LETTRE

De l’abbesse de ....., au révérend
pere Ignace.


Eh bien, prieur, que vous ai-je dit pour Laure ? ne voilà-t-il pas mes craintes réalisées ? Je vous transcris la lettre que je viens de recevoir.

» Ma chere abbesse, j’ai cru jusqu’à ce jour que la vie n’étoit qu’une éternelle jouissance : faut-il que, si jeune, je fasse la triste expérience du contraire ? J’ai reconnu dans tous mes adorateurs des libertins, qui ne cherchoient qu’à jouir ; j’ai reçu de la plupart des sottises et des affronts. Pour combler mon malheur, ma grossesse s’avance. Je n’ai plus beaucoup d’argent. Je suis toute résolue à prendre le parti que vous m’indiquerez ; oui, si je peux trouver encore chez vous un asyle, j’y vole tout de suite. Il sera facile de faire entendre raison à mon pere. Je lui écrirai que mon amant est mort ; vous feindrez que le chagrin m’a rendue malade. Nous gagnerons assez de temps pour passer ma couche, qui se fera chez vous plus secretement qu’ailleurs.

J’attends une prompte réponse, et si elle m’est favorable, je me mettrai sur le champ en route. Vous préviendrez mon pere de mes dispositions ; d’ailleurs, je vous fais passer une lettre pour lui remettre, dans le cas que vous m’accordassiez ce que je vous demande. Je sens bien que je pourrai me priver des plaisirs dont j’ai fait un si agréable usage ; mais du moins je veux en jouir paisiblement ; et pour cet effet je veux me marier. Si l’époux que j’aurai cependant ne peut satisfaire à mes desirs ; je suis sincere, je ne vous cacherai pas qu’un autre partagera mes faveurs : car, malgré mes réflexions, la jouissance est chez moi un aliment.

Vous voilà, ma chere abbesse, instruite de mes plus secrets sentiments : agissez d’après cela suivant votre prudence.

Adieu ; sauvez Laure, sauvez votre amie.

Voici la réponse que je fis sur le champ partir :

» Viens, viens, ma chere Laure ; toute la communauté te tend les bras. »

Merville,

Abbesse de ....

Je voudrois déja qu’elle soit ici. Nous espérons arranger tout cela à son avantage. J’ai fait parvenir sa lettre à son pere. Combien il sera charmé d’avoir retrouvé sa fille ! Effectivement, quel dommage qu’une si jolie personne soit victime de ses égaremens !

Sœur Ursule ne t’en veut plus, elle ignoroit ton indisposition ; elle te prie de bien te ménager : nous t’en conjurons toutes. Songes que tu es notre appui, que tes jours nous sont précieux. Nous t’envoyons des petites provisions, et souhaitons que ce petit présent te soit agréable.

Nous te baisons toutes cent fois, mille fois. Et moi, en mon particulier, je te prie de me croire ta plus chaude amie,

Merville,

Abbesse de .....