Les Profondeurs de Kyamo (Rosny aîné)/XII

Librairie Plon (p. 193-198).

LE RENDEZ-VOUS


À Octave Mirbeau.

I

Elle venait d’arriver, tremblante, à ce premier rendez-vous, et tous deux se regardaient avec le même émoi où il semble qu’on soit à de si vastes distances, où l’on est soudain si étranger l’un à l’autre. Fine et fière, dans sa robe sombre, comme si elle voulait porter le deuil de sa vertu, sa tête émergeait, pâlissante, ses yeux brillaient d’une ardente inquiétude. Lui aussi, quelque ébloui qu’il fût de cette miraculeuse présence, n’était pas sans mélancolie.

Il fit le geste de l’attirer, mais elle demanda, du regard, un répit. Et peu à peu, encore qu’ils gardassent le silence, ils se sentirent plus proches, ils éprouvèrent le vœu complexe, le vœu équivoque de leur amour où il fallait tromper un être qu’ils aimaient tous deux, auquel ils n’avaient à reprocher, elle aucun tort d’époux, lui aucun tort d’ami. Le remords, malgré eux, attisait leur désir, car, aux plus honnêtes, la nature impose la perfidie et le mensonge, depuis ceux qui se cachaient nus dans la légende.

II

— Nous faisons mal ! fit-elle d’un ton plaintif.

— Non, nous nous soumettons à des lois fatales qui nous condamnent à mourir ou à enfreindre des lois fausses.

Il l’attira cette fois, voulut lui prendre le premier baiser, mais elle ne le permit pas encore.

— Les lois me sont indifférentes, reprit-elle… C’est lui seul qui me préoccupe.

— Ah ! fit-il d’une voix suppliante… Ne recommençons pas cette triste et insoluble discussion.

Et tout bas :

— L’adultère n’est un crime que s’il est mal caché. Nous nous cacherons si bien qu’il n’en saura jamais rien et que personne ne nous soupçonnera.

Elle sourit, mi-rassurée, cependant soucieuse :

— Je voudrais jamais n’en rien savoir moi-même.

— Hélas ! soupira-t-il, moi aussi. — Nous sommes de si pauvres créatures !

Elle ne répondit pas, il resserra son étreinte ; ses lèvres frémissantes se posèrent sur les cheveux odorants, sur la nuque, dans le cou. Mais tout en s’abandonnant, tout en pâlissant, puis rougissant sous l’ardeur des caresses, elle continuait à refuser ses lèvres. Il balbutiait les paroles suppliantes, pressait le joli corps palpitant, cherchait d’une bouche vorace le fruit défendu.

Au moment même où il la crut vaincue, elle s’échappa, avec un léger rire trouble, et le maintenant du geste à distance, elle ôta la grande épingle qui retenait sa capote, elle rejeta son boa :

— Attendez ! chuchota-t-elle, l’éloignant du geste. Je veux encore une minute…

Et avec un regard languissant, chargé ensemble d’amour et de regret, de désir et de crainte, tel un voyageur au moment de quitter le port :

— La dernière minute du condamné !

III

Il dut se détourner pour accorder la demande, et ses yeux tombèrent sur une grande enveloppe blanche que la concierge — selon des conventions faites le matin — avait dû glisser sous la porte.

Machinalement, il se baissa, prit la lettre, fronça le sourcil en lisant la suscription. Il hésita, retourna plusieurs fois le papier, et se disposait à le mettre en poche, lorsqu’il entendit la voix de sa compagne toute proche :

— Lisez-la !

Il tressaillit, et déjà, par un de ces mouvements instinctifs qui nous font faire ce qui nous est le plus désagréable, il déchirait l’enveloppe. Ils lurent :

« Je ne puis rien savoir exactement, mon ami, mais j’ai surpris hier soir vos regards, et j’ai connu une sensation aussi pénible que le jour où j’ai perdu mon frère. Je n’ai pu dormir ; je t’écris dans une chagrine et déprimante lassitude ; il me semble que le monde touche, pour moi, à sa fin. Je ne veux te faire aucun reproche, ni te marquer aucune colère. Je te supplie seulement d’avoir pitié de moi, pitié de la confiance entière que j’avais dans ton affection, pitié de l’amour que je n’ai pu éteindre en moi pour ma femme. S’il en est temps encore, interroge-toi, scrute à fond ta conscience, vois s’il ne t’est pas possible de trouver autrement le bonheur qu’en faisant de moi le plus misérable des hommes. S’il n’en est plus temps, si la triste aventure est consommée, ah ! du moins fais qu’elle demeure à jamais secrète, fais qu’elle n’apparaisse pas sur ton visage ; cache-la aux yeux de tous comme on cacherait le secret d’un ami coupable… »

IV

Ils demeuraient saisis et pâles, n’osant plus se regarder. Elle se laissa tomber dans un fauteuil, tandis qu’il marchait de long en large, taciturne.

À la fin, elle murmura :

— Peut-être que l’adultère caché ne serait pas un crime, mais nous ne sommes pas de ceux qui peuvent cacher l’adultère !

Il répéta d’un ton de somnambule :

— Nous ne sommes pas de ceux qui peuvent cacher l’adultère !

V

Elle se releva, remit sa capote, jeta son boa autour de son col. Alors, il se sentit au cœur une peine effroyable et comme une agonie d’amour :

— Je vous ai aimée sincèrement, fit-il d’un ton amer… comme je n’ai point aimé d’autre femme !

Il se mit à genoux, il la regarda dans une douceur sauvage :

— Je sais que maintenant vous ne le trahirez jamais… Mais, du moins, pour prix de notre sacrifice, un seul… un seul baiser !

Elle se pencha, leurs bouches s’unirent dans une longue, ardente et funèbre étreinte.

Et ce jour-là, ni les autres jours de leur vie, « ils ne lurent pas plus loin ».