie, être enterrée toute vive, et quant à son mariage, ils savaient bien qu’elle n’en était pas éloignée ; puis, s’échauffant peu à peu, elle traita Norfolk de traître et de conspirateur. Qui sait ? son arrêt de mort date peut-être de ce jour. Norfolk ainsi congédié, elle reçut Leicester, Northampton, Pembroke et William Howard. Pembroke s’étant plaint de l’accueil fait à Norfolk, le plus fidèle serviteur de la couronne et ayant osé lui dire que si elle ne se rendait pas à leurs conseils, ils agiraient d’eux-mêmes, elle le traita de soudard et d’imbécile qui ne savait ce qu’il disait. Apercevant Leicester à ses côtés : « Et vous aussi, lui dit-elle, m’abandonnerez-vous ? — Je suis prêt à mourir pour vous, s’écria-t-il. — Qui vous le demande ? reprit-elle. Est-ce qu’il s’agit de cela ? » À Northampton elle reprocha le scandale de son récent divorce, et, en définitive, ne voulant rien entendre, elle les congédia brutalement.

Au sortir de cette entrevue, les lords allèrent trouver l’ambassadeur d’Espagne, don Gusman de Silva, et le supplièrent d’agir sur la reine pour la décider à épouser l’archiduc Charles. De son côté, elle fit appeler l’ambassadeur et se plaignit amèrement de l’ingratitude de Leicester ; en lui accordant une faveur trop marquée, elle avait compromis sa réputation, et il mériterait d’être exilé pour ne plus donner d’ombrage à l’archiduc.

Le conflit resta aussi animé, aussi violent que le premier jour. Le 2 décembre, l’adresse fut votée et portée à Elisabeth par vingt-cinq pairs, trente membres des communes et les deux évêques de Durham et de Londres. Elle se contint vis-à-vis des pairs, s’emporta contre les membres des communes et injuria les deux évêques, leur reprochant de l’avoir traitée de bâtarde ; puis répondant à Bacon, qui avait porté la parole pour tous, elle affirma que ceux qui prétendaient qu’elle ne voulait pas se marier en avaient menti ; quant à sa succession, elle leur répondit par une de ces phrases ambiguës et inintelligibles dont elle avait le secret. Ils s’étaient bien avancés pour se contenter de si peu, mais elle avait plus de fermeté qu’eux ; elle leur enjoignit de passer à l’ordre du jour et, dans la séance du 15 décembre, ils reculèrent et obéirent. Dans celle du 2 janvier suivant, elle réduisit fort habilement sa première demande de subsides, y glissa quelques mots heureux en faveur de leurs privilèges et de leurs libertés qui flattèrent leur amour-propre. Le subside fut voté, l’accord se rétablit et, le parlement ayant été prorogé le 5 janvier, elle recouvra toute sa liberté.

À la fin d’octobre, au plus fort de sa lutte contre le parlement, M. de Brienne, en allant en Écosse, fut reçu par elle. Une heure durant, elle l’entretint de Charles IX, s’informant de son genre de vie, de ses passe-temps et de ses chasses, mais elle ne fit aucune allusion au passé, elle ne revint pas sur la réponse décisive qu’elle avait faite tout récemment à Castelnau de Mauvissière : « Votre roi est trop petit et trop grand ! »


HECTOR DE LA FERRIERE.