Les Profondeurs de Kyamo (Rosny aîné)/II

Librairie Plon (p. 33-80).

LA
CONTRÉE PRODIGIEUSE
DES CAVERNES


À Ed. Picard.

I

Le bateau sillait dans la nuit sans nuages.

Sur l’immense rivière vierge il venait, à travers les forêts, une pâle lumière orangée, bleuie aux pénombres. Près du rivage, où s’avançait l’embarcation, les lueurs étaient tissées, tramées, tremblantes, tantôt en mares légères, tantôt en treillis féeriques ou en réseaux fins comme une cotte de mailles. Au loin, elle tombait avec une sérénité divine ; et les grandes eaux, d’abord comme teintes d’une vapeur phosphoreuse, lentement allaient vers un bleuissement d’acier frais, une scintillation de milliards de glaives.

La vie féconde et monstrueuse se devinait dans la rivière. Tantôt un saurien filait au long des rives, effrayé dans son sommeil ; tantôt quelque tapir fuyait l’ennemi au fond du royaume des ondes. Quant aux petites vies, elles étaient effroyables de nombre et de mystère.

Mais en somme, sur les flots, c’était un demi-silence. À cause des rumeurs, les forêts semblaient autrement puissantes, belles et sinistres. Là, c’était la guerre éternelle, les conjonctions furtives de l’amour, l’embuscade carnivore, la poursuite, la terreur, le génie de l’attaque et de la défense dans une formidable liberté. Par-dessus tout, le même besoin des faibles et des forts, la faim : pâture ou proie.

Le bateau électrique glissait avec une douceur singulière, à peine une légère palpitation de rouages. D’un long rai de lumière blanche, il explorait tout autour.

Trois hommes se tenaient à la proue, un quatrième manœuvrait le gouvernail.

L’un d’eux, personnage trapu et bref, murmura :

— Eh bien ! il avait raison le vieux cacique… après la navigation presque insurmontable du début, nous voici dans de larges et belles eaux… à peine obstruées par intervalles…

— Profondes, abondantes… alors que là-bas, au confluent avec les Amazones, la rivière est considérable en vérité, mais pauvre en débit…

Celui qui venait de répondre dessinait une silhouette voûtée, aux bras longs, la tête chauve, luisante dans les reflets de la lune. Sa voix était obscure et brisée, faite pour chuchoter dans le silence des salles d’étude :

— Vous vous rappelez les paroles du vieillard ? fit le troisième. « La rivière vient des lacs qui sont au coucher du soleil… elle est d’abord plus vaste que la Mère des rivières… mais la terre la boit par trois grandes bouches… et à chaque fois l’eau diminue… »

La tête longue et fine, encore allongée par une barbe soyeuse, celui-là parlait puissamment, le geste fort, les yeux rapides, haut de stature et la poitrine profonde.

— Mais alors, fit l’homme voûté, nous avons déjà dû dépasser sans la voir une de ces grandes bouches qui boivent la rivières.

— Celle, sans doute, s’écria la tête longue, qui est invisible… mais la deuxième s’ouvre dans un rocher… c’est une caverne…

Le personnage trapu dit avec une teinte d’ironie :

— Ce sont des allégories, peut-être ! Le vieux cacique ne nous a-t-il pas malicieusement fait un cours de cosmogonie indienne ?… Du reste, nous n’y perdons rien, nous sommes en terre vierge… et d’aucun géographe connue !

— Moi, je crois ! dit avec une espèce de colère la tête longue… je crois à ce pays étrange des eaux souterraines où l’arrière-aïeul du cacique a failli périr !…

— Nous verrons, Alglave !

— Mais vous oubliez le prisonnier que nous a donné le cacique ! réplique Alglave… L’homme capturé sur la tribu qui vit sous la terre…

— Eh bien ! jusqu’à présent le prisonnier n’a pas reconnu le pays.

— Patience ! Il a été dit qu’il ne doit le reconnaître que vers la deuxième bouche !

Alglave se mit à chantonner une mystérieuse incantation indienne, et le bateau continua sa route sur la grande rivière. La lune était plus haute. Elle s’apercevait par les frondaisons, ferme, comme aiguisée sur ses bords. L’immense bataille continuait à retentir dans la vastitude des forêts. Alors, deux des interlocuteurs descendirent dans l’entrepont pour dormir, tandis que l’homme à la tête longue demeurait seul avec l’homme de la barre.

II

Alglave se tenait à la proue, explorant la rivière de son œil profond et sûr comme celui des condors. Une rêverie aussi mystérieuse que la nuit sur ces contrées vierges traversait son âme. Intense était son désir que la légende du vieil Indien fût véridique. Toute son âme s’en émouvait, s’y attachait, car, quoique homme d’action, plein de force pratique et de prévision, il était plus poète que ses compagnons d’exploration. Et il se répétait la légende vague et belle :

« Il y a des pays sous la terre… où coulent de longues rivières… où poussent des herbes et des bêtes pâles… des oiseaux aveugles et des vampires blancs… Quelquefois, il y court une lumière de lune… qui marche… qui s’éteint après un temps… puis tout est de nouveau dans les ténèbres… »

— Pourquoi la légende serait-elle menteuse ? N’est-il pas des rivières souterraines, même dans nos vieux pays d’Europe ? N’est-il pas des animalités étranges et peu étudiées encore ? Pourquoi — ici où tout est immense et libre — où les rivières sont de grands fleuves… pourquoi les pays souterrains n’auraient-ils pas une envergure analogue ?… Et quels délectables mystères… quels poèmes magnifiques de vie en dehors de la vie de surface… quel prodigieux terroir de nuit, de faune et de flore merveilleuses ont pu se conserver dans les entrailles de la terre !

Il rêvait à cette autre légende qui lui avait, huit ans passés, été dite par le chef nègre, le vieillard d’Ouan-Mahléi : elles s’étaient merveilleusement réalisées, les prédictions de l’Africain ; pourquoi celles de l’Indien rouge seraient-elles menteuses ? Un doute, cependant, le hantait : d’aussi rares aventures peuvent-elles deux fois arriver à un même homme ? Deux fois la vieille terre lui offrira-t-elle le spectacle délicieux d’un coin de grande animalité inconnue ? « Pourquoi pas ? se dit-il… N’ai-je pas, quinze ans durant, sans relâche, parcouru la planète ? N’est-ce pas une récompense de mon éternelle rôderie et aussi de mon obstination à poursuivre jusqu’au bout le sens contenu dans les légendes des aborigènes de chaque contrée ? »

Tandis qu’il songeait à ces choses, il scrutait fréquemment le rivage, espérant y voir apparaître le rocher et la Bouche de la Terre. Mais il ne voyait que les rives sinueuses, la forêt, des formes indécises de grands fauves et d’herbivores :

« La nuit serait dure… seul là-bas, dans la terrible lutte pour l’existence… jaguars… anacondas… crotales ! »

Il eut un frémissement d’aise à se sentir abrité sur le bateau électrique, si bien organisé, si bien approvisionné, si confortable. Non qu’il n’aimât l’aventure et que, surtout, il ne fût d’une téméraire bravoure. Mais les plus héroïques aiment à se sentir à l’abri devant un magnifique poème d’angoisses et d’épouvantes.

Une île dessina sa proue mince dans la clarté lunaire. Alglave concentra toute son attention à commander la manœuvre à l’homme de la barre. À mesure que le bateau approchait, des obstacles apparurent, des débris, des troncs d’arbres déracinés, maintenus par les longues végétations fluviatiles. Le passage devint difficile, il fallut ralentir la marche.

Et la lune éclaira une solennelle perspective : l’île avec de hautes futaies penchées sur l’eau, les lianes, les roseaux de ses bords, tous les détritus d’une indomptable végétation, et des profils extraordinaires sur des coins de firmament argentin, des trouées pareilles à des cavernes, de grands palmiers plus hauts que les plus hautes frondaisons, planant dans le tiède éther — l’eau reflétant ces splendeurs confuses, tendrement clapotante contre la rive effritée, emportant le terreau et les racines.

Avec cela, une demi-ténèbre majestueuse, la lune tamisée par les grands feuillages, je ne sais quelle menace épandue, quelle sévérité de la nature intimant à l’homme de ne pas avancer plus loin.

Et de fait, le passage devenait de plus en plus âpre.

D’abord, il fut relativement aisé à la fine proue du bateau de se frayer une voie parmi les obstacles, mais bientôt un enchevêtrement inextricable de plantes marines et de grands troncs morts rendit l’avance pénible et peut-être périlleuse.

Alglave fit ralentir la marche ; il devint évident qu’il encourait une grosse responsabilité à agir seul. La sauvage nature semblait pleine d’embûches ; aussi loin que l’œil du pilote pouvait suivre les rais du fanal électrique, c’était une suite ininterrompue de ruines végétales flottant par la rivière.

Sur quelques-unes, des monstres aquatiques dormassaient ou se mouvaient avec lenteur, et l’on apercevait un vol d’oiseaux de nuit, on entendait des murmures proches, des soupirs, des grognements de bêtes mêlés à la lente mélopée des eaux et des ramures. Au reste, le navire avait dérivé. Il n’était plus qu’à une vingtaine de mètres du bord de l’île, sous l’ombrage d’énormes arbres penchés sur l’eau.

Comme Alglave faisait définitivement stopper le bateau et qu’il se décidait à appeler ses compagnons en conseil de guerre, une ombre bondit sur le pont, une large silhouette.

Le barreur poussa un cri d’épouvante,

Alglave, le revolver au poing, prêt à l’attaque ou à la défense, regarda. Dans l’indécise lueur, il vit un être humain, de taille plutôt petite, très trapu. Le barreur, son premier saisissement passé, avait à son tour tiré son revolver et visait l’homme :

— Arrêtez ! fit Alglave, il n’a pas l’air agressif !

Effectivement, l’être humain se tenait dans une pose suppliante, montrait le fleuve d’un air effaré. Alglave suivit la direction de son geste.

III

Sur une manière d’îlot, dans un rai de lune, se tenait un monstrueux et splendide jaguar. La bête demeurait immobile, surprise. Elle était évidemment entre le désir de poursuivre sa proie et l’inquiétude de la lanterne électrique. Sinon, rien ne lui eût été plus facile, en quelques bonds sur les fûts d’arbres dont l’eau était obstruée, que d’atteindre l’embarcation.

Alglave profita de l’hésitation du fauve pour prendre un fusil dans une manière de cabine près de la proue ; il fit signe au fugitif de ne rien craindre, et, le rifle à l’épaule, il admira la bête. De proportions égales à celles d’un tigre ordinaire, un peu plus basse sur pattes, elle représentait les forces royales de la nature, le magnifique effort de la vie de lutte. À l’aise dans sa peau souple, mi-accroupie, rien que son attitude exprimait la vélocité, l’adresse féroce et pleine de grâce, l’habitude de la victoire. Presque inaccessible à la terreur, Alglave ne pressait pas immédiatement la détente, n’aimant pas à tuer les bêtes superbes, les poèmes de l’énergie.

Mais le sauvage l’approcha, le toucha, montra vers la droite de l’îlot. L’explorateur aperçut trois autres jaguars :

« Ah ! diable… » songea-t-il.

Son cœur battit, cette fois, du sentiment d’un péril profond, en même temps qu’il s’étonnait de voir réunis plusieurs de ces grands fauves qui, de coutume, vont par couples et non par troupes. Mais, quelle que fût la raison de cette anomalie, le danger était là, terrible dans ces forêts où quelques essaims d’indigènes mal armés et misérables n’ont pas donné au jaguar le sentiment de la puissance des hommes. Vainqueur perpétuel, il a la certitude de sa force, de son incomparable supériorité sur toute la création, — lui que le voisinage des tribus belliqueuses ou des blancs, en d’autres régions, rend circonspect et même lâche.

D’une voix stridente, Alglave donna l’alarme, puis il visa attentivement le grand jaguar entre les deux yeux.

Mais, comme il ne pouvait se décider à lâcher la détente, une détonation éclata.

C’était l’homme de la barre. Épouvanté de la vue du fauve, il avait saisi son revolver et il tirait. Trois coups se succédèrent ; blessé légèrement, le jaguar bondit avec fureur jusqu’au bord de l’embarcation.

Accroché des griffes, d’un tour de reins il se trouva sur le pont, à quatre pas d’Alglave.

« Tu l’as voulu ! » songea intérieurement l’explorateur.

Vivement, il tira, mais juste au moment où la bête sautait sur lui. Sa balle, au lieu de pénétrer dans le crâne, brisa une mâchoire du fauve qui arriva sur lui, en foudre.

Ses amis, qui montaient en ce moment, le crurent perdu. Il roula sur le sol, mais de biais, mal touché. Aussi rapide que l’effroyable adversaire même, il se retrouva en face des griffes meurtrières.

Alors, dans deux ou trois de ces mouvements que l’œil ne mesure pas, que la photographie instantanée seule décompose, il y eut une mêlée, le coup de marteau d’une crosse, — et l’on vit le jaguar étendu, Alglave debout. Un coup de revolver acheva l’animal.

— Ce n’est pas fini ! s’écria le vainqueur.

Il montrait les autres jaguars, menaçants, sur l’îlot.

Un des explorateurs tourna vers eux la projection du fanal électrique ; les grands rais bleus les effarèrent.

— Ils ont l’air intimidé ! fit l’homme chauve.

— Ils le sont, Fugère, répondit Alglave… et très probablement, si personne ne tire et les blesse, ils n’oseront nous attaquer !…

En ce moment même, deux détonations retentirent, du fait de deux hommes d’équipage montés en même temps que les explorateurs. Un des jaguars, blessé, une femelle, bondit furieusement, droit au bateau, suivie vite par son mâle. Alglave arrêta net la femelle d’une balle dans le crâne. Le mâle s’arrêta avec un miaulement formidable, puis rebondit. Une fusillade s’éparpilla dans l’eau, autour de lui, sans l’atteindre, et tout à coup il apparut sur le pont, avec une vitesse prodigieuse. Un homme fut projeté sur le plancher, sous les pattes colossales !

— À la tête ! cria Alglave.

Prêchant d’exemple, il braqua son revolver, puis hésita. L’homme terrassé poussait des hurlements d’épouvante, tandis que la bête monstrueuse hésitait, se voyant environnée d’adversaires, stupéfaite. Et il était périlleux de tirer, par la crainte d’atteindre l’homme.

Cependant, avec un courage rêveur et attendrissant de gaucherie, Fugère s’était approché assez près pour tirer. Sa balle traversa de part en part le cou de la bête, et presque en même temps il fut à son tour culbuté, secoué comme une guenille, et l’on vit, sous ses vêtements lacérés, sa poitrine pénétrée par les poignards aigus des griffes. Il ne se défendait pas, hypnotisé, se sentant infiniment faible, si faible qu’il se résignait, n’éprouvait pas d’épouvante.

Mais ses amis se précipitèrent, et tout à coup l’animal, criblé de balles, roula sur le savant, l’écrasa de son poids :

— Mort ! s’écria Alglave qui, par précaution, lui envoya une dernière balle dans la tempe.

Rapidement on délivra Fugère. Sa blessure était assez profonde, ayant déchiré un des muscles pectoraux, mais point dangereuse :

— Je l’ai échappé belle ! fit-il en souriant.

Les explorateurs, les hommes d’équipage s’entre-regardèrent, avec l’étonnement de ce drame : leur bateau, jusqu’alors, avait été une sauvegarde absolue contre l’animalité des rives et de la rivière.

— Le quatrième jaguar a disparu ! fit Alglave, tout en procédant à l’examen attentif de la blessure de son ami…

— Oui, répondit le troisième compagnon, mais, en somme, nous avons couru un danger des plus sérieux… et qui pouvait être évité si personne n’avait tiré… le fanal eût suffi à tenir les fauves à distance…

— C’est vrai, Véraguez ! reprit Alglave… mais qu’est devenu celui qui nous a amené l’aventure ?

— Le voici ! fit un des hommes d’équipage.

Le sauvage, invité du geste, s’avança. L’on vit un homme trapu, au regard de nyctalope, au visage très large, grisâtre, le front en angle et le menton énorme. Il articula quelques syllabes gutturales.

— C’est l’idiome même de notre otage ! dit Véraguez, qui avait de pénétrantes facultés polyglottes.

— Et aussi son type ! ajouta Fugère… Confrontons-les…

— J’ai idée, fit Alglave avec une nuance d’ironie, que le vieux cacique ne s’est pas borné à un cours de cosmogonie indienne…

Quelques minutes plus tard, on amenait l’Indien donné par le cacique. Dès qu’il fut mis en présence de l’autre, il manifesta une joie extrême et du reste partagée. Une conversation expansive s’engagea entre eux.

— Est-il de ta race, Whamô ? demanda Véraguez en dialecte akatl.

— Il est de ceux qui vont dans les cavernes, pendant la saison des pluies.

— De ta tribu ?

— Non… mais d’une tribu sœur.

— Demande-lui si nous sommes loin de ton pays… et dis-lui qu’il n’a rien à craindre… ni lui ni les siens.

— Bien, maître !

Le dialogue reprit, au milieu de l’intérêt de tous. C’était une langue âpre, sourde, avec des intonations étonnamment plaintives. Whamô dit :

— Nous sommes à deux jours de pirogue des cavernes qui ouvrent les Pays-sous-la-Terre. Les tribus sont maintenant dispersées dans les forêts et ne reviendront aux cavernes que lorsque les feuilles seront vieilles.

— L’homme de ta race veut-il nous conduire ?

Whamô interrogea de nouveau, et, dans les gestes de l’autre, on put remarquer l’acquiescement et la confiance.

— Il le peut, maître !… Sa vie appartient à ceux qui l’ont sauvé de la griffe des jaguars. Mais il faudra repasser de l’autre côté de l’île, car ici le passage est impossible.

IV

Toute la nuit, le bateau navigua sur les eaux paisibles, de l’autre côté de l’île. Après un court repos, Alglave était revenu sur le pont, avec Véraguez et les deux Indiens. Le grand péril de naguère semblait un rêve. La fine et fière embarcation narguait toutes les embûches, invincible sur la rivière libre, dans la clarté bleue. Enfin l’aube pointa sur la forêt. Rapide, elle éteignit les lueurs de la lune basse, et la vaste rumeur de la vie diurne succéda aux épouvantes de la nuit. L’île avait disparu à l’arrière, la rivière s’élargissait encore, des rochers parurent à l’horizon. Alors, l’Indien sauvé leva le bras, murmura quelques paroles. Whamô les traduisit :

— Là-bas, s’ouvrent les Bouches des cavernes !…

Le cœur battit aux explorateurs, la curiosité intense surexcita leurs âmes. Dans la brume légère, les roches ressemblaient à un troupeau de buffles colosses accourus à l’abreuvoir. Puis la rivière apparut comme un grand lac, dilatée en cirque tout autour de la chaîne rocheuse. D’ailleurs, le bateau approchait vite. Bientôt il atteignit les premières collines.

Et le spectacle avait une magnificence tranquille et sévère : la végétation s’arrêtait presque net ; de grands espaces arides s’étendaient à la rive opposée aux rocs ; des débris calcinés, des laves, des pierres vitreuses racontaient un très ancien cataclysme, une tempête plutonienne :

— C’est bien la terre mystérieuse ! fit Alglave… la terre des belles et ténébreuses légendes !

Un nouveau geste de l’Indien l’arrêta ; ils aperçurent, dans une des plus hautes roches, un prodigieux portail, le péristyle d’un temple de géants :

— C’est ici ! fit Whamô.

Dans l’immense ouverture, on voyait se déverser la rivière, et l’on pouvait apercevoir je ne sais quelles colonnades, quelles voûtes profondes où le soleil levant pénétrait obliquement. Véraguez et Alglave contemplèrent ce spectacle avec une sorte de respect mystique :

— Voyez ! dit le dernier… l’eau entre lente… et Whamô, comme du reste le cacique, prétend qu’elle est profonde ! Nous risquons peu, en tout cas, d’y pénétrer, quitte à renoncer plus tard à l’entreprise…

— Allons ! répondit Véraguez… puisque, du reste, Fugère a comme nous consenti à en courir le risque !

Déjà le soleil dissipait les voiles pâles de la brume. Les rocs se dessinèrent avec une sombre puissance, une aridité majestueuse, et les plaines de l’autre rive, avec leurs antiques épaves désolées, âpres, éblouissantes, étaient comme ces contrées maudites où les religions virent le souvenir des colères divines.

Lentement, le bateau vira vers la caverne.

V

Effectivement, le courant souterrain était tranquille et profond. D’abord, le fanal éclaira des bords uniformes, des stalactites pâles, des rocs grisâtres parsemés d’éclatantes paillettes de cristaux ou de métal. Il y régnait la nuit infinie. Les rais électriques vibraient sur de troublantes pénombres ; quelque chose de confusément, de fantastiquement vivant semblait ramper sur les parois humides, ramper avec une lenteur et une patience végétales. L’eau était extrêmement noire, et réfléchissait, indécise, les formes furtives découpées par le fanal.

Sous la voûte haute, dans l’odeur froide de citerne, dans l’air immobile et saturé de vapeurs, l’âme des compagnons était pénétrée d’une grande et haute mélancolie, d’une curiosité religieuse, d’un auguste sentiment d’inconnu — et, aussi, d’une appréhension invincible, d’un indécis pressentiment qui, par intervalles, rendait leurs poitrines lourdes, contractées.

Après deux heures de navigation, le paysage — si ces fantômes de rives, entr’aperçues à la lueur roide du fanal, peuvent s’appeler ainsi — le paysage se transforma.

Les rives, d’abord fort étroites, s’élargirent. Une très pâle, très frêle végétation filamenteuse apparut, espèce de lichen barbu et de mousses filiformes, et dessina des jardins d’argent mat, des fourrés de filigranes couleur de chanvre, des pâturages blancs. De-ci de-là s’enfuyaient, hors du cône de lumière, des bêtes pâles aussi, des marsupiaux au pelage couleur de cinéraire maritime, des rongeurs géants, des oiseaux rapaces, nocturnes, au vol doux, aux ailes cotonneuses, et quelques insectes de grande taille, comme saupoudrés de craie.

En même temps la température s’élevait, de douze degrés montait lentement à vingt, à vingt-cinq, à trente.

— Ferons-nous une descente ? demanda Véraguez.

— Ce n’est pas mon avis ! répondit Alglave… Je pense que nous devons d’abord pousser la reconnaissance aussi loin que possible… noter les grandes lignes de ce merveilleux terroir… Plus tard, fallût-il faire une série d’expéditions, nous pourrons procéder à des études de détail !

— C’est juste.

Bientôt Fugère, malgré sa blessure, monta près de ses amis, et, des heures durant, ils restèrent admirer la miraculeuse contrée souterraine. Elle s’agrandit, elle se développa. La végétation, toujours pâle, devint plus forte.

Des fougères chlorotiques, presque des forêts, élevèrent d’élégantes frondaisons sur les rives, des rongeurs gigantesques se montrèrent, à formes de rats, de rats grands comme des léopards, qui ne fuyaient pas lorsque la lumière du fanal les atteignait au loin. Il fallait le rapprochement, les rais intenses, durs comme des métaux, pour les décider à la retraite. Les marsupiaux semblaient plus rares, les rapaces nocturnes aussi. En revanche, des variétés de plus en plus curieuses de chauves-souris volaient en tremblotant au-dessus des fougères, à la poursuite des insectes.

L’impression était singulière de voir aussi blanches que l’hermine ces bêtes que l’homme ne connaît que sous des couleurs sombres : roux, fauve, brun. Assez petites d’abord, elles grandissaient, elles atteignaient la taille des vampires qui vivent dans les grands bois brésiliens. La température ne montait plus ; elle s’était arrêtée à trente-deux degrés, — et dans l’humidité, l’air peu renouvelé, cette chaleur ne laissait pas que d’être accablante.

Après le dîner (le crépuscule devait venir là-bas, aux contrées du dehors) Whamô annonça, au nom de son compagnon, que jamais les tribus de sa race n’avaient été aussi loin sous la terre, et qu’il abandonnait forcément tout rôle de guide. Il fit allusion aussi à une légende « que la rivière finissait par rouler dans un abîme où il y avait des pays plus mystérieux encore que ceux où l’on passait ».

— C’est bien fit Alglave… Pour moi, je propose de continuer…

— Jusqu’au bout ? fit le blessé.

— Jusqu’au bout, répéta Véraguez.

Et véritablement, âme de poète ou âme de savant au monde n’eussent pu résister à l’attraction féerique de ces pays de l’ombre, à ces promesses de sensations et de connaissances extraordinaires. Maintenant c’était une perspective immense : à la rive gauche, des déclivités abruptes, une farouche succession de rocs caverneux, durs granits rouges, basaltes creusés d’escaliers de cyclopes, cimes surplombantes et comme prêtes à crouler, je ne sais quelle nécropole percée de boyaux, de longs corridors qui se perdaient dans les entrailles de la terre. À droite, une véritable plaine, une forêt de fougères entrecoupée de fantomatiques champignons hauts comme des arbres, formant des clairières argentées, saisissantes, où la faune des rongeurs s’augmentait de lémuriens albinos, tristement perchés, dont parfois on entendait la plainte douce, où des hiboux blancs comme des cygnes alternaient avec des vampires livides et grands comme des aigles :

— Merveille ! merveille ! chuchotait Alglave en écrivant ses notes. Et même les hommes d’équipage restaient stupéfaits d’admiration et de terreur superstitieuse.

Tout à coup, un miracle s’ajouta à ces miracles.

VI

C’était là-bas, au loin, le lever d’une lueur violette qui semblait s’épandre, s’élever comme une aurore, encore qu’on ne vît aucune cause à son origine. Elle vint rapide, elle teignit de féerie les plaines pâles, les plantes et les animaux, elle se posa sur la rive rocheuse dans un enchantement indéfini où se mariaient toutes les nuances du violet.

Foncée d’abord, elle s’éclaircit, elle eut bientôt la douceur d’un rayon de lune qui transparaîtrait à travers des vitraux finement teints d’indigo. À mesure, des bêtes s’enfuirent, d’autres se levèrent et les chauves-souris, les vampires blancs se mêlèrent de gros chéiroptères, couleur de plomb.

Désormais, la vue s’étendit aux limites de l’horizon souterrain, à près d’un kilomètre de perspective. Une beauté saisissante émanait des prés de lichen neigeux, des pénombres ouvertes mystérieusement, des clairières de champignons rangés en colonnades hautes comme les vieux saules chauves sur le bord des viviers. Le pâle, partout le pâle ! Le pâle plein de vie silencieuse, le pâle émergé dans la douceur alternante des ténèbres et d’une lumière lunaire, le pâle surnaturel contant un roman de prodiges, de luttes patientes loin du soleil qui là-haut nourrit la terre, le pâle conservant les formes de faune et de flore qui jadis vivaient dans l’orgueil des couleurs !…

— Cette fois, débarquons-nous ? demanda Fugère…

— Avançons encore ! dit fiévreusement Alglave… je crois que des surprises plus grandes nous sont réservées…

Cependant les deux Indiens tendaient leurs oreilles fines de sauvages et montraient un peu d’inquiétude.

— Qu’entendez-vous ? demanda Véraguez.

— Nous entendons des eaux qui roulent ! répondit Whamô…

Alglave, dont l’oreille valait presque celle d’un Indien, écouta à son tour. Bientôt, il lui parut entendre un bruit de mascaret, le choc d’un rapide ou d’une cascade…

— Attention ! fit-il… je crois que la légende aura raison une fois de plus et que nous allons atteindre l’abîme… Qu’on ralentisse la marche ! cria-t-il au mécanicien.

Émus, les explorateurs surveillèrent attentivement le courant, dardant le fanal dont les rais éclairaient mieux que la lueur mystérieuse. Deux heures s’écoulèrent ainsi.

Le bruit approcha. Bientôt tous distinguèrent nettement une chute de cataracte :

— Stop ! cria Alglave… Et jetons l’ancre…

— Et cette fois, descendons ! ajouta Véraguez…

Après quelques minutes, le bateau fut à l’ancre, puis solidement amarré au rivage, du côté de la plaine. Des douze hommes d’équipage et de service, six furent désignés (ainsi que les deux Indiens) pour accompagner les explorateurs ; les six autres durent rester avec Fugère qui, pris d’un peu de fièvre, ne se sentit pas la force de suivre ses compagnons. Bien équipés et armés, munis de lanternes électriques à accumulateurs, Alglave, Véraguez et leur escorte se mirent en route.

VII

La terre était molle, légèrement humide. Le frôlement des conifères et des fougères livides causait une appréhension légère aux plus courageux, à Alglave même. Comme la petite troupe débouchait dans un espace découvert, il apparut soudain quatre ou cinq de ces rats dont les colossales proportions avaient tant surpris les voyageurs. De leurs yeux rougeâtres, ils fixèrent les hommes — et ils ne reculaient point, maîtres de ces domaines, dont ils devaient être les tigres et les lions. — Ils hésitaient pourtant, ne semblaient pas vouloir non plus prendre l’offensive, surpris de voir ces êtres nouveaux, ces bipèdes énormes.

En ce moment, un des hommes de l’escorte épaula sa carabine. Alglave la rabattit :

— Gardez-vous de tirer sans nos ordres ! fit-il d’une voix autoritaire… Si personne n’avait tiré cette nuit sur les jaguars, ils ne nous auraient pas attaqués… et nous n’aurions pas la douleur de voir blessé notre compagnon… Si vous attaquez ces rongeurs, presque certainement ils fonceront sur nous, avec des congénères cachés que la bataille attirera…

Il s’était arrêté, il regardait ces bêtes étranges :

— Ils ont je ne sais quelle ressemblance avec de grands pécaris… Vous connaissez la solidarité de ces animaux… ils se font massacrer jusqu’au dernier dès que l’on touche à l’un des leurs, plutôt que de laisser échapper l’agresseur… Ceux-ci ont l’air formidablement forts et bien endentés !… Tenez, ils se multiplient !…

Effectivement, trois ou quatre autres rongeurs s’étaient joints à la troupe — et vraiment ils se profilaient redoutables — de la taille de sangliers, les mâchoires solides, les dents aiguës :

— Cependant, ils ne paraissent pas décidés à l’attaque ! murmura Véraguez…

— Presque certainement ils nous laisseront tranquilles ! reprit Alglave… Nous les étonnons trop… Mais c’est à charge de réciprocité… En route !…

Les rongeurs, indécis, les laissèrent aller sans les suivre. Des marsupiaux détalèrent ; des guêpes de tulle effleurèrent les visages — les chauves-souris approchaient parfois, et surtout suivaient, comme curieuses.

— Ce qui m’étonne le plus, fit Véraguez… ce ne sont pas les bêtes… c’est que ces grandes fougères aient pu se maintenir !

— Oui, c’est inouï !… un naturaliste ne l’admettrait pas… pas plus qu’un physicien cette lueur !… Ne pourrait-on supposer que jadis la lumière fut plus forte — quelle que soit son origine — et que la végétation s’adapta, en une décroissance infiniment lente, à travers les millénaires… utilisa des rayons qu’elle n’utilise guère à la surface ?… Ceci, joint à la température constante, peut-être à des magnétismes particuliers… peut-être… mais à quoi bon de chimériques raisons, lorsque voici la réalité !…

Le bruit de cataracte avait augmenté. Au bout d’une heure la rumeur en devint assourdissante :

— Nous approchons !

Tout à coup, Whamô et l’autre Indien, qui marchaient assez loin devant, s’arrêtèrent.

Une répercussion de foudre ébranlait les voûtes. Les animaux étaient plus rares, surtout ceux de grande taille. Et le courant était calme, uni. Il coulait dans un évasement, un lit très large, sur une pente ralentie. Toute la fureur torrentueuse était là-bas, à la chute, décelée à l’oreille mais non à l’œil. Cependant Whamô avait levé les bras ; il criait, mais sa voix se perdait dans le vacarme comme un vol d’insectes dans le vent.

Véraguez et Alglave se hâtèrent, puis, immobiles, béants, vertigineux, ils regardèrent le gouffre.

VIII

Le gouffre incommensurable ! D’abord les nappes furieuses, la bataille des eaux resplendissantes comme les cimes d’un Himalaya, retentis-santes comme un troupeau d’orages, avec des grâces de dentelle et des pesanteurs de granit — et toute une pluie pâle qui bondissait au-dessus du Niagara souterrain. Sur quatre assises coulaient ces légions de torrents : quatre marches d’un escalier, dont chacun avait vingt mètres de baut. Et, du haut en bas, le ruissellement, le bondissement, les ruptures, les ilots des rocs, les rencontres obliques, les jeux infinis de la lumière symbolisaient la force violente, la force irrésistible, la fureur inconsciente de l’élément, avec mille délicatesses nuancées.… Et pourtant, ce n’est pas la cataracte qui dominait le plus l’imagination des voyageurs.

Plus grandiose et plus inimaginable était l’entour — ce gouffre pâle qui était une contrée pâle. Sous les voûtes restées à la même hauteur, c’était en bas une terre immense. La vie y apparaissait dans une splendeur surabondante ; grandes étendues sylvestres, plaines moussues, marsupiaux et rats géants, mais surtout une quantité extraordinaire de chéiroptères — et cette fois d’une taille absolument imprévue, aussi puissants que les plus puissants condors des Andes. Oh ! ces chauves-souris géantes, leurs grands envols sur la cataracte, leurs planements sur les plaines ! Toute la grâce de l’oiseau était en elles, avec quelque chose de plus, je ne sais quelle intelligence de mouvements, marquant une race de mammifères supérieurs.

« Ce sont les rois de cette création, pensa Alglave. Un essai de la Nature pour faire — qui sait ! — un homme volant. »

Et la ressemblance étrange de la chauve-souris et de la contexture humaine, qui l’avait si souvent frappé, le préoccupa.

Mais une voix lui cria dans l’oreille, celle de son compagnon, comme lui grisé d’inconnu :

— Avancons ! avancons !…

— Oui… C’est cela… Avancons !…

Ce n’était pas difficile. À côté de la cataracte, une pente montait, très accessible, que la petite troupe se mit à descendre.

Ils avaient commencé à peine, que des troupes nombreuses de vampires arrivèrent vers eux puis, planant, semblèrent les observer. Ils continuèrent d’avancer, et les bêtes avec eux. Au-dessus de leur tête, devant eux, à l’arrière, c’était un grouillement d’ailes, une inquiétante animalité curieuse, peut-être hostile.

Arrivés en bas, Alglave et Véraguez s’arrêtérent.

Les chauves-souris continuèrent d’arriver ; il y en eut bientôt plusieurs mille. Beaucoup se posaient sur des anfractuosités, sur des fougères, sur des arbres. Et partout les autres animaux leur faisaient place, avec une manière de respect, comme à la race victorieuse.

— Que faire ? hurla Véraguez…

— Avancer encore !

Et ils avancèrent. Pendant une heure, ils suivirent le cours de la rivière, sans que le pays variât beaucoup, sans qu’aucun animal essayât de leur barrer la route, mais toujours suivis, quoique beaucoup moins, de la curiosité des vampires. L’étonnement se taisait en eux ; seul demeurait le désir d’aller, d’aller toujours, la dévorante curiosité des savants. Véraguez finit cependant par dire :

— Fugère nous attend !…

— Eh bien ! répliqua Alglave… envoyons un, deux messagers… et pour nous, mangeons et continuons notre route ; nous pouvons aller de l’avant encore plusieurs heures. Nous ne quitterons pas le bord de la rivière…

— Et si La lumière s’éteint ?

— Nous avons nos lanternes !

— Soit !

Les messagers envoyés, le repos pris, opiniâtrément ils se remirent en marche !

IX

Des symptômes de fatigue se manifestèrent chez les compagnons, sauf chez Alglave et chez les deux Indiens. Véraguez demanda même à prendre un moment de repos.

Comme ils s’arrêtaient, ils remarquèrent pour la deuxième ou la troisième fois, à travers une clairière de champignons, des chauves-souris qui s’abattaient sur des marsupiaux et des rongeurs, puis demeuraient attachées aux flancs de ces bêtes, sans que celles-ci opposassent de résistance.

— Véraguez ! dit Alglave… regarde !… Cela ne te paraît-il pas bizarre ?… Ces vampires se nourrissent du sang des quadrupèdes… et ceux-ci s’y soumettent docilement…

— Oui, répondit Véraguez d’un ton lourd, les mâchoires lentes… c’est surprenant…

— Eh bien ! j’ai idée que ces bêtes sont domestiquées… je tombe de plus en plus dans la croyance que ces immenses chauves-souris sont d’intelligence supérieure, savent dompter le reste de la faune, et qu’elles ne prennent que la ration de sang que chaque bête peut donner, comme nous prenons le lait des vaches… comme telles fourmis prennent la sécrétion douce de cirons domestiques…

— Certainement !

Le ton de Véraguez l’étonna, puis l’attitude de deux des hommes d’escorte, accroupis sur le sol, et qui semblaient lutter contre le sommeil.

— Qu’avez-vous ? s’écria-t-il.

— J’ai sommeil, répondit pesamment Véraguez.

— Sommeil ?

— Oui.

Et il s’accroupit comme les deux hommes.

Alglave, inquiet, regarda autour de lui. Il lui sembla que la lumière diminuait, qu’une brume descendait sur les clairières, sur les lichens, sur les eaux. Lui-méme se sentit les paupières lourdes.

— Qu’y a-t-il donc ? C’est étrange !

Et, voyant son ami s’étaler :

— Véraguez ! Lève-toi, Véraguez !

Véraguez dormait. Deux des hommes dormalent aussi ; les autres, et Whamô même, luttaient péniblement contre la torpeur. Seul, l’Indien sauvé résistait assez bien, échangeait un regard inquiet avec Alglave :

— Quoi ? quoi” répétait celui-ci, avec une angoisse grandissante.

Il eut épouvante à l’idée que le mal mystérieux pouvait être mortel : un poison subtil, un gaz asphyxiant. Secouant encore son compagnon :

— Véraguez ! Du courage, mon ami !

Véraguez resta inerte ; bientôt Whamô et les autres durent s’étendre, succombèrent à leur tour :

— Mais c’est affreux !… La mort peut-être… la mort inutile, lâche… sans avoir pu étudier ces mystères…

Car, au fond de son trouble, la curiosité acharnée du savant demeurait encore, le regret immense d’un trésor de science qui se perdrait si leur expédition succombait.

En ce moment, il se sentit toucher le bras. C’était l’Indien qui l’entraînait, qui lui montrait une espèce de tertre. Machinalement, Alglave suivit. Son angoisse se fondait dans la torpeur ; il arriva péniblement sur le tertre. — Là, en une minute, il reprit des forces, la lucidité du regard et du cerveau :

— Merci ! merci ! fit-il en secouant la main du sauvage.

Celui-ci lui fit signe d’attendre ; et, redescendant vite, il courut vers le groupe des dormeurs.

Bientôt Alglave le vit revenir traînant un corps, celui de Véraguez, péniblement. Il s’élança à l’aide ; ils parvinrent à remorquer l’explorateur jusqu’au bout du tertre. Alors seulement Alglave réfléchit sur le sens intelligent des actes de l’Indien :

Habitant des cavernes, il avait dû, par analogie, comparer ce qui arrivait avec les asphyxies par l’acide carbonique.

— Il a été plus intelligent que moi !

Successivement, en prenant les repos nécessaires à dissiper l’étourdissement qui suivait chaque course, Alglave et l’Indien remorquèrent tous leurs compagnons sur le tertre.

Mais, chose lugubre et singulière, quoique leur respiration fût normale, leur pouls régulier, aucun des dormeurs ne s’éveilla malgré cris ni secousses :

— Ce n’est donc pas l’acide carbonique ? pensa Alglave avec désespoir.

Lui-même, debout au haut du tertre, ne se sentait plus d’engourdissement ; son compagnon montrait la même endurance. Triste, il regardait le paysage. Il constata instinctivement que sa conjecture sur les vampires semblait juste ; partout ils s’abattaient sur les animaux quadrupèdes, leur suçaient le sang, avec une tranquillité de possesseurs usant de droits incontestés…

— Mais pourquoi les bêtes résistent-elles à ce sommeil qui nous a vaincus ?

Comme il se posait cette question, il observa que, précisément, certaines bêtes se préparaient au repos. Partout des rongeurs, des marsupiaux, se couchaient sur les lichens et les mousses.

Et de nouveau, Alglave s’aperçut que la lumière diminuait.

Les ténèbres allaient-elles descendre ? Fallait-il y voir une corrélation avec le sommeil ? Mais ce matin, quand le bateau circulait dans l’ombre, on voyait fuir des bêtes à la lueur du fanal.

— Ce n’était pas dans le même district… C’était au-dessus de la cataracte… en haut !

La lumière diminuait, diminuait. Bientôt il n’y eut plus qu’une confuse pénombre, spectrale, où voletaient les vampires. Alors, Alglave se mit en devoir d’allumer une des lanternes électriques à accumulateur. Mais il eut beau la retourner en tous sens, presser les contacts, rien n’y fit :

— Misère !

Son anxiété augmenta quand il eut échoué avec une deuxième lampe. Successivement, il essaya les autres — en vain !

— Il y a, décidément, quelque phénomène électrique… en corrélation avec l’extinction de la lumière ; elle-même peut être d’origine électrique !

Désespérément, il recommença de secouer ses compagnons, toujours en vain, hélas ! mais aussi sans découvrir dans leur sommeil de symptômes alarmants : le cœur, le pouls, la respiration demeuraient normaux. Et, surprise, sa pensée errait entre des hypothèses inconciliables, car enfin, si lui et l’Indien restaient éveillés sur le tertre, pourquoi eux ne s’éveillaient-ils pas ? Quelle singularité voulait que le sommeil commencé se perpétuât ?

L’ombre croissait encore, Alglave n’apercevait plus que vaguement le sauvage debout auprès de lui. D’un geste lent et triste, un geste d’adieu fraternel, il prit la main de ce compagnon de misère dont il ne parlait pas la langue, avec qui il ne pouvait échanger aucune pensée définie : un sourire amical et résigné parut sur la large face de l’homme des cavernes, un sourire qui poigna le cœur d’Alglave :

— Adieu ! adieu ! répéta le voyageur.

Des syllabes gutturales lui répondirent, — et ils se trouvèrent dans les ténèbres pesantes, immobiles, entrecoupées de la lointaine rumeur de la cataracte, — les ténèbres complètes, opaques comme des murailles, humides et sinistres, les ténèbres de la mort lente.

Et dans ces ténèbres, il sentait la torpeur l’envahir à son tour.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Quelles sont ces haleines douces, ces battements d’éventail qui passent dans l’ombre, ces soupirs, ces chutes mates, ouatées ?

Alglave y songe, dans un rêve confus, car la torpeur continue à le prendre, mais infiniment lente, l’éteignant jusqu’à l’angoisse dans je ne sais quelle volupté de nirvâna.

— Je vais mourir… Mourir !

Il s’étonne de n’être pas plus épouvanté. Sa main cherche autour de lui ; elle rencontre une fourrure de soie, elle se retire avec un peu d’horreur. Il devine que les vampires s’abattent sur ses compagnons, que tantôt ils vont s’abattre sur lui-même et se nourrir de son sang. Il veut se lever, il étend les deux bras, mais sa faiblesse est extrême, et il retombe, il s’affaisse dans un profond sommeil, non sans avoir senti sur son cou, sur sa poitrine, un poids mou, tiède, une palpitation de bête qui fait sans peine sa proie du roi de la création.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Du temps coule, indéterminé, des heures d’ombre. Les hommes, sur le tertre, demeurent immobiles, morts ou assoupis. Et voilà, cependant, qu’un d’entre eux soupire, se dresse, avec un murmure. Quelques minutes celui-là piétine, secoue les autres en criant des choses rauques, profondes, mais sans éveiller personne. Ses pas retentissent sur le tertre, s’éloignent rapidement dans la nuit effroyable, se confondent bientôt avec l’éternel bruissement de la cataracte.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Des heures encore dans le vaste assoupissement des cavernes. Depuis longtemps les vampires mêmes se sont endormis. La mort règne dans l’immanence. Éternellement, ce semble, vont se perpétuer les ténèbres… Et pourtant, voici une rumeur légère, des bruits de pattes graciles, des cris légers, des rongements, des broutements. Un observateur devinerait un réveil d’êtres, l’approche d’un phénomène d’allégresse.

Cela dure une, deux, peut-être trois heures.

Enfin, une lueur faible d’abord comme une brume, puis douce comme la lune derrière une triple couche de nuées violettes, puis plus claire, plus belle dans ses merveilleuses nuances indigo : c’est le jour des cavernes !

Ce jour trouve endormis les hommes sur le tertre, mourants peut-être, immobiles. Un vol de chéiroptères les domine, mais sans s’abattre sur eux.

Soudain l’un d’eux remue, Whamô, qui s’étire, se dresse, encore tout étourdi. Il compte, il s’aperçoit que son frère indien a disparu, puis, morne, il secoue Alglave.

Après un moment Alglave remue, ouvre les yeux.

— Hé !… quoi ? Ce n’est donc pas fini ?

Il se dresse, il regarde. Il se sent faible, mais non au point de ne pouvoir marcher. Son œil suit les vols des chéiroptères, avec une vague tendresse.

— Ils ont usé mais non abusé de nous !

Et ces paroles se confirment par l’éveil successif des compagnons. Ils sont faibles, presque incapables de marcher. Véraguez, stupéfait, demande :

— Qu’est-il donc arrivé ?

Aux explications d’Alglave, sa surprise augmente, avec la joie d’être encore en vie :

— Nous sommes trop faibles pour regagner le bateau… avant d’avoir mangé… dit-il enfin.

Tous ont au col la petite plaie par où les chauves-souris géantes ont sucé leur sang ; mais il faut à tous avouer la modération des bêtes, et Véraguez, comme Alglave, en éprouve une espèce de gratitude :

— Il faut pourtant manger, dit un homme… et nous avons épuisé nos provisions !…

D’un signe, il fait comprendre qu’il va tuer quelque bête :

— Gardons-nous-en bien ! fait Alglave… Je suis intimement persuadé que nous le payerions de notre vie… Marchons plutôt… Si la lumière dure autant que la première fois… et je la crois périodique, nous pourrons regagner le bateau sans encombre… car elle éclairait depuis longtemps déjà avant que la cataracte nous eût forcés de débarquer !… Mais où donc est l’homme de ta race ? demanda-t-il à Whamô.

— Parti ! répondit Wham, il est allé chercher du secours… j’en suis sûr !

— Moi aussi !… Eh bien, en route !

X

Les premières heures, quoique la petite troupe fût bien débile, tout alla bien. L’avance était un peu lente, à la vérité, mais on ne perdait pas de temps. Stimulés par la crainte, tous donnaient leur maximum d’effort. À la longue, cependant, une lassitude extrême se manifesta même chez les plus vigoureux. Et surtout ils sentirent le besoin de réparer leurs forces, de regagner le sang sucé par les vampires.

Alglave et Véraguez opposèrent une grande énergie à toutes les plaintes, stimulant leurs hommes autant par l’exemple que par la parole. Il fallut pourtant se résigner à commander une halte.

— Monsieur ! fit alors un des plus affamés… je vous en prie… laissez-nous tuer un animal quelconque…

Alglave voulut s’y refuser, Véraguez intervint :

— Voyons, ami… sinon un rongeur… du moins que nous abattions un marsupial…

Devant les faces suppliantes, blêmes, maigries, fiévreuses, Alglave finit par céder.

— Soit ! Mais je n’endosse aucune responsabilité…

Aussitôt quatre hommes se dirigèrent vers un épais massif de fougères, la carabine prête, et s’y embusquèrent. Deux minutes se passèrent, angoisseuses, puis un coup de feu retentit. L’écho s’en répercuta, sinistre ; presque en même temps une pluie de pierres, de pierrailles, tomba avec fracas. On entendit un cri de douleur, et, quand la poussière se fut dissipée, on releva un des quatre hommes de l’embuscade : il avait un bras démis. Quant au marsupial visé, il n’avait pas été atteint ; il fuyait, avec d’autres bêtes, non à cause du coup de fusil, mais à cause de la chute des pierres.

— Tirerez-vous encore ? demanda Alglave à ses hommes.

Tous baissèrent la tête, humiliés, tandis que Véraguez examinait le bras du blessé. Après une vingtaine de minutes de repos, la marche fut reprise. Les malheureux se traînaient, démoralisés, pleins d’horreur pour cette contrée souterraine qui ne semblait plus (hélas ! à Alglave même) qu’une nécropole incommensurable d’où l’on ne sortirait jamais ! Un incident compliqua le désastre : l’homme au bras démis, qui retardait continuellement sur les autres, poussa un soupir de détresse, s’accrocha à l’un de ses camarades et s’évanouit. Il fallut s’arrêter encore, essayer de ranimer le pauvre diable. Un autre alors, s’étendant sur le sol, déclara qu’il préférait mourir là plutôt que de continuer une marche inutile. Au reste, en examinant l’ensemble de la petite caravane, il était évident qu’on ne pouvait guère avancer bien longtemps. Quant à transporter les invalides, il n’y fallait pas même songer, dans l’état d’exténuation où ils se trouvaient tous.

— C’est la fin ! pensa avec découragement Alglave… Nous n’avons échappé à l’engourdissement que pour périr d’inanition !…

Sa tête bourdonnait, sa vue était lente et faible, il ne se sentait pas beaucoup plus valide que les autres. Il rêva de capturer quelque bête sans user d’armes à feu, puis il rejeta cette idée en constatant l’incertitude de sa démarche et de ses mouvements.

— Eh bien, soit !… le sort en est jeté !…

Il s’assit, lugubre. Dans son cerveau enfiévré repassa la vision d’une belle et grandiose étude, d’une merveilleuse relation de voyage dans la « Contrée prodigieuse des Cavernes », puis il ferma les yeux avec résignation, il attendit…

Un cri aigu l’éveilla, le fit se dresser. Il vit Whamô debout qui faisait des signes, puis, au loin, des silhouettes humaines.

Whamô dit :

— L’homme de nos tribus ! Il revient avec du secours !

Alglave distingua bientôt nettement l’Indien sauvé, avec trois hommes d’équipage. Poussant un hourra formidable, il s’élança !… C’était le salut, c’était la vie : des provisions, des cordiaux, de l’espérance !…

Cinq heures plus tard, tous rejoignaient le bateau, et le souvenir des merveilles entrevues dominait celui des mortelles angoisses.

XI

Vers l’automne, le bateau sillait de nouveau sur l’immense rivière, cette fois vers l’aval.

Alglave, Véraguez, Fugère se tenaient à la proue, au crépuscule du soir, à l’heure des souvenirs. Ils causaient de l’expédition miraculeuse menée à bonne fin, des luttes où ils avaient appris à explorer les contrées souterraines, à surmonter ou à tourner leurs obstacles. Fugère, de-ci de-là, relisait des notes, les annales du fantastique voyage. Un orgueil doux et fort les rendait rêveurs.

Auprès d’eux se tenaient les Indiens auxquels ils devaient tant de précieux services, qui étaient devenus des amis, attachés à leur bonne comme à leur mauvaise fortune.

La nuit vint, une nuit lunaire comme celle où ils avaient rencontré les jaguars.

Et c’était toujours « la vie féconde et monstrueuse, la guerre éternelle, les conjonctions furtives de l’amour, l’embuscade carnivore, la poursuite, la terreur, le génie de l’attaque et de la défense dans une formidable liberté, le même besoin des faibles et des forts, la faim — pâture ou proie ! »

Et la lueur lunaire s’épandait avec une divine beauté dans le tiède éther, sur les forêts libres, sur les eaux immenses.