Les Profondeurs de Kyamo (Rosny aîné)/XIII

Librairie Plon (p. 199-205).

LE JUSTE ADULTÈRE


À A. Scholl.

I

J’exècre l’adultère en raison des lâchetés infinies, des crapuleux mensonges, des bassesses immondes qui en sont l’ordinaire cortège. J’ai pourtant un adultère sur la conscience, un délicieux, frais et juste adultère. Je crois bien que c’est la plus belle page de mon livre d’amour, — la seule que je relise avec une satisfaction complète et sans ombre de ce regret, sans trace de ce goût d’amertume qui se mêle à nos plus jolis souvenirs de tendresse.

Je m’étais laissé inviter à passer une quinzaine de jours chez une espèce de comte romain qui recherchait, on n’a jamais su pourquoi, la société des philosophes. J’étais allé à son château, sans plaisir, pour remplir une promesse que je m’étais laissé arracher, dans un de ces moments d’inexplicable faiblesse que nous avons tous. Je ne m’en repentis, d’ailleurs, pas. Le pays était adorable, pays de vieille Celtique où, depuis trois mille ans, poussaient les générations de chênes sacrés, où d’immenses dolmens et de merveilleuses « galeries couvertes » apparaissaient dans les éclaircies, — et, justement, je m’occupais d’établir un point de l’histoire des temps préhistoriques. De plus, mon comte romain avait une si ravissante jeune femme que le seul plaisir de vivre quelques jours à côté d’elle eût compensé tous les ennuis. Je parle au sens le plus pur. Si peu que j’estimasse mon hôte, c’était mon hôte : je me serais méprisé de seulement songer à le trahir. Le charme de l’exquise créature n’en agissait pas moins sur ma fibre et me rendait légères les heures du jour et du soir. Sa chère silhouette au crépuscule, les yeux les plus doux et les plus fins, un incomparable sourire joint à la plus parfaite intelligence du geste et du mouvement — elle symbolisait tout ce qui remplit la guerre des hommes, et leur vœu, depuis les forêts primitives.

II

Huit jours avaient passé. Je commençais à regarder avec tristesse devant moi. Chaque soir, j’avais un peu plus ouvert des recoins de mon être, excité par une sympathie que je sentais venir dans l’ombre, avec le parfum de la jeune femme. Le neuvième jour, au matin, comme je passais sous un saule de Babylone, je la vis soudain devant moi. Son regard ne se détourna pas tout d’abord ; j’y lus l’histoire mystérieuse qui fait pâlir les plus forts ; puis, rougissante, après deux ou trois mots de politesse, elle s’éloigna. Je demeurais immobile, entendant gronder mon cœur plus haut que le ruisseau voisin et me disant : « Il faudra avancer mon départ. »

Et, très honnêtement, je résolus d’être parti le surlendemain, tandis qu’une tristesse mortelle descendait sur moi et m’asphyxiait.

Une heure plus tard, mon hôte me conduisait à travers champs pour me montrer une tranchée où des ouvriers avaient découvert une grotte sépulcrale de l’âge de bronze. Il avait un air soucieux, mécontent, qui me frappa, car j’y crus voir un indice de soupcon. Après un silence, il dit tout à coup :

— Ne vous étonnez pas de me voir un peu maussade… Ce sont des gens qui essayent de me faire chanter ! Mais ils n’y réussiront point.

— Ah ! fis-je vaguement…

Il était dans un de ces moments où les êtres éprouvent le besoin irrésistible de dire leurs secrets.

— Une aventure de jeunesse, reprit-il… Une petite institutrice que j’ai séduite… à qui j’ai fait un enfant !… Oh ! il y a plus de treize ans… Je lui avais remis, une fois pour toutes, dix mille francs… Il était absolument convenu que je n’entendrais jamais plus parler d’elle… qu’elle oublierait mon nom, mon existence… C’était promis, juré ! Et voilà qu’aujourd’hui elle m’écrit… me demande un secours… un chantage, enfin ! Mais je suis résolu à ne pas céder… J’aurai recours à la justice, s’il le faut…

— L’enfant existe encore ? demandai-je, frappé de son ton dur, âpre, de son visage féroce.

— Eh ! oui, dit-il… Mais est-ce que je connais ça ? Est-ce que j’ai le temps de m’occuper de cette vétille ?

— Et il s’écria, d’un ton menaçant :

— Je ne chanterai pas !

Il me tendit la lettre ; je m’arrêtai un moment pour la lire, tandis qu’il me précédait. Ah ! la pauvre lettre, humble, touchante, humaine, toute pétrie de maternité douloureuse, où l’on demandait un pauvre billet de mille francs à cet homme plus de quinze fois millionnaire — un billet de mille francs pour son enfant ! Mon cœur saigna. Un mépris sans nom, un sentiment de violente vengeance, une pitié infinie pour la pauvre mère, tout cela me tint un instant pâle au bord du chemin.

« Patience ! » me dis-je, et je rejoignis cet homme, en composant mon visage.

— Eh bien, fit-il… croyez-vous, hein ?

— La vie est bien singulière ! répondis-je évasivement.

— N’est-ce pas ?

Il partit en une indignation immonde, une colère imbécile, qui dura jusqu’à la tranchée. Quand j’eus examiné les découvertes des ouvriers, je prétextai une course, je me rendis à toute vitesse au plus prochain bureau de poste. Là, je fis un mandat, j’écrivis à la mère en lui disant d’envoyer désormais ses lettres à Paris, à une adresse et un nom que je lui indiquai, et en m’excusant d’employer une main étrangère. Puis, allégé, je rentrai au château. Mon hôte ne devait être de retour que vers midi.

III

Je trouvai la jeune femme au salon, en train de lire. Elle rougit à mon arrivée ; je me sentis devenir tout pâle ; la crainte de m’être trompé me faisait trembler d’une façon intolérable. Nous demeurâmes deux minutes en silence ; je vis que, peu à peu, elle devenait pâle à son tour. J’osai alors m’approcher d’elle, et, tout à coup, se décidant, elle dit :

— Ne pensez pas mal de moi… Un jour, je pourrai vous dire…

— Rien que je ne sache déjà, lui dis-je… Je sens que, si vous aviez estimé votre mari…

Elle inclina la tête, étonnée, puis elle releva les yeux. J’y relus l’histoire mystérieuse, l’immortelle féerie qu’un beau regard de femme raconte au regard amant. Déjà je posais ma bouche tremblante sur la sienne, je buvais sans remords la béatitude…

Je demeurai un mois au château de S… et j’y revins à la fin de l’été. Quoique naturellement sans cruauté, j’éprouvai, à travers mon bonheur, qui dura dix ans, une satisfaction véritable à trahir mon comte romain, — et la complicité de sa divine épouse s’étendit jusqu’à partager avec moi la protection de l’enfant du monstre.