Librairie Plon (p. 3-32).

PREMIÈRE PARTIE

LES
PROFONDEURS DE KYAMO


I

C’était le soir, au village nègre d’Ouan-Mahléi, proche, à l’Orient, de la forêt Kyamo, une des plus vastes du Continent mystérieux.

Au firmament, la lune, écornée par le décours, flottait entre des nuages à peine visibles, nuages longs, frêles, en forme d’esquifs, qui tous partaient, se perdaient lentement vers un même horizon. La plaine se prolongeait en ondes légères, avec des palmiers sur les hauteurs ; par ce mois de floraisons, la confidence des parfums, suave dans les chuchotis de la brise, semblait le verbe profond et pénétrant des plantes, l’hymne de leur amour, de leur ardeur à croître et se multiplier.

Le vent se levait, se taisait alternativement. Il était triste et doux comme le ciel sous sa couverture mince de nues. Il soulevait, dans un rythme de mouvement et de musique, pour l’œil et pour l’oreille, les herbes longues, les feuillages dentelés. Des insectes vibraient ; on entendait par intervalles le rugissement d’un lion, et, plus lointain, le rugissement d’un autre lion, puis des cris, des abois, des rumeurs imprécises. Tout cela, comme la brise, s’interrompait en de magnifiques silences.

Les nègres ne dormaient pas. Beaucoup se tenaient auprès de la case centrale, la case du chef, où trois Européens contemplaient la nuit et causaient entre eux ou avec les indigènes. D’autres préparaient un grand brasier pour cuire un festin, un repas colosse, en l’honneur des hôtes. Des trois voyageurs, deux, l’Autrichien Kamstein et le Français Hamel, étaient des explorateurs fervents, soucieux de parcourir et de décrire avec exactitude des contrées inconnues. Braves jusqu’à l’héroïsme, ils préféraient le système de la douceur à la méthode conquistadorienne des Stanley.

Alglave, encore plus qu’eux, était un voyageur de haute lignée, noblement curieux, répugnant aux sacrifices inutiles, aux meurtres inconsidérés de l’animal, empreint de ce système de philosophie zoologique qui voit, dans le massacre abusif de l’animal, à la fois un danger pour le progrès futur de l’humanité et une diminution de beauté sur la terre.

Il interrogeait avec ferveur un vieillard d’Ouan-Mahléi, sur la forêt de Kyamo. Et celui-ci contait des choses mystérieuses, légendaires peut-être, infiniment intéressantes et poétiques.

Kyamo était longue comme quarante journées de marche en plaine et large de vingt journées. Elle était vieille incroyablement, — depuis le commencement des âges, — et l’homme nègre ne l’avait jamais traversée par troupes. Le lion la redoutait, avait été expulsé tout autour de sa frontière. Aussi loin que va la mémoire des ancêtres et des ancêtres, dans le récit des époques mortes, Kyamo avait appartenu sans conteste au grand homme des bois, au gorille noir géant. Elle avait été impérieusement et victorieusement gardée.

À ce récit, Alglave s’émut. Une épopée merveilleuse et profonde avait grandi dans son cerveau en même temps que l’âpre curiosité du savant :

— As-tu vu l’homme des bois ?

— Je l’ai vu, j’ai marché dans Kyamo. L’homme des bois est plus grand que nous, surtout plus large. Il a la poitrine profonde du lion, ses bras sont invincibles ; plus d’un guerrier a pénétré dans la grande forêt, sans armes, solitaire. Lorsqu’on est humble et doux, il ne vous arrive pas de mal… mais la colère de l’homme des bois est terrible !

— Les hommes des bois sont-ils en grand nombre ?

— Oui, ils sont nombreux sûrement ; la forêt en contient plusieurs centaines de villages.

— Mais ils ne vivent pas en groupes ?

— Non, chaque homme vit à part avec ses femmes, très voisin d’autres familles. Ils se réunissent quelquefois par villages et par tribus, pour des expéditions. Ils savent alors choisir un chef.

Alglave baissa la tête et rêva. Son rêve lui était doux au cœur.

Dans l’hermétique vastitude de Kyamo, il voyait un majestueux vestige de la très antique histoire de l’être. En ce domaine vierge, l’intelligence de celui qui fut le rival de l’homme avait gardé des traces d’un état supérieur : rudiments d’organisation, système de défense forte et réfléchie, énergie vitale considérable.

Là vivait l’analogue de ce qu’avait été l’homme à l’époque tertiaire, un animal qui, pour des raisons mystérieuses, avait échoué où son émule avait réussi. Là vivait la genèse de l’humanité avant l’homme doué du verbe, un des plus émouvants, sinon le plus émouvant, des poèmes épiques arrivés, que puisse concevoir le cerveau des hommes.

Alglave résolut fortement qu’il pénétrerait dans Kyamo, qu’il assisterait à la vie de ces êtres, les verrait agir dans l’intimité de leurs refuges…

Cependant, le grand brasier s’allumait à l’orée du village. Sa lueur effaça celle de la lune et pâlit encore les étoiles.

Les nègres poussèrent des clameurs joyeuses d’enfants.

Dans la plaine, les bêtes, étonnées, se turent, puis reprirent leur clameur de chasse, de terreur et d’amour. La fumée dissipa les arômes exquis de la plante. Bientôt un buffle, des antilopes, furent mis à rôtir sur la flamme.

Alglave, pensif, sentit s’accroître plus forte, de minute en minute, sa résolution de pénétrer dans les profondeurs de Kyamo.

II

La forêt des vieux âges ! Plus vénérable, plus vierge qu’aucune forêt des Amazones, qu’aucun buisson australien, peuplée d’arbres millénaires, et pourtant percée de vagues sentiers, de voies frustes. Alglave y avait pénétré seul, après l’affirmation répétée des sauvages que les hommes des bois immoleraient irrémissiblement les téméraires qui pénétreraient à deux ou en troupe.

Surpris de ces sentiers qui la parcourent à travers le désordre immense, il marchait depuis quatre heures.

L’atmosphère lourde, les demi-ténèbres, la vie trop abondante, trop menaçante, tout pesait lourdement sur son imagination, l’emplissait d’angoisse. De-ci delà, quelque grosse bête avait fui devant ses pas, parmi la multitude des petits organismes, ou quelque respiration puissante l’avait tenu aux aguets.

Mais nulle part il n’avait aperçu le grand anthropoïde, roi de cette prodigieuse patrie des arbres. Des traces, cependant, des empreintes digitales, et son cœur avait battu, tandis qu’il tâtait involontairement les revolvers dissimulés dans ses poches.

Il fouillait les pénombres d’un regard trop attentif, trop fébrile. Plusieurs fois il avait eu un peu d’hallucination, cru apercevoir la large face noire, le crâne à cheveux rares, les énormes bras velus d’un gorille : mais de réalité, aucune.

Las, il s’assit sur une racine géante, il réfléchit. Malgré le nerveux malaise de la forêt, la sensation d’être aussi loin de tout secours, de toute humanité, que s’il avait été à mille lieues au fond d’un désert, sa résolution n’avait pas bronché. Au rebours, plutôt. Il se sentait un désir plus indomptable, une curiosité plus extrême de connaître les mystérieux souverains de Kyamo, étant de la lignée de ceux dont l’ardeur s’éveille devant l’obstacle, dont la volonté se double par la crainte. Au simple projet primitivement formé de voir, d’observer quelques gorilles dans leurs habitats, se substituait lentement une pensée plus étendue : vivre parmi eux pendant que Kamstein et Hamel contourneraient Kyamo, être pour une saison un des leurs, admis volontairement parmi leurs peuplades.

Par quel stratagème, par quel acte y parvenir, il ne le savait guère ; il y songeait, tête basse, front contracté.

Mais, comme toujours, chez ceux qui, ayant connu beaucoup d’aventures, en savent les vicissitudes, il dut finir par espérer quelque hasard, un de ces hasards dont ne profitent, au reste, que les hommes de volonté et de flair.

Tandis qu’il rêvait à ces choses, une clameur lointaine le fit tressaillir. Il se leva en sursaut, il regarda.

Dans la lueur incertaine, verdâtre, tremblotante, les branchages, les lianes, les fûts des arbres séculaires, à peine s’il voyait à deux cents pas. Cet horizon court ajoutait à l’impression de vitalité saisissante, d’occulte et noire puissance, et comme d’âmes antiques, flottant dans l’atmosphère alourdie, comme d’une infinité de forces organiques, mortes ou en formation, électrisant ce terreau où la forêt s’était reproduite peut-être dix mille fois depuis les âges tertiaires.

La clameur continua, vaguement ressemblante au bruit d’une foule humaine. L’oreille tendue, Alglave cherchait à l’analyser. Quoiqu’il ne fût pas sans appréhension, je ne sais quelle force l’entraînait, irrésistible.

Machinalement, il se mit en marche à pas étouffés. À mesure qu’il approche, la clameur se fait plus haute, moins comparable à du tapage humain. Plutôt est-elle grondante comme celle des buffles, aboyante comme celle de grands dogues. Elle s’apaise parfois, pour reprendre plus haute, formidable.

Aglave eut un instant d’hésitation. Comment calculer le péril ? La mort peut-être, et comment l’éviter s’il approchait trop ? Vaines raisons ! Sa curiosité devint excessive, presque morbide. Il avait la certitude d’approcher d’un mystère, d’une scène inconnue de tous les savants du monde et qui, de plus, se rapportait au grand anthropoïde.

Il avança donc, il avança malgré lui, malgré toute raison, toute sagesse. Le voici à portée de la vue. À travers les ramures d’un baobab, il voit une troupe d’êtres noirs, velus, de grande taille, mais indéterminables encore. Il faut approcher, il faut voir. Toute prudence l’abandonne ; sa curiosité est devenue une ivresse, une auto-suggestion : rien ne le fera reculer. Il épie, il s’oriente. Là-bas apparaît un tronc énorme, creux, fissuré ; son œil de botaniste lui dit qu’il existe d’autres fissures, dans la direction opposée, révélées par des effets de lumière et par lesquelles il pourra observer l’étrange pandémonium.

Que faire pour passer inaperçu ? Et le flair des anthropoïdes ne le découvrira-t-il pas, même si, leur regard ou leur ouïe ne perçoivent sa présence ?

Il osa espérer. Il se dit que la foule même qu’ils faisaient, d’odeur animale forte, dissimulerait sa faible odeur d’homme blanc, vêtu d’habits qui le diminuaient encore. Et sans plus ratiociner, il s’abandonna à l’aventure. Rampant de souche en souche, de plante en plante, de fût en fût, il se rapprocha de l’arbre creux. Plus de la moitié du chemin fut ainsi parcourue. Soudain, il eut un violent battement de cœur. Le silence s’était fait.

Des têtes noires, des yeux brillants se tournaient dans sa direction. Il se fit un épouvantable silence.

— Je suis trahi ! songea-t-il.

Aplati contre terre, il attendit, résigné, comprenant qu’il ne pourrait pas fuir, se dissimulant toutefois avec soin.

Du reste, plus un doute, les grandes bêtes noires, accroupies, dans des poses de meeting, c’étaient bien les hommes des bois géants, les terribles gorilles de Kyamo. Deux minutes coulèrent, puis une voix mugit, d’autres suivirent. Alglave, avec une joie profonde, constata qu’on ne l’avait pas vu.

Ils sont assez les maîtres de la forêt pour ne pas se troubler vite. Depuis tant de siècles de domination, comme leur sécurité doit être grande ! Immobile, il les admira. C’étaient des colosses, de superbes organismes musculaires. Certains devaient avoir trois fois le poids d’un homme, quoique leur hauteur dépassât à peine la moyenne humaine. Mais leurs jambes étaient courtes, leur poitrine énorme, profonde, herculéenne. Leurs bras devaient étouffer les lions, terrasser les rhinocéros.

Alglave se sentit un singulier orgueil. En ces bêtes athlétiques, il fut heureux de reconnaitre le prototype de l’homme primitif, il fut heureux de se dire que notre ancêtre n’avait pas été, à l’origine, l’animal faible, nu, désarmé, des vieilles théories, mais un redoutable adversaire physique des grands fauves. Nos aïeux d’avant la Parole furent puissants de muscles, formidables dans la lutte corps à corps, avant de dominer le monde par le cerveau. Sans affirmer que leur pouvoir de combat immédiat fût à la hauteur de leur victoire intellectuelle, sans dire qu’ils furent la bête souveraine, ils furent du moins parmi les bêtes les plus fortes…

Hanté, à travers son émoi, par ces réflexions, Alglave avait cependant repris son rampement vers l’arbre creux. Il y arriva sans nouvel encombre. Ainsi qu’il l’avait prévu, l’arbre était fissuré autant qu’il fallait pour voir tout ce que feraient les gorilles. Il s’y glissa, il s’y tapit dans un coin obscur, il contempla la scène extraordinaire que, plus tard, il nomma le grand conseil de l’homme des bois.

III

Spectacle extraordinaire, en effet. Dans un espace de dix à douze ares, le terreau de la forêt était nu, couvert de quelques mousses, de quelques menues plantes, et cet espace elliptique, sous les branches des arbres d’alentour qui interceptaient en grande partie la lumière, formait une espèce de hall naturel.

Là se tenaient accroupis une multitude d’hommes des bois, environ quatre cents, tous mâles, tous adultes. Une manière d’ordre présidait à leur groupement, comme aussi à leurs attitudes. Tantôt l’un, tantôt l’autre, faisait des gestes réguliers, que les yeux de tous suivaient attentivement. Des cris accompagnaient ces gestes, cris qui portaient, évidemment, les caractères soit de l’approbation, soit de la désapprobation. À voir le jeu des physionomies, la répétition de certains mouvements, Alglave ne douta pas qu’il n’eût devant lui une espèce de grand conseil de ces bêtes singulières. Pendant les silences, c’était un visible recueillement, des contentions d’esprit, tout l’aspect d’une assemblée humaine dans une circonstance importante. Sans doute, les faces étaient presque canines, les mâchoires énormes et proéminentes, le front fuyant et peu ample, mais tout cela n’infirmait pas la relative intelligence de l’ensemble : Alglave se souvint d’avoir rencontré des Africains aussi éloignés en apparence du type homme que ces anthropomorphes…

Que discutaient-ils ? Quel péril à conjurer ? quelle expédition, quelle œuvre en commun ?

Alglave ne pouvait d’aucune manière le conjecturer, mais certes la chose en dispute devait être importante. Le seul indice probant était un indice de direction En effet, les mains, les visages se tournaient fréquemment d’un même côté, à peu près vers le sud.

— Est-ce un ennemi, un phénomène… quelque aventure heureuse ou malheureuse ?

Qu’il eût été intéressant de le savoir ! Mais quant à prétendre deviner, Alglave se persuada vite que c’eût été vain : pour embryonnaire, ce langage de l’homme des bois devait exiger de longues périodes d’étude. Quant à douter que ce fût un langage, non ! Le naturaliste, expert aux nuances de la vie, démêla avec certitude des retours de combinaison, une mathématique des doigts et des bras bien simple si on la compare à la subtile mimique de nos sourds-muets, mais bien savante et complexe par rapport à tout ce qu’on observe parmi les mammifères supérieurs.

Ah ! oui, qu’il eût été intéressant de le savoir. Quel enseignement profond sur l’origine du langage ! quelle page à joindre au beau livre de la préhistoire inscrit dans les couches de la terre !

— Je serai des leurs, résolut Alglave… quel que soit le sacrifice de dignité que j’y doive faire… dussé-je être le plus humble de leurs serviteurs… leur chose… leur esclave… et je saurai !

C’était simple à dire. Mais comment y parvenir ? En se livrant, en se faisant volontairement leur captif ? Y consentiraient-ils seulement ? Ne le déchireraient-ils pas, surtout s’il osait paraître à l’heure (sans doute sacrée) du conseil ? Ou, s’ils dédaignaient de le mettre à mort, ne le chasseraient-ils pas piteusement de la forêt ?

Ces réflexions coururent en désordre par le cerveau d’Alglave. Elles ne le découragèrent pas. L’autosuggestion scientifique, l’état hypnotique de Pline périssant dans l’éruption du Vésuve, le tenait solidement. À peine s’il songea une seconde à reculer, préoccupé seulement de tourner les obstacles.

Comme il rêvait, projetait, il entendit, tout près de lui, un léger grattement. Il se tourna, il vit, dans la demi-ombre, une espèce d’enfant noir, un petit anthropoïde qui fixait sur lui des yeux ronds et craintifs. D’où venait-il ? que faisait-il là ? Il n’eut pas le temps de s’en rendre compte : l’enfant venait de pousser un cri, cri d’effroi provoqué par un mouvement de tête du naturaliste. Aussitôt, il se fit un silence dans le rond-point du conseil. L’enfant répéta son cri. Les hommes des bois se levèrent, une douzaine se précipitèrent vers l’arbre creux. Alglave n’attendit pas qu’ils le surprissent au gîte ; il voulut les recevoir au grand jour. Il sortit de son abri, après avoir écarté doucement l’enfant anthropoïde, et se tint dans une altitude paisible, résignée, évitant, selon le conseil des nègres, de lever les yeux sur les arrivants.

Soudain, il se sentit soulevé de terre, il étouffa dans une étreinte irrésistible. Il crut sa dernière heure venue, il porta machinalement la main à sa poche pour chercher un revolver. Des hurlements s’élevèrent, l’étreinte formidable se desserra un peu.

Alglave, entre ses paupières mi-closes, observa. Il était environné d’une multitude agitée, curieuse, de têtes noires, où apparaissaient des mâchoires puissamment endentées et qui, à ce moment, semblèrent féroces et sanguinaires. Sa vie n’appartenait plus qu’au hasard. Quoi qu’il tentât, son effort serait misérable, piteux, inutile. Son extermination par les mains d’un seul de ces géants ne prendrait pas une demi-minute.

Il eut alors la singulière sensation notée par Livingstone sous la griffe d’un lion : un effarement si grand qu’il en abolissait la terreur, une impossibilité de souffrir du péril.

Il entendait, il voyait un débat s’engager à propos de lui ; quelques mains musculeuses s’avancèrent avec menace, puis il y eut répit. Un homme des bois colosse parmi ces colosses s’avança. Il fit quelques gestes d’apaisement à la foule, il parla, il discourut. Le calme se fit. Celui qui tenait le prisonnier l’emporta vers la clairière. On le déposa sur le sol.

Graduellement, il revint à l’émotion lucide, à l’angoisse de ce qui allait se passer.

Il remarqua qu’il était l’objet d’une curiosité intense. Jamais pareil être n’avait paru dans la forêt Kyamo. Ses cheveux blonds, son pâle visage, ses vêtements gris pâle, sa casquette à double visière, tout en faisait pour des gorilles une bête extraordinaire, une bête mystérieuse, inconnue de toute éternité dans leurs pénombres sylvestres. Le nègre leur était familier ; ils l’avaient combattu, maintenu hors de leur domaine, ils devaient le considérer comme un rival moins redoutable que le lion.

Mais celui-ci, d’où est-il ? comment est-il arrivé ? Menace-t-il la sécurité de la race ? Et une inquiétude apparait sur les lourds visages.

Faut-il, ne faut-il pas le sacrifier ? Faut-il le tuer, le chasser avec dédain ou le garder en servitude ?

Ces questions furent agitées — avec, sans doute, des arguments bien indéfinis, mais enfin elles le furent (du moins c’était la pensée d’Alglave). Enfin, un homme des bois approcha, sembla vouloir se livrer à quelque suprême violence. Terrassé, les bras maintenus, Alglave se sentit sans force. Il baissa les paupières, il attendit. Aucun coup ne tomba. Celui qui menaçait fut écarté par ses compagnons. En rouvrant les yeux, le naturaliste comprit à l’attitude de tous que, provisoirement, son existence était sauve. On le transporta hors de la clairière, on l’étendit entre des racines, sous la garde de deux anthropoïdes, et ses membres furent enchevêtrés en manière de cordes par des lianes.

Il entendit, au loin, que le conseil continuait sa séance. Son incertitude était profonde, sa tristesse amère, et pourtant il ne regretta pas encore de s’être livré à cette ténébreuse aventure ; sa curiosité de savant persista, se compliqua, avec cette ténacité d’illusion qui a, de tout temps, caractérisé les féconds chercheurs.

IV

C’est au matin. L’aurore resplendissante et rapide a passé, l’astre de vie a gravi le firmament, le jour est venu. La forêt semble finir, mais ce n’est qu’une illusion : le vaste fleuve qui passe, qui s’étend, en largeur, presque aux limites de l’horizon, perce Kyamo ; mais ne la limite pas ; elle continue au loin sa grande vie végétale. On peut voir sommeiller de monstrueux crocodiles sur les rives, planer de grands vautours dans les altitudes bleues, des hippopotames flotter lourdement sur les eaux verdâtres. Une autre vie, plus sournoise, parasitaire, cachée, opulente, belle, sinistre ou joyeuse, se devine parmi la fécondité des végétaux.

Sur un des replis des rives, les anthropoïdes se tiennent en campement. Leur nombre est considérable : ils sont mille peut-être, et parmi eux, humble, voici l’homme d’Europe, le pâle prisonnier.

Alglave est nu : on a déchiré ses vêtements. Il a faim, car on le nourrit à peine de rogatons. Il est las, car on lui laisse peu de repos, on trouble perpétuellement son sommeil.

Le roi des êtres terrestres est humilié, écrasé par le splendeur des anthropoïdes, par leur force colossale, par leur haine, mais non par leur mépris.

Le premier jour de captivité, après que la vie lui eut été définitivement laissée, ses maîtres furent plus curieux que cruels, dédaignèrent sa faiblesse. Mais à certains de ses mouvements, de ses gestes, de ses attitudes, il leur inspira de l’inquiétude. Leur instinct devinait en quelque sorte qu’il était, lui, l’inconnu, d’une race parvenue où jamais ils ne parviendraient. Ils le surveillèrent plus étroitement, pleins de mystérieuse défiance. Chaque jour il devint plus incertain s’ils ne se décideraient pas finalement à l’immoler. En même temps, ils se cachaient de lui, pour leurs actes importants, ils lui ôtaient cette possibilité de les observer à laquelle il avait fait un si terrible sacrifice.

Alglave songeait misérablement à ces choses. Après une petite marche matinale, ses maîtres et lui venaient d’arriver au bord du fleuve ; ils y avaient rejoint une nouvelle bande d’anthropoïdes, au moins aussi nombreuse que la leur, qui semblait les y attendre.

À travers le brouhaha de ! a rencontre, les gestes indicateurs, les mimiques, Alglave comprit ce qui amenait ces êtres en ce coin de la forêt.

Là-bas, à quatre cents mètres environ du bord, on apercevait une île très longue, quoique médiodrement large : des silhouettes y gesticulaient, interpellaient les anthropoïdes du rivage. Alglave reconnut des frères de ceux-ci. Ils semblaient souffrants, maigris, en détresse, surtout les femelles avec leurs petits.

Et le drame du grand conseil s’expliquait, l’appel des gorilles à travers la forêt, les réunions, les expéditions, en même temps que se décelait une organisation humaine, une solidarité entre les divers groupes d’hommes des bois qui, de moins en moins, permettait de les confondre avec les gorilles vulgaires.

Mais par quelle aventure était échouée là-bas, sur cette île en plein fleuve, toute une tribu d’êtres qui, évidemment, ne connaissaient ni la nage, ni le plus rudimentaire procédé de navigation ?

Ce problème passionna Alglave, lui fit oublier ses souffrances. Il analysa le paysage, il suivit avec attention la discussion des gorilles du rivage (car en ce moment d’excitation, on oubliait de le surveiller). Deux caractéristiques capitales dirigèrent ses recherches : un grand roc, comme rompu fraîchement à la cime, émergé au bord du fleuve, un autre roc debout sur l’île :

— Y avait-il un pont ? se demanda-t-il.

Un pont ? construit par eux ?

— Non… Une bizarrerie de la nature plutôt, un pont naturel… et, chez les anthropoïdes, une habitude séculaire de le franchir pour aller à l’île (habitat d’une petite tribu ou campement provisoire ?)… puis, un cataclysme… l’écroulement du pont…

Il se retint de faire un geste pour ne pas attirer l’attention ; il murmura :

— Oui… oui… cent fois oui… j’y suis… C’est la solution du problème.

La mimique expressive des gorilles paraissait encore confirmer sa conjecture. Alors, il lui vint au cœur une vaste, une douce espérance.

V

Que désiraient, en effet, les hommes des bois ? vers quel but allaient-ils condenser leurs efforts ?

Évidemment, tenter de sauver les autres là-bas, trouver un mode quelconque de communication.

— Et, se dit Alglave, sûrement ils n’y réussiront pas… Ignorant l’art de nager, incapables de comprendre l’esquif, radeau ou tronc d’arbre, car sinon, ceux de là-bas se fussent évadés, jamais ils n’atteindront l’île… et moi je pourrais… je pourrais mériter leur reconnaissance… gagner mon droit de séjour libre.

Son cœur tressaillit. Il observa de nouveau les anthropoïdes. Son intelligence, surexcitée, interpréta les plus fréquents de leurs gestes actuels : une confuse mimique, une évaluation de distance entre les deux rocs :

— Un pont !… Ils rêvent un pont !… Pauvres diables !

Il s’assit, il attendit. Deux heures s’écoulèrent, et les gorilles s’étaient mis à l’œuvre. Ils avaient déterré l’arbre le plus élevé des environs, un arbre de plus de soixante mètres de hauteur. Lentement, maladroitement, ils l’avaient hissé au sommet du roc :

— Ah ! les enfants ! se dit Alglave, ils vont essayer de le faire toucher par l’autre bout à l’île…

Tout à la fois, il s’apitoyait sur leur ingénuité et la trouvait merveilleusement intelligente pour des anthropoïdes :

— De vrais hommes, après tout… car l’idée du pont existe en eux… et qu’importe qu’ils ne sachent calculer la largeur de l’abîme ?

L’arbre fut redressé, mais sans appareil, sans essai de leviers ou de lianes-cordes, par simple traction sur ses énorme : racines et par la vigueur indomptable des travailleurs. Ensuite, lentement, après l’avoir orienté, on le laissa tomber. Il tomba, il croula dans le fleuve. Il y eut une clameur rugissante, furieuse, puis un découragement morne, une douloureuse taciturnité.

Alors, Alglave s’avança.

Il s’avança vers le groupe de ceux qui venaient d’échouer dans leur tâche, et vers leur chef, celui que, depuis son séjour parmi les gorilles, il avait reconnu comme le plus intelligent.

D’un geste expressif il montra l’île, à trois reprises, puis il se montra lui-même, et il recommença ; il établit une coordination de gestes entre lui et l’île, il fit vaguement comprendre qu’il voulait faire quelque chose pour ceux de là-bas. Curieux, avec aussi quelque défiance, tous le regardaient. Il insista, puis il marcha vers un arbre tombé, il chercha une pierre pointue sur le rivage, il se mit en devoir de détacher des branches.

Il y eut, entre tous les gorilles, une série de conversations gesticulées, et l’impression qu’avait voulu faire naître Alglave se propagea : une vague espérance.

Quand il eut détaché une première branche, il réussit à se faire partiellement aider : il frappait, entamait, et les hercules gorilles arrachaient, en la tordant, la branche. Il travailla ainsi jusque vers les deux tiers du jour, puis se trouva posséder une cinquantaine de branches qui, jointes à quelques vieux troncs de saules, pouvaient constituer un radeau. Il était allègre, plein d’espoir ; ses apprentis étaient devenus rapidement plus adroits qu’au début. En outre, on lui avait distribué de la nourriture.

Il alla ensuite chercher des lianes. Tout de suite il eut des centaines d’assistants. Puis, il lia ensemble les pièces du radeau, se faisant apporter les branches et les troncs de saule. Cela dura jusqu’à trois heures avant le crépuscule du soir.

Et le radeau fut construit.

Alors, faisant aux anthropoïdes un grand geste d’allégresse, il recommença, obstinément, à montrer l’île.

VI

Ici se présentait la difficulté capitale de son pro- jet : décider un des anthropoïdes à l’accompagner sur le radeau. Car de partir seul, de se présenter aux échoués sans intermédiaire, c’était trop évidemment exciter leur défiance. Pourquoi se résoudraient-ils à risquer ce qu’aucun de leurs frères de la rive n’aurait osé risquer pour venir à leur secours ?

Alglave essaya d’exprimer cela. Il ne fut pas compris. Faisant alors mettre le radeau au fleuve, non sans peine, non sans risquer des malentendus et des mauvais traitements, il le manœuvra d’une godille grossière, s’éloigna de la rive, puis y revint. Un linéament de prescience parut se faire dans l’esprit de quelques-uns, et Alglave, dix fois, vingt fois, montra l’île et le radeau alternativement, imita le mouvement de godille, l’avance de l’esquif sur l’onde.

Une fois de plus, il se fit une compréhension vague. L’anthropoïde le plus intelligent semblait songer à courir le risque. Mais sa profonde terreur de l’eau le retenait évidemment. Remontant en radeau, Alglave évolua, quitta la rive, y revint, montra de vingt manières la sécurité de cette navigation primitive. Alors, lentement, avec une hésitation, une angoisse évidentes, avec les mouvements frileux d’un enfant qui trempe son pied dans l’eau, le chef gorille descendit sur le radeau :

— Ah ! enfin ! pensa Alglave…

I] lui monta par la tête un sentiment d’orgueil, une satisfaction de savant qui a triomphé de la rebelle matière. Tandis qu’il lançait de nouveau son embarcation, il souriait, il songeait qu’il avait su faire tourner, au profit de ses projets, ce hasard auquel il rêvait dans l’intérieur de l’arbre creux.

Doucement, le radeau approcha de l’île, avec une dérivation point trop considérable. Le compagnon d’Alglave, d’abord nerveux, agité, tremblant, se rassurait par degrés. Son œil intelligent observait les mouvements de l’homme, établissait une relation entre ces mouvements et l’avance de l’esquif. Une sympathie naissait aussi, née de ce qu’il y avait d’extraordinaire pour le gorille dans une telle aventure. Alglave sentit qu’il acquérait un camarade, un protecteur, peut-être un élève.

Enfin le radeau aborda, et tandis qu’on l’amarrait dans une crique, une foule d’êtres hâves, fiévreux, impatients, se pressa tout autour :

— Ne nous inquiétons plus, pensa Alglave… c’est lui maintenant qui expliquera toute l’aventure.

En effet, le compagnon se mit à haranguer, du geste, ses congénères. Un solennel silence s’établit. Les faces maigries, les yeux dilatés se fixaient sur lui avec une acuité intense. Et la scène ne manquait pas de grandeur. Il sembla que ces infortunés fussent un peu affinés par la souffrance, qu’ils comprissent plus vite tout ce qui avait rapport à leur sauvetage. Ce qu’ils comportaient d’humain se marquait mieux en eux qui avaient connu l’horreur des détresses, l’épouvante de l’abandon. Leurs âmes avaient passé par ces secousses suprêmes où l’animal puise des ruses nouvelles ou des notions plus fines.

En moins d’un quart d’heure, une douzaine étaient décidés à être du premier retour à la rive. Alglave les disposa soigneusement au centre de l’embarcation, démarra avec des précautions infinies. Un recueillement attentif accompagna ce départ. Les passagers, à part un grelottement d’effroi, se soumettaient aux recommandations du chef gorille. Et l’on fila vers la rive, sans hâte.

Un quart d’heure s’écoula. L’eau était paisible, presque étale, le tangage du radeau très faible. La rive fut facilement atteinte.

Alors s’éleva une rumeur immense, un brouhaha sauvage, joyeux, frénétique. Alglave était entouré, caressé par des mains colossales, en proie à des étreintes amies. Toute haine, tout défiance avaient disparu contre la bête pâle et mystérieuse qui sauvait de la mort les hommes des bois naufragés.

VII

Le début de la nuit. Une lune, vague et vaste, à peine vient de paraître à la base de l’horizon. Elle est semblable d’abord à un globe de laine rouge, puis à un métal dépoli, puis à un disque aigu qui se dore et s’argente. Alglave rêve au bord du fleuve. Ses vœux sont remplis, Il est devenu l’hôte sacré des anthropoïdes, l’être qu’on respecte, admire et à qui, peut-être confusément, on rend un culte ! Il peut les étudier sans souci, sans hâte ; et quel livre adorable s’édifie dans sa tête, à mesure que ses observations augmentent ! Par lui, le poème merveilleux de l’homme tertiaire sera révélé, non pas le poème d’imagination, — si beau puisse-t-on le concevoir, — mais la haute, la religieuse, la divine vérité. Par lui, on pourra deviner ce que furent ces âges de l’enfance cérébrale où un être fut élu parmi les êtres, pour prendre place au-dessus de toutes les bêtes.

Et ce rêve est plein de bonheur, plein de tendresse : il aime ces frères de notre précurseur préhistorique, il aime leur forte sauvagerie, leur fière lutte contre la mort de l’espèce ; il voudrait fervemment trouver quelque moyen de leur conserver les profondeurs de Kyamo contre l’envahissement des explorateurs, contre la rage conquistadore des Européens.

Il se perd dans ce songe ; la lune monte en se rapetissant à mesure que sa lumière augmente. Des bêtes se lamentent au fond des forêts ; les rumeurs du fleuve sont semblables à une vaste et intermittente respiration.

Et Alglave se sent envahir par une sérénité aussi calme, aussi délicate, aussi charmante que le tremblement des rayons parmi les feuilles des saules.