Les Problèmes de l’esthétique contemporaine/L’avenir et les lois du vers

LIVRE III
L’AVENIR ET LES LOIS DU VERS

Les instruments de musique qui ont été longtemps aux mains des grands maîtres en gardent à jamais quelque chose ; les mélodies dont a frémi le violon d’un Kreutzer ou d’un Viotti semblent avoir peu à peu façonné le bois dur ; ses molécules inertes, traversées par des vibrations toujours harmonieuses, se sont d’elles-mêmes disposées dans je ne sais quel ordre qui les rend plus propres à vibrer de nouveau selon les lois de l’harmonie : l’instrument purement mécanique est devenu à la longue une sorte d’organisme où l’art même du musicien s’est incarné ; il a pris l’habitude de chanter. Le vers ressemble à ces instruments presque vivants, créés peu à peu par le génie ; toute pensée, en passant au travers, prend une voix musicale et chante, et il semble qu’il n’y ait qu’à le toucher pour en tirer une mélodie. Cette belle résonance du vers, si puissante sur l’àme des anciens, si puissante encore aujourd’hui sur nous tous, continuera-t-elle longtemps à nous séduire et à tenter pour ainsi dire le génie ? Cet instrument merveilleux, qu’on ne peut plus refaire une fois brisé, est peut-être destiné, comme tous les autres, à se désorganiser lentement avec les années, à tomber en poussière. Si la poésie est éternelle, le vers le sera-t-il ? Le mètre, transformé depuis les Grecs et les Latins, bouleversé de nos jours mêmes par l’école romantique, a-t-il de longues chances de durée et de vie ? Déjà des poètes incontestés, comme Michelet, Flaubert, M. Renan, ont pu s’en passer. Autrefois, le vers régnait en maître dans la littérature ; les Grecs légiféraient même en vers ; aujourd’hui, quelle petite place il tient dans la diversité des genres littéraires ! Pourquoi le sentiment poétique resterait-il, comme il l’a été aux anciennes époques de l’histoire, nécessairement lié à une certaine forme rythmique et musicale ? En un mot, la poésie la plus haute a-t-elle besoin de la versification ?

Le problème qu’on pose ainsi n’intéresse pas moins le philosophe que l’écrivain. Il ne saurait être résolu que par une analyse vraiment scientifique du vers. Nous aimons presque tous le rythme et l’harmonie des vers sans trop savoir ce qui nous plaît en eux ; il faudrait le savoir. Il faudrait savoir si le vers n’est pas la seule forme de langage qui réponde complètement à certains états d’esprit par lesquels l’homme passera toujours, et si en conséquence le vers ne durera pas aussi longtemps que l’homme même, s’il n’est pas enfin, comme l’a dit le poète, ce


                                    je ne sais quoi de frêle
Et d’éternel, qui chante et plane et bat de l’aile.


Le vers moderne est constitué par deux éléments inséparables, d’abord le rythme ou la mesure (qui devient dans les grands vers le principe de la césure), puis la rime ; c’est à l’étude de ces deux éléments qu’on pourrait réduire toute la science du vers. Cette science a été l’objet, depuis quelques années, d’un certain nombre de travaux. Outre quelques pages très suggestives de M. Herbert Spencer, il faut mentionner particulièrement un ouvrage du savant éditeur d’André Chénier, M. Becq de Fouquières, où il a tenté de donner une théorie complète de la versification française[1]. Pour nous, nous croyons que, le vers étant à la fois un système de sons vocaux (c’est-à-dire de mouvements physiologiques) et un système de pensées ou d’émotions, la science du vers doit s’appuyer tout ensemble sur la physiologie et sur la psychologie. C’est donc à ce double point de vue, physiologique et psychologique, que nous nous placerons pour examiner la nature du rythme et de la rime, leur origine, leur importance relative et leurs chances de durée. Nous rencontrerons, chemin faisant, les doctrines poétiques du romantisme, exprimées avec beaucoup d’esprit et d’exactitude par M. de Banville, ce défenseur convaincu de la rime riche (et aussi de la cheville)[2] : nous aurons à voir jusqu’à quel point le vers romantique — le vers du dix-neuvième siècle, avec ses enjambements et ses sonorités — fait réellement exception aux grandes lois qui réglaient l’ancien alexandrin français. La prétendue révolution accomplie par le romantisme dans la forme du vers est-elle autre chose qu’une évolution régulière, et où doit-elle s’arrêter ?

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CHAPITRE PREMIER
LE RYTHME DU LANGAGE ET SON ORIGINE.
FORMATION DU VERS MODERNE

Les adversaires du vers lui adressent une série de reproches souvent assez graves. En premier lieu, selon nos prosateurs « naturalistes[3], » le vers ne conviendrait plus pour rendre la surabondance et la mobilité de la pensée moderne. Un beau vers, un beau poème paraissait aux anciens et aux classiques je ne sais quoi de parfait en son genre et de définitif, la seule forme capable de fixer à jamais l’idée ; mais ne comprenons-nous pas maintenant que l’idée ne peut ainsi se fixer, qu’elle est sans cesse en progrès et va brisant les moules les mieux ciselés où l’on a essayé de la retenir ? Le nom même de ποίημα, qui semble indiquer une chose créée une fois pour toutes, complète, où l’on ne puisse rien changer, répond-il bien à l’idéal de la pensée moderne ? On croyait jadis à la beauté absolue, comme on croyait au bien absolu, au vrai absolu ; de là, suivant un de nos « naturalistes, » le culte classique et religieux de cette forme absolument parfaite qu’exige la poésie. Les vers avaient leur dieu, et il semblait qu’un beau vers fût l’incarnation même d’Apollon. Encore de nos jours, ce qui soutient dans leur tache les derniers poètes, c’est l’illusion du parfait, de l’absolu, que ne peut donner la prose la plus limée. Croire qu’on a réalisé un ajustement d’idées et de mots que rien ne peut plus détruire, s’imaginer qu’on a trouvé pour eux l’équilibre éternel, ou plutôt le mouvement perpétuel du rythme soulevant les syllabes et les entraînant en cadence sans les heurter, quoi de plus séduisant et de moins vrai ? La prose, ce qu’il y a de plus relatif et de plus mobile dans le langage, semble mieux convenir pour l’expression de nos idées modernes, si changeantes elles-mêmes. Les grands poèmes des anciens âges ressemblent à ces pyramides dressées pour l’éternité, où les vieux peuples aimaient à inscrire leur histoire en caractères merveilleux et symboliques : aujourd’hui, les faits et les idées se succèdent si vite pour nos cerveaux fatigués que nous avons à peine le temps de les transcrire à la hâte, le plus simplement possible, sans symboles ni figures délicatement sculptées ; puis nous laissons s’envoler au gré du vent tous ces feuillets noircis : écrire n’est plus graver.

Une seconde supériorité de la prose, selon ses partisans, c’est d’être plus exacte que le vers dans la reproduction de la réalité, plus scientifique, plus impersonnelle, plus « objective » en un mot, comme toutes les choses moyennes ; d’autre part, elle a acquis de nos jours une souplesse telle qu’elle ne recule devant aucun des effets réservés jusqu’alors à la poésie. La prose est une envahissante qui sans cesse tourne à son usage et s’approprie tout ce que le vers a créé : elle s’est enrichie d’une foule d’expressions figurées, de mots images que ce dernier avait contribué à produire. Ce sont des tempéraments de poètes qui ont accompli la révolution romantique ; ce sont aujourd’hui les prosateurs qui en profitent le plus et comptent les noms les plus illustres. La prose a accaparé la succession de la poésie épique et didactique ; peu s’en faut qu’elle n’ait pris déjà pleine possession du théâtre ; c’est elle qui a fait le roman moderne. De nos jours, combien d’écrivains dont chacun connaît les noms, combien de romanciers ou de critiques, après avoir commencé par le vers, l’ont presque abandonné plus tard[4] ? Sainte-Beuve le constatait et s’en plaignait un peu, quoiqu’il eût lui-même prêché d’exemple ; il songeait avec peine à toutes ces idées jetées par lui et par tant d’autres au hasard de la prose, dans l’insouciance du travail quotidien, et il les comparait à « de la poudre d’or embarquée sur des coquilles de noix, au fil du courant. » Il faut maintenant plus que de l’inspiration, il faut du courage pour écrire en vers. « Trouver six beaux vers ! s’écrie spirituellement M. Taine (encore un poète sans le rythme) ; mais j’aimerais mieux commander une armée… Il y a telle occurrence où les soldats tout seuls ont gagné la bataille. Mais trouver six beaux vers ! » Dès aujourd’hui, la prose est la langue triomphante auprès du plus grand nombre ; ne sera-t-elle pas, ou à peu près, le seul langage de demain ?


Selon nous, le vers n’est pas aussi artificiel que le prétendent les partisans exclusifs de la prose ; il a son origine dans la nature même de l’homme ; il a par conséquent des chances de durée indéfinie. D’après les données de la physiologie, la langue rythmée du vers, qui a pour but d’exprimer avant tout des émotions, a elle-même l’émotion pour cause première. C’est un fait que, sous l’influence des sentiments puissants, nos gestes tendent à prendre une allure rythmée. La loi de la « diffusion nerveuse » fait d’abord que l’excitation née dans le cerveau se propage plus ou moins loin à travers les membres, comme l’agitation dans l’eau auparavant tranquille. De plus, la « loi du rythme, » qui, selon Tyndall et Spencer, régit tous les mouvements, change l’agitation en ondulation régulière. Dans la simple impatience ou dans l’inquiétude, notre jambe se remue et oscille ; dans la souffrance physique, parfois dans la souffrance morale, le corps entier s’agite et, si l’émotion n’est pas trop violente, il tend à se balancer d’avant en arrière et à régulariser sa propre agitation. Enfin une joie très vive porte à sauter et à danser. Mêmes lois et mêmes phénomènes dans les organes de la voix. Nous touchons ici au fait essentiel : la parole, par suite de l’excitation nerveuse, acquiert une force et un rythme appréciables ; un orateur, en s’échauffant, introduit par degrés dans son discours la mesure et le nombre qui manquaient au début : plus sa pensée devient puissante et riche, plus sa parole devient rythmée et musicale. De même, si l’on pouvait surprendre et noter le langage passionné d’un amant, on y découvrirait aussi une espèce de balancement, d’ondulations régulières, de stances lyriques grossièrement ébauchées. A. de Musset a eu sans doute raison de dire, à propos de la langue des vers, qu’elle a cela pour elle, que le monde « l’entend et ne la parle pas ; » tous pourtant, à certains moments de notre vie, nous l’avons parlée, le plus souvent sans le savoir ; notre voix a eu de ces inflexions mélodiques, notre langage a pris quelque chose de ce rythme cadencé qui nous charme chez le poète ; mais cette tension nerveuse a passé : nous sommes revenus à la langue moyenne et vulgaire, qui correspond à un état moyen de la sensibilité. Le vers nous fait remonter d’un ton dans la gamme des émotions. Fixer, perfectionner cette musique de l’émotion, tel a été au début et tel est encore l’art du poète. On pourrait définir le vers idéal : la forme que tend à prendre toute pensée émue.

Le vers (au moins dans son principe premier, le rythme) n’est donc pas une œuvre factice. L’homme n’est point devenu poète ni même versificateur par une fantaisie plus ou moins passagère de son esprit, mais par un effort de sa nature et selon une loi scientifique. Il importait de poser dès le début ces principes de toute science du vers, principes dont M. Spencer a donné l’esquisse dans ses Essais, et que M. Becq de Fouquières a eu le tort de négliger dans son Traité de versification. Non seulement la plénitude de l’harmonie est le signe naturel de la profondeur du sentiment, mais encore, en vertu d’une autre loi physiologique, — la loi de la contagion sympathique, — elle tend à faire passer ce sentiment au cœur de l’auditeur. Ainsi, parler en vers, c’est déjà dire par la simple cadence de son langage : Je souffre trop ou je suis trop heureux pour exprimer ce que je sens dans la langue vulgaire. Le rythme du vers est comme le battement du cœur devenu sensible à l’oreille et réglant notre voix, si bien que les autres cœurs finissent par battre à l’unisson.

De même que le vers exprime naturellement l’émotion et la propage, il est aussi un moyen de concentrer sur elle, sans aucune perte de force vive, l’intelligence de l’auditeur. En effet, un langage où tout est rythmé et régulier économise l’attention, l’effort intellectuel. Nous n’irons pas jusqu’à dire avec M. Spencer que la prose, en sa complète irrégularité, exige toujours du lecteur une dépense plus grande d’« énergie mentale, » qu’elle tend à le distraire davantage du développement des idées ou des émotions, et que le rythme, au contraire, nous permet d’économiser nos forces « en prévoyant la dose d’attention requise pour saisir chaque syllabe[5]. » — Les beaux vers sont souvent plus difficiles à comprendre que de la prose : cela tient tantôt à la condensation, tantôt à l’élévation plus grande de la pensée. Il faut reconnaître cependant que, par lui-même, le langage rythmé pénètre plus vite et laisse plus de trace dans le cerveau ; à ce point de vue, c’est un instrument plus parfait, dans lequel on a supprimé des frottemens qui dépensaient de la force vive. Le vers, avec la régularité de ses sons, l’absence de tout heurt entre les mots, le glissement léger et continu des syllabes, est une aide pour l’intelligence comme pour la mémoire. On ne demande plus au mot que de laisser voir la pensée sans y projeter d’ombre, sans troubler le regard qui la fixe ; il coule sur elle, comme un flot pur dont le mouvement n’empêche pas d’apercevoir le lit qu’il recouvre sans le voiler.

En même temps que le rythme épargne ainsi de l’effort pour l’intelligence, il produit un plaisir spécial pour la sensibilité. On sait l’importance capitale du rythme dans la musique : M. Gurney l’a montré récemment, le rythme forme l’ossature et comme le squelette de toute construction mélodique ; on a beau changer les notes d’un thème, si l’on conserve intact le rythme, l’impression musicale reste à peu près la même. Les musiciens le savent bien, et il est telle variation de Beethoven qui n’a pas une note commune avec le thème ; mais l’identité de rythme suffit amplement à maintenir la parenté des deux mélodies. Le langage rythmé du vers constitue donc bien une musique, quoique la hauteur des sons n’y varie pas autant que dans la musique habituelle et ne puisse y être notée avec exactitude.

Le plaisir sensible que nous donne le rythme s’accompagne toujours d’un plaisir plus mathématique et intellectuel, celui du nombre : rythmer, c’est compter instinctivement. Leibnitz disait que l’oreille fait le calcul inconscient du nombre des vibrations musicales : musica exercitium arithmeticœ ; tout au moins sentons-nous le nombre de temps qui constitue le rythme, et les rythmes qui se résolvent dans des nombres pairs ont quelque chose de plus pondéré, de plus stable, de plus pleinement harmonieux pour l’oreille que ceux qui vont par nombre impair. Aussi le vers magistral et typique des grands peuples poétiques doit être rythmé selon des nombres pairs ; tels ont été le vers sanscrit et l’hexamètre grec ou latin : tel est maintenant encore l’alexandrin français.


Après avoir posé ces lois générales du rythme et du nombre, qui s’appliquent à presque tous les systèmes métriques de l’humanité[6], nous deons en déduire les lois particulières qui régissent notre vers. On sait que, dans les langues antiques, il existait entre les syllabes brèves et les syllabes longues une différence de durée assez régulière pour que la longue lut considérée comme valant toujours deux brèves : c’est sur cette différence de durée parfaitement calculable que fut fondé le vers antique. Ce système, malgré les chefs-d’œuvre qu’il a produits, offrait des défauts très graves qui l’ont peu à peu compromis. Ces défauts, qui n’ont pas toujours été compris des amis de l’antiquité, tenaient à la nature même des langues anciennes. Elles étaient beaucoup plus rythmées que les nôtres, beaucoup plus chantantes ; or, selon les lois physiologiques, il est peu naturel, dans le langage courant, de rythmer ses syllabes et de chanter lorsqu’on n’est pas ému. On ne se figure guère M. Jourdain disant, selon le rythme et la mesure : « Nicole, apportez-moi mon bonnet de nuit. » Il y avait, dans le nombre et la cadence constante des langues antiques, un peu de cette exagération méridionale qui s’épanchait également en gestes, et qui, maintenant encore, fait qu’un Italien lève les bras au ciel en disant : « Il pleut aujourd’hui, » ou les rapproche sur son cœur en disant : « Merci, madame. » Le rythme, comme le geste, est, nous l’avons vu, une conséquence de l’émotion ; il ne doit pas lui survivre, sans quoi il prend un caractère affecté. Les vraies syllabes brèves, dans une langue, doivent être celles qui n’ont pas grande importance au point de vue de la pensée ; les syllabes longues doivent être celles sur lesquelles on veut insister en lisant ou en parlant ; mais il est un peu artificiel et conventionnel de fixer d’avance et pour toujours à chaque syllabe, indépendamment du sens, une longueur déterminée et mathématique. Ce caractère conventionnel de la quantité prosodique fit qu’elle ne tarda pas à se perdre chez le peuple[7].

Pourtant la métrique ancienne obéissait aux mêmes lois générales que la nôtre ; bien plus, l’hexamètre était régi par le même nombre que noire alexandrin (la somme de ses syllabes valait 12 longues). Ces vers puissants et touffus ressemblent aux fleurs dont les espèces ont maintenant disparu, et qui pourtant se sont nourries autrefois des mêmes rayons solaires et de la même terre que celles d’aujourd’hui ; on les retrouve en fouillant le sol ; la masse de leurs tiges noircies nous rend un peu de la chaleur qu’elles ont gardé depuis des siècles, mais rien de cette grâce, de cette lumineuse fraîcheur qui rayonnait jadis sur leurs feuilles et leurs corolles.

Si le vers antique, fondé sur la pure quantité, a disparu, c’est qu’il y avait, nous le répétons, un défaut essentiel dans sa constitution même : rien de tel dans le vers moderne ; ce dernier est d’une architecture un peu grossière au premier abord, mais sohde et résistante. L’alexandrin, type du vers français, repose sur cette loi que, si l’on fait entendre douze syllabes, les unes brèves, les autres longues, une sorte de moyenne s’établit entre leur quantité devenue incertaine aujourd’hui ; elles se compensent l’une l’autre, elles se corrigent ; après avoir défilé devant l’oreille de leur pas sonore, les unes en courant, les autres avec une démarche plus grave, elles laissent l’impression de douze individualités distinctes, sur lesquelles on peut compter également pour composer le bataillon sacré du vers. Cette assimilation des syllabes les unes aux autres ressemble un peu à ce qu’on appelle en musique le tempérament, avec cette différence que c’est la durée et non la hauteur des sons qui est ainsi tempérée. Le vers français offre par là, en théorie, plus d’une analogie avec le piano, cet instrument imparfaitement juste et qui eût peut-être choqué l’oreille antique, mais dont la sonorité laisse bien loin la flûte double et la lyre à sept ou dix-huit cordes.

Maintenant pourquoi le nombre douze, qui régit l’alexandrin, est-il celui qui semble satisfaire le plus complètement notre oreille ? Nous croyons que sa supériorité, admise sans raisonnement par les poètes, peut se démontrer d’après les deux lois suivantes :

1o Toute succession de syllabes, surtout lorsqu’elle excède le nombre huit, ne peut être dénombrée facilement par l’oreille si elle n’est pas divisée au moins en deux parties, de manière à former une phrase musicale d’au moins deux mesures. Cette division se fera, comme elle se fait toujours en musique, à l’aide d’un temps fort que marquera la voix. Pour que la voix puisse marquer ce temps fort, il faut qu’il tombe sur une syllabe déjà sonore et portant un accent tonique. Le temps fort, multipliant ainsi l’accent tonique, constituera la césure.

2o Cette césure doit couper le vers soit en deux membres égaux, ce qui est l’idéal, soit en deux parties inégales dont les nombres offrent des rapports simples et soient divisibles par le même chiffre.

Ces principes posés, quelques vers seulement offraient à l’oreille humaine des conditions suffisantes d’harmonie pour que leur emploi se généralisât : celui de huit pieds, qui, par malheur, est manifestement trop court ; celui de dix pieds (c’est l’ancien vers français et le vers héroïque des Italiens, harmonieux, mais sans assez de puissance[8]) ; restent enfin l’alexandrin et le vers de quatorze ou seize syllabes. L’hésitation est impossible entre ces diverses formes du vers[9]. Le chiffre 12, seul divisible à la fois par deux, par trois, par quatre et par six, n’a rien de compact et de massif ; les rapports des divers membres entre lesquels on peut le diviser sont particulièrement faciles à saisir ; il offre prise de toutes parts à l’analyse. Enfin, pour emprunter ce qu’il y a de vrai, au point de vue physiologique, dans une remarque importante de M. Becq de Fouquières, l’alexandrin correspond à peu près au temps moyen de l’expiration ; or dans les vers plus longs il n’existait pas de beauté assez grande, pour justifier l’effort que demande toute phrase musicale dépassant ce temps normal.

Dès maintenant nous pouvons nous rendre compte de la constitution de notre vers français. Avec ses douze notes supposées égales en durée et qui se subdivisent en groupes de six, il forme une phrase de deux mesures à deux temps, ordinairement à , parfois à , souvent mixtes. Dans cette phrase la sixième note (hémistiche) tombe sur le temps fort de la première mesure, et la douzième sur le temps fort de la seconde. En notant ainsi deux vers à la suite l’un de l’autre, on obtient une phrase musicale parfaitement correcte et carrée[10]. Il y manque encore la variété de rythme ; mais nous allons l’y introduire par degrés. Remarquons d’abord que la syllabe de l’hémistiche et celle de la fin du vers, tombant sur un temps fort, tendent à gagner non seulement en intensité, mais en durée ; elles se prolongent et empiètent un peu sur les autres syllabes, dont les plus brèves deviennent des doubles croches. Dans ce vers de Racine par exemple :


Si je la haïssais, je ne la fuirais pas,


la voix, après avoir insisté sur le mot haïssais, tend à se précipiter sur le reste du vers et principalement sur les syllabes peu importantes : je ne la… Ainsi la césure allonge le sixième pied et en raccourcit d’autres par compensation. On a dit qu’elle marquait un repos, une suspension de la voix ; ce n’est pas très exact, car, si la voix insiste à cet endroit, elle peut fort bien ne pas se suspendre, et le doit même dans la plupart des cas. — À la première variété de rythme que nous venons de constater s’enjoignent bientôt beaucoup d’autres. En effet, outre le temps fort marqué par l’hémistiche, les accents toniques qui peuvent se rencontrer dans les autres syllabes du vers leur donnent aussi plus d’intensité et plus de durée. Dans ce vers de Molière :


La pâle est aux jasmins en blancheur comparable,


la diction ne fait guère ressortir que pâle, jasmins, blancheur, comparable, et encore dans ces mots insiste-t-elle davantage sur les accents toniques â, in, eu, abl ; elle se plaît à faire entendre les accords vocaux que représente chacune de ces voyelles ou de ces diphtongues ; les autres syllabes du vers rentrent dans l’ombre : elles pourraient s’exprimer en doubles croches ou du moins en croches rapides et assourdies. Alors la phrase musicale de l’alexandrin, si monotone au premier abord, se varie et se nuance de toutes manières. Aucun vers bien fait ne doit ressembler de tous points à celui qui le suit ou le précède ; chacun a son individualité, chacun garde son rythme propre, parfois assez compliqué : on y rencontre entre les syllabes des différences délicates de durée et d’intensité qui parfois échappent aussi bieu à la notation musicale que les différences de hauteur et de timbre[11].

Ainsi rentre par degrés dans le vers moderne la considération de la quantité, qui en avait d’abord été écartée ; mais la quantité, telle que nous la concevons aujourd’hui, est variable, subordonnée à l’importance du mot et au sens de la phrase : il n’y a plus dans le vers de mot insignifiant auquel la diction assigne une durée et une intensité fixes ; seuls les mots placés à la césure et à la fin du vers se trouvent soulignés, et il est justement de règle qu’ils doivent toujours avoir de l’importance. Le rythme de l’alexandrin, bien compris et bien traité, n’est donc rien moins que monotone ; il a quelques-unes des qualités du vers antique sans en avoir les défauts. En général, les alexandrins très harmonieux se suffisent à eux-mêmes ; isolés, il gardent encore leur harmonie, comme le faisaient les vers antiques ; ils portent une marque : bien avant la rime, quelque chose les a consacrés vers. Ce qui leur donne ce caractère musical, c’est : 1o le temps fort de la césure, qui coupe les douze temps du vers en deux parties égales ; 2o le temps fort de la fin du vers, qu’on pourrait appeler la césure finale ; 3o les accents toniques, qui subdivisent encore d’une façon plus ou moins irrégulière les deux membres de phrase ainsi obtenus, varient le rythme, brisent la raideur primitive de l’alexandrin[12].

Dès qu’il possède ses douze temps divisés par deux temps forts, le vers moderne est organisé. Il reste à le grouper avec d’autres. Nous avons étudié isolément cet organisme délicat ; il nous reste pour ainsi dire à l’étudier en société avec d’autres organismes semblables. C’est ainsi que va intervenir un nouvel élément, la rime.

La rime est, au premier abord, ce qui semble le plus artificiel dans le vers moderne. Autant le rythme est l’expression naturelle de Témotion, autant il semble étrange au premier moment de rimer sa joie ou ses douleurs. Aussi, pour comprendre la rime, faut-il y voir tout autre chose que la simple répétition du même son ; elle est un moyen de marquer la mesure, elle est la mesure devenue sensible et vibrante à l’oreille. Si on la considère sous ce nouveau point de vue, on verra qu’elle se déduit très bien des lois physiologiques et psychologiques qui règlent la formation du vers : rime vient de rythme, et Joachim du Bellay écrivait encore au seizième siècle la rythme. Lorsque plusieurs vers se suivaient, il fallait trouver un moyen de les distinguer nettement les uns des autres, et pour cela de marquer avec insistance le temps fort de la douzième syllabe ; la rime était ce moyen. Elle ne fut d’abord qu’une simple assonance, puis alla se perfectionnant avec le sentiment même de la mesure. C’est elle qui, aujourd’hui, donne son unité au vers et permet de lefaire entrer, sans le détruire, dans l’organisme plus compliqué des périodes poétiques et des strophes : elle est son modérateur et son régulateur[13]. On pourrait la comparer à un balancier qui se lève et s’abaisse à temps égaux, et qui à chaque coup frappe le vers comme une médaille, en lui imprimant sa forme définitive. Sans la rime, cette durée incertaine des syllabes qui caractérise les langues modernes — et qui, nous le répétons, n’est pas en elle-même un défaut — rendrait incertaine et flottante la durée même du vers. S’il y a dans les vers blancs une harmonie incontestable, elle est encore trop vague : ils produisent sur l’oreille une impression très analogue à celle que nous fait éprouver une série de phrases musicales « carrées » et bien rythmées en elles-mêmes, mais jouées toutes tempo rubato par un musicien inexpérimenté ; l’oreille cherche les articulations des phrases sans pouvoir les découvrir, et, toujours déçue, elle pressent un chant mélodique qu’elle ne peut saisir. Par la rime s’introduit l’ordre et pour ainsi dire la lumière en cette harmonie encore obscure ; on entrevoit alors, dans la période poétique qui se développe, une correspondance et une dépendance mutuelle de parties ; une sorte de force attractive rapproche les vers les uns des autres et les fait désormais graviter ensemble dans la même orbite, avec une régularité de mouvements et un concert qui n’est pas sans rappeler par une lointaine analogie ce que les philosophes anciens nommaient la musique des sphères.

Au plaisir de nous faire sentir le rythme, la rime en ajoute un autre secondaire, que M. de Fouquières a tort de vouloir nier[14], celui de nous faire entendre deux fois la même consonance, c’est-à-dire le même timbre, le même accord harmonique. On sait que dans le langage chaque voyelle a un timbre particulier, et que le timbre n’est autre chose qu’un accord entre la note fondamentale et les sons élémentaires appelés harmoniques[15]. Tout langage est donc une suite d’accords ; mais dans la prose ils se succèdent irrégulièrement, dans le vers ils reviennent en nombre égal et à temps égaux : le vers, même considéré indépendamment de la rime, est déjà, en toute vérité et sans aucune métaphore, une organisation élémentaire de la musique renfermée dans le langage. En l’entendant, l’oreille éprouvera la satisfaction qu’elle éprouve en présence de toute musique : après chaque accord, elle attendra le suivant, sans crainte de surprise, sans que les vibrations harmonieuses qui s’éteignent en elle soient contrariées par celles qui renaissent à l’instant. La suite rythmée des voyelles, dont chacune est un accord sourd, forme une symphonie voilée, quelque chose comme la voix d’un orchestre entendue sur une plage de très loin, sans qu’on puisse nommer aucune des notes apportées par le vent. La rime complète l’harmonie par des accords de cadence sur lesquels on se repose ; elle est une sorte d’écho nous renvoyant non pas un simple bruit, mais un même son musical, et nous le renvoyant en mesure ; cet écho régulier, par lui-même, ne manque pas de charme. De plus, puisque les voyelles ont chacune leur timbre, les voyelles de la rime auront quelque chose du timbre varié des instruments ; les unes, comme les â, tiennent un peu de la contre-basse ; les autres, comme les i, ont l’acuité de la clarinette ou de la flûte ; chaque vers peut se reconnaître alors au timbre de sa dernière syllabe ; les uns sont pour ainsi dire accompagnés avec un instrument, les autres avec un autre, et nous éprouvons, en retrouvant dans la strophe ces différents timbres, un plaisir semblable à celui du musicien distinguant dans l’orchestre les divers instruments qui tour à tour se renvoient une phrase mélodique. Ce plaisir, que nous donne l’écho et la reconnaissance du timbre, a sa part dans la jouissance causée par la rime ; cependant il serait peu de chose à lui seul : la preuve, c’est que nous ne le recherchons jamais dans la prose, nous l’évitons même, et les anciens l’évitaient aussi. Le rôle essentiel de la rime est donc de fixer le rythme par son choc régulier ; c’est le métronome du vers. Telle est sa justification scientifique, et c’est par là qu’elle se rattache indirectement au principe premier de tout langage rythmé : l’émotion.

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CHAPITRE II
LES THÉORIES ROMANTIQUES DU VERS

Dans cette espèce de « morphologie » du vers que nous venons d’esquisser à grands traits, nous avons négligé tous les cas de développement mal équilibré et d’apparente monstruosité qui pouvaient se présenter. Nous devons les examiner à présent, montrer comment ils rentrent dans la règle, comment on peut les expliquer et jusqu’à quel point on doit les approuver. Ces monstruosités, aujourd’hui assez prisées, sont de trois sortes : 1o la suppression méthodique du temps fort à l’hémistiche ; 2o l’enjambement méthodique ; 3o par compensation, la rime recherchée et uniformément riche.

Le romantisme a tenté de renouveler l’alexandrin classique, et ses théories sont aujourd’hui acceptées de presque tous les poètes contemporains (nous exceptons M. Sully Prudhomme). Autant en effet le romantisme a perdu de nos jours son influence sur les prosateurs, autant il a gardé sur les poètes une domination presque exclusive. La petite école dite parnassienne n’est elle-même qu’un humble rameau du grand tronc romantique ; elle se rattache à Th. Gautier, l’admirateur et pour ainsi l’adorateur de V. Hugo, du poeta soverano, comme Dante disait d’Homère. Selon M. de Banville, qui a systématisé bien plus exactement qu’on ne pourrait le croire les principes esthétiques du romantisme, la Légende des siècles doit être « la Bible et l’Évangile de tout versificateur français. »

C’est que la Légende des siècles n’est pas seulement un chef-d’œuvre de poésie, elle renfermerait, selon M. de Banville, un nouveau type de vers, inconnu au dix-septième et au dix-huitième siècle, un vers construit d’après des principes tout autres, le vrai, le seul vers français. M. E. Legouvé[16], qui a pour lui son expérience de lecteur consommé, croit aussi à l’existence de deux types de vers distincts, qu’il lâche, il est vrai, d’unir dans la même admiration : ce sont « deux puissants dieux, » dit-il en empruntant un vers d’Athalie, et il faut les servir tour à tour ; par malheur, il a toujours été difficile de maintenir le bon accord entre les dieux comme entre les rois. M. de Fouquières, par l’analyse scientifique, croit pouvoir en venir, lui aussi, à affirmer qu’il existe un vers romantique, construit sans césure à l’hémistiche, plus rapide et tenant en moins de mesures que l’alexandrin classique. Ainsi, s’il faut en croire tous les poètes contemporains et la plupart de ceux qui, de nos jours, se sont occupés de métrique, V. Hugo ne s’est pas contenté de varier à l’infini le vieil alexandrin, il en a proprement crée un nouveau, il aurait créé une métrique nouvelle.


Notre oreille, en changeant, a changé la musique.


Nous allons rechercher quels sont, d’après V. Hugo lui-même et ses disciples, les principes de cette métrique originale, et jusqu’à quel point ils peuvent se soutenir. Les romantiques ne se trompent-ils pas eux-mêmes quand ils essayent de formuler les règles de leur art, et existe-t-il un seul beau vers de V. Hugo qui échappe aux lois du vers précédemment posées ?

V. Hugo aime à le répéter, il a supprimé la césure et fait basculer la « balance hémistiche. » En même temps il a introduit l’enjambement et l’a fait « patauger » au beau milieu du vers, « comme le sanglier dans l’herbe et dans la sauge. » Quant à ses rimes, elles sont d’une sonorité inaccoutumée qui compense la liberté du rythme : le vieux Pinde frémit en les entendant « rugir « comme des « bêtes fauves. » La rime, écrivait-il jadis dans la préface de Cromwell, est le générateur même de notre mètre, et il ajoutait que le poète doit être toujours fidèle à la rime, cette « esclave reine. » Grâce à elle et par la suppression de la césure classique, le vers est affranchi. Autrefois, dit-il encore dans les Contemplations, le vers était un volant sur le front duquel on voyait piquées « douze plumes en rond, » et qui sans cesse sautait sur la raquette de la prosodie ; aujourd’hui, le volant se change en un oiseau battant de l’aile, il s’échappe de la « cage césure » et s’enfuit au fond des cieux, « alouette divine. »

Ces idées sur la métrique, chères à V. Hugo, ont été successivement reproduites par tous ses disciples. Dans ses jours d’enthousiasme romantique, Sainte-Beuve s’écriait : « rime, unique harmonie du vers ! » Pour Th. Gautier, la poésie « est un art qui s’apprend ; » le fond de cet art est la rime riche, et il avait coutume de dire aux jeunes poètes qui venaient le consulter : « Commencez par vous faire un dictionnaire de rimes. » Selon M. de Banville, qu’approuve presque entièrement M. Legouvé, le « secret » de l’art des vers est le suivant : « on n’entend dans un vers que le mot qui est à la rime. » Cette formule résume très bien la théorie romantique. M. de Banville en déduit naturellement la suppression de toutes les « lois mécaniques et immobiles » du rythme : le vers n’a d’autre loi que le « frein d’or de la rime. » V. Hugo lui-même a donc fait une révolution incomplète en maintenant encore un reste de césure effacée après la sixième syllabe du vers alexandrin ; en réalité, la césure peut être placée après n’importe quelle syllabe du vers, ce qui revient à dire qu’il n’y en a plus. « Osons proclamer la liberté complète, s’écrie M. de Banville, et dire qu’en ces questions l’oreille seule décide. » Il ajoute, il est vrai, cette objection : « Mais si je n’ai pas d’oreille ? » n’y répond guère.

La rime remplaçant la mesure et constituant à elle seule le rythme, le vers sera toujours d’autant meilleur qu’elle sera plus « opulente. « D’abord la consonance des dernières syllabes du vers doit être parfaite : loups, jaloux ; devise, divise, etc. « Le poète consentirait plutôt à perdre en route un de ses bras ou une de ses jambes qu’à marcher sans la consonne d’appui. » Mais il y a une chose meilleure que la consonance d’une syllabe : c’est la consonance parfaite de deux ou plusieurs syllabes et surtout de deux mots entiers ; de quel nom appelle-t-on cette identité de son, accompagnant la différence de sens ? C’est le calembour. Le romantisme devait arriver par la logique des choses à se proposer comme idéal « le vers calembour, » et telle est en effet l’idée de M. de Banville. Qu’est-ce après tout que la rime, si on la considère scientifiquement, à part du rythme qu’elle marque et qui lui communique toute sa grâce ? Un calembour incomplet, avorté ; donc plus le calembour est complet, meilleure sera la rime, et aussi le vers, puisque la rime fait le vers. On ne peut contester la valeur de ce raisonnement ; on sait d’ailleurs la grande quantité de vers calembours que renferme déjà V. Hugo : souffre rimant avec soufre, Racine avec racine, Corneille avec corneille, j’ai faim avec génovéfain, etc. Ajoutons que l’impression produite par le rapprochement de mots disparates, rapprochement perpétuel dans les romantiques et qui constitue à leurs yeux le « pittoresque de la rime, » a toujours beaucoup d’analogie avec la surprise excitée par le calembour. Il en est ainsi même quand ces mots n’ont pas un son tout à fait identique ; je citerai les rimes : Marengo, lombago ; gouine, baragouine ; affranchîmes, cacochymes ; prodige, callypige ; tonnez, tu n’es qu’un nez ; boyaux, royaux ; urètre, prêtre, etc. Tous ces effets sont pour ainsi dire des ébauches de calembours. Selon M. de Banville, le calembour, qui n’est jamais déplacé dans la poésie sérieuse. est l’avenir même de la comédie. Sans aller aussi loin, tout romantique conséquent reconnaîtra que l’alexandrin, une fois réduit à la rime « opulente et pittoresque, » a pour type et pour tendance le vers calembour : le jeu de sons, accompagné d’un certain décousu lyrique ou comique dans les idées, tend à s’identifier au jeu de mots.

Le calembour complet ou ébauché étant le but, comment le poète romantique l’atteindra-t-il ? La langue du romantisme veut être la langue de tout le monde ; mais on sait combien, dans le langage usuel, le nombre des rimes riches est limité. V. Hugo, Th. Gautier, M. Leconte de Lisle, y ont suppléé par un emploi extraordinaire de noms propres (noms d’hommes, de villes, de pays, etc.), et de mots techniques. Les mots techniques, telle doit être encore aujourd’hui, selon M. de Banville, la grande ressource du poète : tant pis s’il ne les comprend pas d’abord lui-même ; avant tout il doit rimer. « Je vous ordonne de lire le plus qu’il vous sera possible des dictionnaires, des encyclopédies, des ouvrages techniques traitant de tous les métiers et de toutes les sciences spéciales, des catalogues de librairie et des catalogues de ventes, des livrets de musées, enfin tous les livres qui pourront augmenter le répertoire des mots que vous savez et vous renseigner sur leur acception exacte… Une fois votre tête ainsi meublée, vous serez bien armé pour trouver la rime. » Oui, mais la raison ?… Pour M. de Banville, la raison du poète, c’est la rime ; le poète ne pense pas, à vrai dire, il entend des rimes ; aussi, quand il applique son esprit à un sujet donné, doit-il commencer par trouver d’abord « toutes ses rimes. » Peut-être par analogie M. de Banville conseillerait-il à un peintre qui commence un tableau de fixer d’abord sur sa toile un nez, une jambe, des favoris avant d’esquisser le visage, des lambeaux de toile bien drapés avant de dessiner le bras qui doit les retenir ou le genou qui doit les supporter. — Les rimes trouvées, comment le poète les ajustera-t-il ? Le problème du vers ainsi posé, et c’est ainsi que le pose toute l’école moderne issue du romantisme, il n’y a rationnellement qu’une réponse possible, c’est celle que M. de Banville va faire avec une merveilleuse franchise. Le poète, dit-il, ajustera ses vers « en bouchant les trous avec sa main d’artiste, » et, pour boucher les trous, il a toujours la « cheville, » ce secours des dieux. Pas de vers sans chevilles ; car, si la rime est l’essentiel, tout l’art du poète ne consiste plus qu’à lier deux rimes ensemble : or, ici, la pensée seule est impuissante, il faut ce qu’Alfred de Musset appelait la menuiserie. Tout cela est très bien déduit des principes mêmes du romantisme. « Ceux qui nous conseillent d’éviter les chevilles, dit M. de Banville, me feraient plaisir d’attacher deux planches l’une à l’autre au moyen de la pensée. » La seule différence entre les mauvais poètes et les bons, c’est que les chevilles des premiers sont placées « bêtement, » tandis que celles des bons poètes sont « des miracles d’invention et d’ingéniosité. » En résumé, selon M. de Banville, le poète n’a pas d’idées dans le cerveau, il a simplement des sonorités, des rimes, des calembours ; ces calembours le hantent et lui fournissent des idées ou un semblant d’idées ; puis, toutes les fois qu’une solution de continuité se présente entre les idées ainsi obtenues, le poète « bouche les trous » avec la sérénité de conscience d’un bon ouvrier à la journée.

Il est impossible de tracer plus fidèlement l’idéal que devait finir par se proposer la poésie « parnassienne » ou « romantique, » en s’inspirant non pas des vers mêmes de V. Hugo, mais de ses théories. Ajoutons que, si toute la poésie se réduit à la rime, elle doit pouvoir « s’apprendre, » comme disait Th. Gautier[17]. M. de Banville sur ce point se montre moins logique que ce maître : selon lui, l’art de trouver la rime est un don surnaturel, divin (les athées, par parenthèse, en seraient exclus). C’est par ce côté que M. de Banville va relever son poète idéal et le grandir à nos yeux : la rime est le trépied d’Apollon. La rime, dit-il, se révèle par une sorte de coup de théâtre « surnaturel et inexplicable. » « Si vous êtes poète, le mot type se présentera à vous tout armé, c’est-à-dire accompagné de sa rime. Vous n’avez pas plus à vous occuper de le trouver que Zeus n’eut à s’occuper de coiffer le front de sa fille Athéné du casque horrible et de lui attacher les courroies de sa cuirasse, au moment où elle s’élança de son front, formidable et sereine comme l’éclair qui déchire la nuée. » Voilà de la mythologie et non de la science. Pourquoi donc M. de Banville, d’accord avec Th. Gautier, conseillait-il tout à l’heure à son apprenti poète de lire force catalogues de ventes, de musées, etc., et d’avoir une bonne mémoire ? Les dictionnaires et les catalogues de ventes ne seraient-ils pas encore plus féconds que la tête de Jupiter, et n’est-ce pas de leurs feuillets jaunis que la rime a chance de sortir « horrible et formidable[18] ? »

En somme la théorie romantique et parnassienne du vers, sauf ce grain de mysticisme qu’y ajoute M. de Banville, est très logique, très consciente d’elle-même et très raisonnée dans ses conséquences les plus paradoxales. Ses deux affirmations essentielles sur l’absence de césure et sur la richesse continue de la rime méritent donc examen. Et d’abord existe-t-il vraiment, comme on le répète chaque jour, un vers tout nouveau, le vers romantique, caractérisé par l’absence réelle de césure à l’hémistiche ? Voici quelques lignes tirées des poésies de MM. Leconte de Lisle et Coppée ; ces lignes nous paraissent bien répondre au type nouveau de vers admis aujourd’hui :


Et les taureaux, et les dromadaires aussi… (L. de Lisle).
Et triomphant dans sa hideuse déraison…
Comme des merles dans l’épaisseur des buissons…

L’habilleuse avec des épingles dans la bouche… (Coppée.)
Des grisettes qui lui trouvaient l’air distingué…
Et la fièvre lorsque tout à coup je remarque…


Évidemment ce ne sont plus là des vers du type ordinaire ; mais peut-on dire que ce soient encore des vers ? Aucune de ces lignes offre-t-elle rien de musical, le moindre rythme saisissable à l’oreille ? Ne suffirait-il pas d’ouvrir un livre de prose pour y trouver un certain nombre de bouts de phrases analogues, offrant par hasard douze syllabes ? La rime ne peut pas plus les transformer en vers que l’artifice typographique par lequel on les imprime à la ligne, avec des majuscules au premier mot ; des vers blancs seraient préférables à ces phrases mal équilibrées où les consonances sembleront nécessairement produites par le hasard. Si le propre du vers, comme nous l’avons vu plus haut, est d’exprimer et de produire l’émotion, d’aller au cœur, il est clair que le calembour ou le demi-calembour de la rime ne saurait constituer le vers ; il nous faut donc, selon les lois psychologiques et physiologiques précédemment invoquées, chercher dans le langage rythmé l’essence même du vers ; or le rythme disparaît là où la césure est non seulement affaiblie, mais totalement supprimée, là où l’on ne peut plus battre en aucune façon la première des deux mesures à formées par le vers. Les poètes rejetant la césure de l’hémistiche sont donc des musiciens qui veulent se passer du rythme, c’est-à-dire du fond même de toute musique et de tout vers. Des architectes qui voudraient se passer de pierres, ou tout au moins de pierres taillées, ne seraient pas plus étranges.

Si les prétendus vers « romantiques » que nous venons de citer ne sont pas des vers, s’ensuit-il que l’alexandrin conçu par Boileau soit le seul possible ? Bien loin de là ; dès le dix-septième siècle, il y avait un versificateur d’un génie très supérieur à Boileau (parfois à Racine) ; nous voulons parler de La Fontaine, qui a manié l’alexandrin comme les petits vers, avec une habileté merveilleuse ; plus tard est venu André Chénier ; plus tard enfin notre V. Hugo. Aucun n’a changé d’une manière fondamentale le rythme du vers français ; mais chacun d’eux, surtout le dernier, lui a fait subir des variations considérables. Pour comprendre ces variations et les apprécier à leur juste valeur, il faut de nouveau emprunter quelques données à la musique. Un des effets les plus importants de l’art musical, ce sont les contre-temps et les syncopes. Un rythme régulier étant considéré comme l’expression physiologique d’une certaine tension nerveuse, la rupture momentanée de ce rythme marquera une brusque rupture d’équilibre dans l’organisme et comme l’invasion d’une émotion nouvelle et tumultueuse, qui se transmettra à l’auditeur. Aussi, dans la musique passionnée des modernes, les contre-temps, les syncopes, tous les effets tirés du rythme jouent un rôle de plus en plus grand. Seulement, remarquons-le bien, le contretemps ne supprime en aucune façon la mesure ; l’impression qu’il produit vient précisément de ce que l’oreille, ayant le sentiment exact de la mesure, devine où devait tomber le temps fort ; déçue d’abord dans son attente, elle éprouve un certain plaisir à le retrouver, quoique en retard. Appliquons ces principes de toute musique à la musique du vers. Les poètes qui se modelaient sur Boileau ressemblaient à des musiciens auxquels on interdirait tout contre-temps ; aussi leur phrase mélodique avait-elle fini par devenir d’une banalité, d’une monotonie extrême. Les effets de rythme devaient au contraire permettre aux La Fontaine, aux André Chénier et surtout aux V. Hugo de varier indéfiniment la mélodie du vers ; mais ces effets ne doivent en aucune manière déranger la mesure et rompre l’équilibre de la phrase musicale. Or, nous le savons, c’est la césure et la rime qui dans le vers marquent la mesure : elles ont le rôle du bâton de chef d’orchestre ; il faut donc qu’on les sente toujours, il faut que la division rationnelle du vers par groupe de six syllabes subsiste, même quand on ne veut pas souligner avec la voix cette division. L’intervalle du sixième au septième pied est le centre normal de l’alexandrin ; si, par exception, le temps fort oscille à droite ou à gauche de ce point central, il est pourtant nécessaire qu’on sente une certaine attraction de ce côté, une possibilité de s’y arrêter. Tout enjambement, qu’il se fasse d’un hémistiche sur l’autre ou d’un vers sur l’autre, doit coûter quelque effort : c’est la condition même de son effet. Je dois sentir que je franchis une ligne normale de démarcation. Si en musique le contre-temps supprimait la vraie mesure, ce ne serait plus un contre-temps ; c’est son irrégularité même qui explique son effet psychologique, et cette irrégularité n’existe que par comparaison avec la règle, c’est-à-dire la mesure toujours maintenue. Nous arrivons à ce résultat que, s’il n’existe pas de vers « romantique » sans césure régulière, du moins le rythme du vers classique peut subir de très nombreuses variations, qui se justifient théoriquement. Nous avons écarté tout à l’heure, comme ne rentrant pas dans le type du vers, certaines espèces vraiment monstrueuses ; il reste à voir, par de nouveaux exemples, comment d’autres espèces peuvent prendre naissance et vivre sans faire exception « aux règles générales de l’esthétique. On peut ici raisonner par analogie de l’architecture et de la musique à la poésie. Les esthéticiens d’Allemagne ont montré que, dans l’architecture, les proportions diverses des lignes sont régies par une règle qu’on a nommée règle d’or, et qui établit entre les lignes un rapport simple. Par exemple, une croix n’est élégante que si ce rapport simple existe entre le pilier et les bras. De même, en musique, les accords résultent, comme on sait, de rapports simples entre les nombres des vibrations. Il en est ainsi dans le vers, qui a, lui aussi, sa règle d’or et doit s’y conformer. Analysons ces vers empruntés à la Légende des siècles, où se trouve à la fois un enjambement et la suppression (apparente) de l’hémistiche :


… Et la voix qui chantait
S’éteint comme un oiseau se pose : tout se tait.


Le premier vers, très bien coupé, a donné le sentiment net de la vraie mesure ; à l’hémistiche du second vers se trouve la diphtongue sonore eau qui porte accent tonique ; l’oreille sent que c’est ici le temps fort, la voix semble devoir y appuyer, s’y reposer longtemps : tout d’un coup elle glisse ; par un effet de rythme merveilleux se trouve représentée la courbe brisée du vol d’un oiseau ou d’une vibration mourant dans l’air. Aucune loi du vers n’a été violée ; la mesure de a été conservée avec un simple contre-temps à la seconde mesure, et cependant quelque chose de nouveau se trouve dans ce vers : une image, une idée a été produite par un procédé tout musical, sans le secours des mots.


La porte tout à coup s’ouvrit bruyante et claire…
Le preux se courbe au seuil du puits, son œil s’y plonge[19]


Dans ces exemples, où le contre-temps produit au milieu du vers une harmonie nouvelle, nous observons déjà deux choses : 1o le temps fort de la césure, quelque affaibli qu’il soit, peut toujours se battre ; 2o le nouveau temps fort introduit à côté par substitution est placé d’une manière méthodique et coupe l’alexandrin, déjà divisé vaguement par la césure effacée, en deux tronçons nouveaux de 8 et de 4 pieds.

La première de ces deux règles a pu être niée fort souvent en théorie ; mais, dans la pratique, V. Hugo s’est presque toujours soumis à la césure ; il a aussi fort peu d’enjambements qui dérangent d’une manière durable l’équilibre des vers. Son oreille l’a généralement empêché de faillir là même où sa théorie était en défaut. Dans ses vers, comme dans la nature même des choses, tout contretemps, par cela même qu’il est un effet, ne devient jamais une règle. Aussi, quoi qu’il en ait dit plaisamment lui-même, rien d’habitude ne « patauge dans ses strophes[20]. » Les poètes et les esthéticiens modernes s’appuient sur une analyse inexacte du vers même de V. Hugo, quand ils font des alexandrins sans aucune césure au sixième pied. Le sixième pied doit toujours être pourvu d’une syllabe sonore, portant accent tonique, et sur laquelle la voix ghsse parce qu’elle le veut bien, non parce qu’elle ne peut faire autrement. Donc, rien d’inacceptable comme ces mots placés à cheval sur l’hémistiche par les poètes contemporains, ou ces articles qui appellent le substantif retenu dans l’autre moitié du vers, ou ces que et ces qui cherchant en vain à se poser, comme une jambe boiteuse. Tous les articles, pronoms ou conjonctions (surtout ceux d’une syllabe), tous les mots qui n’ont pour ainsi dire pas d’existence indépendante des mots suivants, ne peuvent être placés au sixième pied. Si encore un poète prenait une fois en passant des libertés pour introduire dans le vers une expression vraiment forte, qui le déborde et le brise pour ainsi dire, on pourrait le comprendre à la rigueur ; c’est au contraire pour des vers faibles et mal venus qu’où se permet ces cacophonies, bien plus choquantes que les hiatus. Selon une théorie vraiment scientifique du vers, nous croyons ces licences injustifiables[21].

La césure maintenue, il nous reste à examiner la place du nouveau temps fort introduit dans le vers par La Fontaine, Chénier et V. Hugo. Comme nous l’avons vu, ce temps fort se borne dans la majorité des cas à subdiviser le vers en deux parties, l’une de quatre et l’autre de huit pieds. En d’autres termes, sans faire disparaître entièrement pour l’oreille le rapport primitif des deux hémistiches (6 et 6), il introduit un rapport nouveau (4 et 8), qui rentre par sa simplicité dans ce qu’on pourrait appeler la règle d’or du vers. Aussi le vers de V. Hugo, bien compris, est-il supérieur au vers de Boileau, parce qu’il renferme deux harmonies de nombres au lieu d’une seule, et concentre, pour ainsi dire, le charme de deux vers en un[22]. On voit combien la « révolution romantique » est simple au fond, et combien ceux qui l’ont faite ont eu tort d’y voir eux-mêmes une sorte de bouleversement du vers. Au fond, c’est sa simplicité qui a fait sa fécondité. V. Hugo ne supprime pas la césure, il la multiplie, il en place une seconde après la première, et le vers y gagne au lieu d’y perdre. Donc, le « vers romantique » et le « vers classique, » si souvent opposés par nos poètes, ne font qu’un ; l’alexandrin, tel que l’a conçu V. Hugo, n’est pas un vers nouveau ; c’est le vers classique arrivé à son plein développement, et possédant la plus grande complexité rythmique sans avoir perdu rien de son nombre ni de sa mesure. On a dit que l’avenir de la musique moderne était dans la variété des rythmes ; ainsi en est-il de la poésie,

Peinture qui se meut et musique qui pense[23], mais à la condition quela variété des rythmes n’altère jamais au fond la mesure.

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CHAPITRE III
DES MÈTRES NOUVEAUX. — DE L’HIATUS

Les romantiques n’ont pas seulement modifié le rythme du vieil alexandrin ; ils ont essayé de créer des mètres nouveaux. Plusieurs poètes contemporains, renouvelant les tentatives du seizième siècle, ont écrit des vers de neuf, onze, treize, quatorze, quinze et seize pieds. Ces tentatives ont été généralement faites en dehors de tout esprit scientifique et sans méthode raisonnée.

Rappelons les principes établis plus haut et sur lesquels on doit se régler dans ce genre d’essais : 1o tout vers excédant huit syllabes[24] doit avoir une ou plusieurs césures facilement saisissables à l’oreille ; 2o le vers peut être coupé par la césure en deux parties inégales si, dans ces deux parties, les nombres des syllabes offrent des rapports simples et sont divisibles par le même chiffre. C’est ce qui arrive pour le vers de dix pieds coupé en deux parties de quatre et de six syllabes :


L’amour forgeait ; au bruit de son enclume
Tous les oiseaux, troublés, rouvraient les yeux (V. Hugo).

Malgré l’inégalité des deux hémistiches, l’oreille n’est pas choquée, parce qu’elle saisit sans effort le rapport des deux nombres pairs. Au contraire, au lieu des nombres 4 et 6, mettez 3 et 7, ou, en supprimant une syllabe, mettez 4 et 5 ou 5 et 4 ; vous obtiendrez des rapports mathématiques choquants pour l’oreille. Faute d’avoir connu cette règle, on a composé des vers de 9 syllabes qui sont vraiment inadmissibles :


En proie à l’enfer plein de fureur,
Avant qu’à jamais il resplendisse,
Le poète voit avec horreur
S’enfuir vers la nuit son Eurydice (Th. de Banville).

Je n’aimai pas le tabac beaucoup (Sedaine).

Au contraire, coupez le vers de neuf pieds en parties égales, c’est-à-dire établissez deux césures, l’une après le troisième pied, l’autre après le sixième[25] vous obtiendrez un des vers les plus harmonieux de notre langue, surtout lorsqu’il est disposé en strophes :


Oui, c’est Dieu — qui t’appelle — et t’éclaire !
À tes yeux a brillé sa lumière,
En tes mains il remet sa bannière,
Avec elle apparais dans nos rangs. (Scribe.)

L’air est plein d’une haleine de roses. (Malherbe.)


Si un vrai poète s’emparait de ce rythme, il pourrait produire le plus grand effet ; car ces deux césures se succédant si rapidement à temps égaux donnent le sentiment d’une harmonie toujours présente, et l’oreille est bercée sans que rien d’inattendu ou de disproportionné vienne la surprendre. La monotonie serait le seul inconvénient de ce vers, si on voulait l’employer pour un trop long poème.

Quant au vers de onze pieds, l’impossibilité où l’on est de le diviser en parties égales ou offrant des rapports simples, nous semble vraiment le condamner. Le voici sous ses deux types, avec la césure après la cinquième ou après la sixième syllabe :


Belle dont les yeux — doucement m’ont tué (Ronsard.)
Et le ciel ne voit point — d’amant plus heureux (Voiture.)


Il a toujours l’air d’un alexandrin manqué ; l’inégalité des deux hémistiches produit l’effet d’une dissonance revenant sans cesse. Pour le comprendre, il suffit d’ôter une syllabe aux deux célèbres vers de Racine :


Ariane, hélas ! de quel amour blessée
Tu mourus aux bords où tu fus délaissée.


Ce distique boiteux fait ressortir toute la différence qui sépare le vers de onze pieds d’un véritable vers. Il ne pourrait servir que là où le poète se donnerait à tâche de causer une sorte d’irritation, d’agacement du système nerveux.

Pour la même raison, le vers de treize pieds n’est pas justifiable :


Le chant de l’orgie — avec des cris au loin proclame
Le beau Lysios, — le Dieu vermeil comme une flamme. (De Banville.)


Il n’est pas moins boiteux, mais il l’est plus lourdement. De même pour le vers de quinze syllabes :


Ô des poètes l’appui — favorise ma hardiesse (Baïf.)


Restent donc les vers de quatorze et de seize pieds. On a essayé du vers de quatorze syllabes, divisé par la césure en deux tronçons de six et de huit :


Voici qu’elle reflue et que, l’une de l’autre écloses,
Ses vagues sans fracas remontent vers leur lit de roses. (André Lefèvre.)


Quoique ces deux nombres offrent entre eux une proportion satisfaisante, ils représentent déjà un chiffre trop élevé pour que cette proportion soit facilement saisie par l’auditeur. L’harmonie de ce vers, réelle mathématiquement, tend donc à devenir nulle pour l’oreille. Plus harmonieuse est la division en deux tronçons égaux de sept pieds chacun :


Il fait meilleur à Paris — où l’on boit avec la glace (Scarron.)


Nous croyons que ce dernier type de vers serait possible ; mais en somme il se réduit à la juxtaposition de petits vers de sept pieds ne rimant que deux à deux : ces vers, s’ils rimaient tous entre eux, ne produiraient-ils pas meilleur effet ? Le vers de quatorze pieds est un alexandrin alourdi, et cependant le nombre impair des pieds dans chaque hémistiche lui donne quelquechose de sautillant qui étonne par contraste.

Quant au vers de seize syllabes, qui se rapproche du long vers sanscrit, il est incapable de se plier au mouvement de la pensée moderne ; c’est plutôt une période oratoire bien cadencée qu’un véritable vers :


Je me meurs vif, ne mourant point ; je sèche au temps de ma verdeur. (Baïf.)


La disposition 6 et 6 de l’alexandrin ou 4 et 6 du vers de dix syllabes demeure donc le type des arrangements agréables à l’oreille. Comme nous venons de le voir, l’intelligence ne reste jamais étrangère au plaisir de l’ouïe ; or, c’est le vers de 12 syllabes qui nous fournit et nous fournira longtemps encore les éléments les plus variés et les ressources les plus faciles pour cette mathématique inconsciente qui, en poésie comme en musique, constitue l’harmonie.


Comme les poètes contemporains ont tenté de briser le rythme et le nombre du vers français, ils ont voulu réformer les lois de l’harmonie des syllabes et rétablir l’hiatus. Cette question de l’hiatus nous paraît beaucoup moins importante que celle du rythme et du mètre, puisque le vers français a existé longtemps et peut encore exister avec des hiatus. Nous croyons qu’il est sur ce point peu de règles absolues ; pourtant il y a cette règle générale de mécanique qu’un mouvement s’accomplit avec d’autant plus d’aisance qu’il donne lieu à moins de frottements. La rencontre des voyelles est condamnable parce que c’est, au point de vue scientifique, une perte de force pour les organes vocaux et une fatigue pour l’oreille.

Comme l’a montré M. Becq de Fouquières, l’hiatus est une interruption brusque, une solution de continuité dans le son. Quand nous prononçons deux voyelles consécutives très distinctement et en les accentuant toutes deux, le courant d’air expirateur doit s’arrêter après la première pour attendre que la bouche soit prête à l’émission de la seconde : de là un temps de silence qui suspend la parole et toute sensation acoustique[26]. L’hiatus sera d’autant plus sensible que chacune des voyelles portera un accent tonique plus caractérisé : au contraire, si la première est plus faiblement accentuée, elle tendra à se fondre dans l’autre et à former un son composé, une sorte de diphtongue où tout hiatus disparaît : c’est pour cela que la rencontre des voyelles à l’intérieur des mots n’offre en général rien de choquant pour l’oreille : suavité, jouet, poète, Danaé, etc. Ces sons composés ont au contraire une expression caressante. Tout autre est la rencontre de voyelles qui appartiennent à deux mots distincts et qui ont ainsi une existence indépendante l’une de l’autre : cette rencontre ne peut avoir lieu dans la langue française sans un heurt vraiment désagréable. C’est que dans notre langue l’accent tonique porte précisément sur la dernière syllabe de chaque mot ; la voix, au moment où elle s’allongeait sur cette syllabe, se trouve donc arrêtée brusquement dans son extension : on a le sentiment d’un obstacle qui intervient, d’une sorte de choc. Le choc est d’autant plus violent que le sens de la phrase permet moins de s’arrêter entre les deux mots, ou que la voyelle du second mot est moins sourde : par exemple, cet hiatus : l’oiseau apparaîtra, est plus dur que cet autre : l’oiseau ami de l’homme, parce que la syllabe ap porte un accent tonique secondaire, tandis que la première syllabe d’ami n’en porte pas.

En somme, la langue française est infiniment plus susceptible d’hiatus que les autres langues : 1o à cause de la disposition de ses accents toniques ; 2o à cause de la prononciation distincte et indépendante de chacune de ses syllabes ; 3o à cause du son franc et simple de ses voyelles, qui peuvent plus difficilement que celles des autres langues se fondre l’une dans l’autre ; en anglais, au contraire, le son d’une voyelle consiste en général dans la fusion de deux ou trois sons divers, parfois d’une véritable gamme de sons : il suffit de prendre pour exemple la simple interjection : Ah !

La rencontre des voyelles ne pourra donc jamais être dans les vers français qu’une exception. De là à bannir du vers ces locutions adverbiales, ces dissonances consacrées par l’usage : sang et eau (Racine), folle que tu es (Musset), vingt et un (V. Hugo), etc., il y a loin. Certains hiatus, comme il y a, sont harmonieux à cause de la parfaite fusion des voyelles l’une dans l’autre. En général, la rencontre de la voyelle i avec les autres est peu choquante, parce qu’elle se rapproche du son de l’l mouillée ; mais la rencontre de l’é et de l’a, par exemple, est très dure[27]. Pour que l’hiatus puisse s’ériger en règle et en coutume dans le vers français, il faudra que notre prononciation actuelle se soit modifiée bien profondément, et nous sommes loin de cette époque, qui n’est pas après tout très désirable.

En résumé, le vers français tel qu’il est, avec les mètres qu’il possède et les syllabes choisies qu’il peut employer, offre des ressources de rythme et d’harmonie bien suffisantes pour un poète. Si, chez les poètes de second ordre, le rythme et l’harmonie manquent nécessairement, cela ne tient ni au vers français, ni même toujours à l’oreille de ces poètes : cela tient, nous le verrons plus tard, à la nature même de leur pensée, trop médiocre pour être harmonieuse ; cela tient, pour ainsi dire, à la démarche même de leur esprit : incessu patuit. Le rythme fondamental du vers n’est rien sans le rythme même du langage et de l’idée, qui n’est donné tout fait à personne et qui s’organise spontanément dans l’inspiration même.

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CHAPITRE IV
LA RIME RICHE.

Nous avons vu que le vers est constitué avant tout par le rythme, le nombre et la mesure : il est la pensée à la fois pleine et mesurée, la pensée devenue chantante sous l’influence de l’émotion. Dans les lettres de G. Flaubert à G. Sand se trouve, au milieu de paradoxes, cette remarque qui confirme ce que nous avons dit sur les rapports du rythme et de la pensée : « Dans l’harmonie des mots, écrit Flaubert, dans la précision de leurs assemblages, n’y a-t-il pas une vertu intrinsèque, une espèce de force divine, quelque chose d’éternel comme un principe ? Ainsi, pourquoi y a-t-il un rapport nécessaire entre le mot juste et le mot musical ? Pourquoi arrive-t-on toujours à faire un vers quand on resserre trop sa pensée ? La loi des nombres gouverne donc les sentiments et les images, et ce qui paraît être l’extérieur est le dedans. » Si la loi des nombres est le dedans de la prose même, à plus forte raison est-elle le dedans de la versification, qui ne fait que la rendre sensible et régulière. Quant à la rime, comme nous l’avons prouvé, elle n’est scientifiquement que le moyen de marquer la fin du vers ; du moment où, grâce à elle, la mesure est devenue sensible, son rôle essentiel est terminé. Le prosateur qui renforce et resserre sa pensée n’arrive pas à la rime; mais il arrive au rythme. Si l’on demande à la rime de jouer un rôle plus important, ce peut être une question de préférence personnelle, mais la rime « opulente » n’a pas beaucoup plus d’importance dans une théorie scientifique du vers français que la rime annexée, batelée, etc., du quatorzième et du quinzième siècle. À aucune époque de l’histoire, la rime riche ne fut tenue en aussi grand honneur que pendant ces deux siècles. Des oreilles qui n’étaient pas encore assez délicates pour être choquées des hiatus trouvaient un plaisir extrême dans la répétition des mêmes sons accompagnée de la différence de sens ; à cette époque, les vers étaient bien proprement, selon l’idéal de M. de Banville, d’harmonieux « calembours. »


Pour dire vrai, au temps qui court,
Cour est un périlleux passage ;
Pas sage n’est qui va en cour,
Court est son bien et avantage.


Non seulement les rimes annexées de cette manière, mais les enchaînées, les fraternisées, les batelées, les couronnées et tant d’autres, produisaient de charmantes surprises pour l’oreille et pour l’esprit. La rime batelée, par exemple (du vieux verbe bateler, faire des tours), qui ramenait la même consonance non seulement à la fin des vers correspondants, mais à l’hémistiche de tout autre vers placé entre eux, produisait de jolis effets d’harmonie, et en même temps elle compliquait le rythme même, ce que ne fait pas la rime riche. Quels « rimeurs » que Clément Marot et ses contemporains, et comme ils dépassaient nos parnassiens modernes ! C’étaient alors des combinaisons d’une ingéniosité sans égale, des problèmes d’une décourageante difficulté résolus en se jouant, des tours de force ou d’adresse dignes de ce temps où l’on faisait tenir l’Iliade entière copiée sur parchemin dans un œuf de pigeon. Que de petits poèmes contenant, comme cet œuf, des trésors de patience et de génie ! La difficulté vaincue était toujours sûre de provoquer l’admiration, tandis que la vraie beauté l’était beaucoup moins. Il est si commode d’avoir un « critérium » fixe pour juger l’œuvre d’art ! Une femme du peuple disait au sortir d’un sermon : « Quel grand prédicateur ! Il a parlé pendant deux heures entières. » C’est ainsi, par le temps et l’effort, qu’on appréciait la poésie, et la rime permettait de supputer mentalement la longueur du travail. « Quels beaux vers ! ils sont si cherchés ! » Par malheur, ce genre de beauté passe bien vite : plus une œuvre d’art sent l’effort, plus elle est ingénieusement arrangée, frisée, pomponnée, plus tôt elle se démode ; rien ne se fane comme les papillotes : il n’y a d’éternel que ce qui est simple.

C’est pourtant vers cette époque d’effort stérile, de jeux de rimes et de jeux de mots que nos poètes contemporains, depuis Th. Gautier, ont tous essayé de revenir. Presque toujours, dans les périodes où l’art vieillit, il se produit un retour vers l’enfance même de l’art[28]. Tandis que les poètes contemporains, s’imaginant suivre l’exemple de Victor Hugo, montrent une oreille si peu difficile en ce qui concerne la césure, ils ont des recherches, des raffinements de toute sorte en ce qui concerne la rime. C’est que, selon eux, ce raffinement de la rime peut seul compenser les négligences dans la mesure du vers ; comme si on compensait une négligence par une affectation ! Selon une métaphore de Sainte-Beuve reprise par M. Legouvé, la rime est l’agrafe d’or attachant autour du sein de Vénus l’écharpe divine, toujours prête à retomber et qu’elle relève toujours ; de notre temps, Vénus se démène si bien que l’écharpe du vers court grand risque de se déchirer ; malgré la riche agrafe de la rime, elle va s’envoler au vent. On comprend les inquiétudes de ceux qu’on appelait jadis les « bons classiques. » Là où le léger affaiblissement de la césure est un effet de rythme (comme dans tous les bons vers de Victor Hugo), il ne compromet nullement le vers et il n’a nul besoin d’être pour ainsi dire excusé par une rime plus riche que la rime classique. Voici des vers d’Eviradnus où le premier hémistiche enjambe sur le second, le second sur le vers qui suit ; la rime est loin d’être riche (quoique Hugo ait souvent rimé exactement même avec la terminaison anche) ; le rythme est des plus complexes ; l’effet d’harmonie est incomparable :


Zéno l’observe, un doigt sur la bouche : elle penche
La tête, et, souriant, s’endort, sereine et blanche.


On pourrait trouver dans Victor Hugo et dans La Fontaine nombre d’exemples de ce genre avec des rimes masculines ou féminines. Là où l’enjambement est une qualité, il plaît par lui-même et à condition d’un retour rapide à la coupe typique du vers ; là où il est un défaut, la richesse des rimes ne pourra jamais y remédier, pas plus qu’elle ne remédierait à un vers de treize pieds. Une rime riche n’a jamais sauvé un mauvais vers.

Parmi les grands poètes, les uns ont eu une sorte de superstition de la rime, comme Victor Hugo ; les autres, comme La Fontaine ou A. de Musset (qui prenaient pourtant de grandes libertés de rythme) l’ont réduite au strict nécessaire ; il est donc difficile d’établir empiriquement, d’après leur exemple, aucune règle prescrivant la rime riche. Ceux mêmes qui ont eu le plus de recherches à l’endroit de la rime font preuve soudain, par moments, d’une négligence extrême. On relèverait chez Victor Hugo des milliers de vers blancs ou qui sont bien près de l’être[29]. L’autorité des poètes n’a donc pas grande valeur, comme toute autorité. L’appréciation du public en aurait davantage ; mais, en général, tout lecteur qui n’est point un rimeur lui-même n’attachera pas une importance exagérée à la richesse de la rime : c’est là une affaire de métier plutôt que d’oreille. Pures questions de métier, par exemple, que tels reproches adressés à A. de Musset par les parnassiens. Si vous rencontrez dans la rue un tailleur, il vous regardera moins vous-même qu’il n’observera la coupe de votre habit ; si c’est un coiffeur, il examinera la coupe de vos cheveux ; si c’est un cordonnier, vos chaussures : un étranger arrivant à Marseille est poursuivi aussitôt par de petits garçons qui, l’œil sur ses pieds, y découvrent quelque grain de poussière et mettent leur brosse à son service. Ainsi en est-il dans le monde des artistes : trop souvent, au lieu de saisir dans l’œuvre des Musset et des Hugo l’idée qui la dominait, on s’est attaché aux petites choses du métier, à tel grain de poussière. Th. Gautier, — qui ne pardonnait qu’un vers à Racine : « La fille de Minos et de Pasiphaë, » — déclarait que le chef-d’œuvre de V. Hugo est rénumération de noms sonores placée au début de Ratbert ; il reniait énergiquement Alfred de Musset, comme un « poète bourgeois, » sans sonorité. À Théophile Gautier et aux parnassiens Musset eût pu répondre : u De grâce, ne regardez pas seulement mon pourpoint ou mes chaussures ; regardez-moi en face, droit au visage, et tâchez de lire ma pensée au fond de mes yeux. « La faveur croissante dont jouit Musset auprès du public, malgré le discrédit où il est tombé auprès des poètes contemporains, montre combien le chatouillement de la rime riche touche moins l’oreille que la musique intérieure et profonde du rythme[30].

Recherchons donc scientifiquement, en dehors de toute tradition classique ou romantique, ce qui distingue une bonne rime d’une mauvaise.

La rime est constituée par l’identité de timbre ; or, c’est la voyelle qui donne le timbre, et c’est elle en conséquence qui est l’essentiel dans la rime. La consonne, au contraire, comme l’a fait voir M. Max Müller, n’est qu’un bruit accompagnant l’émission de la voyelle ; elle n’a pas par elle-même de valeur musicale. La consonne est si bien au second rang dans la rime, que celle-ci a commencé par n’être qu’une simple assonance. Empruntons un point de comparaison à l’analogie établie par Helmholtz entre l’ouïe et la vue. Le timbre est la couleur du son ; c’est même ainsi qu’on le définit en allemand et en italien ; chaque voyelle représente ainsi pour l’oreille ce qu’est pour la vue l’une des couleurs du prisme : le charme de la rime consiste à ranger ces couleurs selon un ordre régulier, à les faire disparaître et revenir tour à tour, comme cela se produirait si l’on faisait tourner devant nous un disque bariolé de nuances disposées savamment. Les voyelles constituant ainsi comme la coloration du langage, les consonnes ou articulations ne sont que les lignes qui séparent les unes des autres les diverses bandes colorées et les empêchent de se confondre. Elles sont comme les nervures du langage, et on ne les dislingue pas aussi facilement de loin : dans un massif d’arbres, on n’apercevra d’abord que la teinte des feuilles, non leur forme ; de loin, on n’entendra dans un chant que les voyelles émises, non les consonnes qui règlent leur émission. La voyelle étant le fond même de la rime et ce que l’oreille remarque d’abord, nous pouvons établir cette première règle, qu’avant tout la rime doit offrir l’identité des voyelles consonantes. Il faut donc condamner toutes ces rimes : couronne, trône ; râle, sépulcrale ; économe, homme ; bât, abat, etc., qu’on trouve sans cesse dans les romantiques et les parnassiens. L’identité de la consonne d’appui ne peut racheter la différence des voyelles.

Ce principe de la rime une fois posé, nous comprendrons vite comment l’identité des voyelles tend à produire l’identité de la consonne qui suit. Si je prononce, par exemple, ces mots âne et âme, la différence de la consonne est en elle-même peu de chose ; seulement, l’oreille reste sur cette différence, qui, se produisant à la fin du mot, acquiert ainsi une importance soudaine et compense la ressemblance des voyelles. De là une seconde règle : les consonnes qui suivent la voyelle de la rime doivent toujours avoir un son identique. Il faut donc regarder comme inexactes ces rimes que V. Hugo a reproduites si fréquemment et dans lesquelles les consonnes dernières sont tantôt muettes et tantôt sonores : Vénus, nus ; Nil, chenil ; héros, rhinocéros ; tous, doux ; maïs, pays.

Maintenant, lorsqu’une voyelle et la consonne qui la suit sont identiques, faut -il demander encore davantage et exiger, avec M. de Banville, l’identité de la consonne qui précède, dite consonne d’appui ? Sans doute, cela est préférable ; mais on ne peut le déduire scientifiquement des principes du vers, parce que l’identité de la voyelle et des dernières consonnes suffit très bien pour marquer le rythme et remplir ainsi le but essentiel de la rime. La voyelle émise, avec l’accord qu’elle produit, l’esprit reste sur une idée de ressemblance plutôt que de différence ; lorsque la voyelle est longue ou suivie de consonnes sonores, la différence même tend à disparaître : c’est plus qu’il n’en faut pour constituer le vers. — Quant à la rime proprement « riche » ou superflue, formée par la double consonance de deux syllabes à la fois, elle vaut précisément parce qu’elle n’est et ne sera jamais trop fréquente. Il ne faudrait pas prendre pour modèles ces deux vers gravement comiques des chœurs de Racine :


         Pour comble de prospérité,
Il espère revivre en sa postérité.


L’abus des consonances serait mauvais en poésie comme en musique ; la dissonance même est un élément d’harmonie, qui acquiert une importance croissante dans la musique moderne et qui a sa valeur jusque dans la poésie. C’est ce qu’a compris V. Hugo dans certains de ses vers, comme La Fontaine et Musset. L’harmonie est une chose relative ; rien de plus doux que le retour à l’accord parfait après une série d’accords de septième ; de même, rien ne produit plus d’effet que tel vers de Musset éclatant par sa rime riche au milieu d’harmonies plus sourdes. Quant à La Fontaine, par une étrange rencontre, c’est M. de Banville qui a le mieux caractérisé un jour ses rimes prétendues négligées en disant : « Il a fait de la rime, non pas un grelot sonore et toujours le même, mais une note variée à l’infini, dont le chant augmente d’éclat et d’intensité selon ce qu’elle doit peindre et selon l’effet qu’elle doit produire[31]. »

La préoccupation exclusive de la rime sonore, érigée en principe par tous les disciples du romantisme, a sur le poète une influence psychologique qu’il est curieux d’étudier ; elle produit sur son esprit plusieurs effets distincts, que nous analyserons successivement. D’abord la recherche de la rime, poussée à l’extrême, tend à faire perdre au poète l’habitude de lier logiquement les idées, c’est-à-dire au fond de penser ; car penser, comme l’a dit Kant, c’est unir et lier. Rimer, au contraire, c’est juxtaposer des mots nécessairement décousus. Si le soin de la rime absorbe uniquement le poète, il devient bientôt incapable de suivre une pensée jusqu’au bout ; son vers, sautant d’une idée à l’autre sur la « raquette » de la rime, perd ces ailes divines qui devaient, suivant Victor Hugo, l’emporter droit dans les cieux ; son vol en zigzag est celui de la chauve-souris. Le culte de la rime pour la rime introduit peu à peu dans le cerveau même du poète une sorte de désordre et de chaos permanent : toutes les lois habituelles de l’association des idées, toute la logique de la pensée est détruite pour être remplacée par le hasard de la rencontre des sons. D’un cerveau ainsi façonné les idées partent l’une après l’autre, comme les coups de feu de jeunes recrues qui ne savent pas tirer encore. La pensée n’est plus maîtresse d’elle-même, elle disparaît sous le bruit discontinu du mot sonore faisant explosion à la fin du vers. C’est le lyrisme tel que l’a réalisé Boileau, avec l’incohérence remplaçant l’inspiration.

À ce premier inconvénient du culte de la rime, qui est pour ainsi dire de désapprendre à penser, il faut en joindre un second : celui de désapprendre à parler simplement, à employer toujours l’expression propre et concise. Le poète épris de la rime est sans cesse forcé, quand il ne veut pas laisser sa pensée interrompue, de la gonfler et de la distendre jusqu’à ce que, de vers en vers, il ait fini par découvrir la série de rimes riches qu’il demande. La périphrase et la métaphore sont la seule ressource pour bien rimer. De là, comme double conséquence, chez les parnassiens les périphrases ingénieuses « à la Delille, » et chez les romantiques des métaphores souvent superbes, quelquefois fausses, comme celles qu’on trouve chez Victor Hugo lui-même. On a dit fort bien de Th. Gautier que c’était un « Delille flamboyant. » Quant à Victor Hugo, il a besoin de tout son génie pour se faire pardonner son habileté, et de toute la puissance de son art pour compenser les artifices où il se plaît trop souvent. Il est toujours resté en lui quelque chose de l’enfant-prodige, cherchant à « stupéfier les classiques » et parfois à les mystifier par quelque souplesse de son talent. Il éprouve du plaisir à montrer comment il sait jouer avec la rime, à nous présenter ses vers comme des solutions de problèmes insolubles ; semblable à sa Djali de Notre-Dame-de-Paris, il dispose et combine en un clin d’oeil sur son tapis de magicien les lettres ou les syllabes les plus diverses ; seulement c’est une griffe de bon, souple et puissante, qui se ghsse au milieu des mots, les pousse l’un contre l’autre et tout à coup les fait saillir en pleine lumière. On ne peut jamais assez l’admirer ; mais il y a quelque chose de supérieur encore à l’admiration : c’est l’émotion, et il ne la produit qu’en s’oubliant lui-même, en ne faisant plus sentir qu’il rime, en dépouillant tout à fait le magicien. Lorsqu’on faisait à Rossini l’éloge de ses opéras italiens, il répondait en hochant la tête : trop de roulades, trop de roulades ! « Trop de rimes, » pourrait dire aussi notre grand V. Hugo de certaines de ses œuvres.

L’impossibilité de rester simple en chercliant des rimes riches risque à son tour d’entraîner comme conséquence un certain manque de sincérité. La fraîcheur du sentiment pris sur le vif disparaîtra chez l’artiste de mots trop consommé ; il perdra ce respect de la pensée pour elle-même qui doit être la première qualité de l’écrivain. Il est bon quelquefois de parler par métaphores et par tirades ; il est bon aussi de dire tout simplement sa pensée, telle qu’elle est éclose au fond du cœur. Lorsque le poète décrit ou raconte, l’exagération du coloris est encore pardonnable : on peut charger un paysage, cela n’a qu’un demi-inconvénient ; la terre est grande, et il est généralement possible de localiser quelque part ce que le poète nous fait voir. Aussi est-ce dans la poésie descriptive que la recherche de la rime a le moins de danger : les parnassiens l’ont bien senti, et leur école est celle de la description à outrance. Le poète, lorsqu’il veut décrire, se trouve en présence d’une multitude d’images simultanées, qui lui sautent aux yeux suivant le hasard de son regard : il n’importe quelquefois guère de mettre l’une avant ou après l’autre. De plus, rien ne serait froid comme une description méthodique et raisonnée, qui ressemblerait à une estimation de commissaire-priseur ; il y a dans la nature même un certain désordre : il faut l’y laisser. L’association des mots et des rimes peut donc avoir ici le pas. Lors même que, poussé par la rime, le poète rapproche deux images qui semblent discordantes, il produit souvent ainsi des contrastes de couleur qui dounent un ton plus chaud à sa description. La recherche des rimes n’est pas étrangère à tel ou tel effet des Orientales, où le heurt d’images rapprochées par le simple hasard de la rime produit des couleurs crues comme certains paysages d’Orient. Lorsqu’on ne cherche dans la poésie absolument rien que des couleurs, on peut donc y mettre par surplus toutes les sonorités possibles : lorsque, avec certain héros de Th. Gautier, on ne rêve que trois choses dans l’existence, l’or, le marbre et la pourpre, on peut y ajouter ce quatrième idéal, la rime riche, et on sera parfaitement heureux à assez bon marché ! Mais la poésie descriptive n’est pas la vraie poésie. Comme l’a remarqué finement M. Sully Prudhomme, « la palette du poète est si pauvre, comparée à celle du peintre, qu’il ne peut suppléer à l’insuffisance du vocabulaire descriptif qu’en associant toujours une émotion morale à son imparfaite copie de la ligne et de la couleur ; w or, dès que le sentiment et l’émotion reprennent le premier rang, les mots et les sonorités tombent aussitôt au second[32]. Si l’on songe que dans la seule manufacture des Gobelins se fabriquent quatorze mille nuances distinctes, on verra combien, sans l’idée et le sentiment, la langue des sons serait impuissante à côté de celle des couleurs ; de plus, la poésie ne peut guère figurer le mouvement, comme la peinture ou la sculpture. Pour peindre les choses, le poète est réduit à se peindre lui-même, à exprimer ses propres sentiments et les pensées où ils se formulent ; or, dès que le sentiment et l’idée interviennent, le mot doit perdre sa valeur pour lui-même, s’effacer. Il nous semble qu’un vrai poète devrait trembler à la pensée qu’un seul jour, dans un seul de ses vers, il ait pu changer ou dénaturer sa pensée en vue de la sonorité ; quelle misérable chose que de se dire : Cette larme-là ou ce sanglot vient pour la rime riche ! La position du poète rimant ses douleurs ou ses joies est déjà assez choquante par moments, sans qu’on en exagère encore l’embarras en demandant à la rime « une lettre de plus qu’il n’en fallait jadis. » Devant l’harmonie large de la pensée, l’auditeur oublie les raffinements de l’oreille et ceux des autres sens, surtout quand ces raffinements s’exercent non seulement au sujet de sons musicaux comme les voyelles, mais de simples bruits comme les consonnes. Il n’est pas plus nécessaire d’accompagner du « tintement » de la rime riche une pensée puissante, portant son rythme et sa musique en soi, qu’il n’est utile d’accompagner l’adagio de la sonate pathétique, comme certains airs de danse, avec des cymbales et des castagnettes. Pour prendre un autre exemple du même genre, fait-on attention à une porte qui grince ou à une mouche qui bourdonne quand on écoute une symphonie d’un maître ? On peut dire à ceux qui ont entendu tous les murmures confus de la salle : c’est que vous n’écouliez pas, ou que, comme musicien, vous n’avez pas d’oreille.

Un dernier inconvénient, et non le moindre, du système poétique que nous examinons, c’est qu’il tend à appauvrir le cerveau du poète, à l’épuiser, à le vider par un procédé tout mécanique. Le nombre des idées, en effet, se trouve diminué par cela seul qu’est diminué le nombre des mots ; il y a relativement peu de mots aux rimes pleines. Déjà le vocabulaire de notre poésie est des plus pauvres. La langue de Racine se compose de quelques milliers de mots, tandis que celle de Shakspeare est huit ou dix fois plus riche ; n’est-il pas étrange de voir le mouvement romantique, après avoir pris d’abord modèle sur Shakspeare, en venir à trouver que Racine même a de trop grandes libertés, qu’il faut restreindre le nombre de mots rimant ensemble et par là restreindre la somme totale des mots composant le vers ? car la rime détermine toujours plus ou moins le reste du vers, et, quelle que soit l’ingéniosité du poète, la même rime ne peut en général s’adapter qu’à un certain nombre de pensées similaires. Aussi les poètes modernes, malgré l’enrichissement considérable de notre langue, ont des rimes tellement uniformes que, le plus souvent, si l’on connaît l’une, on peut prévoir l’autre : comment cette monotonie de la rime ne produirait-elle pas une monotonie, une banalité de la pensée[33] ?

Avec cette forme trop pauvre, il devient tellement difficile d’être original en vers, qu’on comprend ceux qui cherchent l’originalité dans la fausseté des idées et des images, comme l’ont fait souvent Baudelaire et ses successeurs ; il y a un moyen suprême de tirer quelque chose de nouveau des vieux mots et des vieilles rimes : c’est de chercher entre eux des alliances impossibles et des rapprochements absurdes. Le poète supplée alors à sa pauvreté par de la fausse monnaie. — Quant à ceux qui veulent rester vrais et sincères, il se trouvent réduits à l’impuissance ; on voit de beaux talents pleins d’espérance s’épuiser, se tarir, et la faute en est pour une certaine part à l’épuisement même de leur langue ; la source la plus féconde a encore besoin de trouver un lit qui lui convienne pour ne pas être absorbée et disparaître. Il est des cours d’eau de l’Afrique dont la nappe liquide roule ample et triomphante, comme prête à se frayer une route dans le sable ; pourtant ils n’avancent jamais, aspirés au fond par le sable même et bus par un abîme invisible.

En somme, c’est dans le sens de la liberté que se fait en général tout progrès ; c’est dans ce sens que doit se faire aussi le progrès du vers. La liberté du rythme était très insuffisante chez les classiques ; celle de la rime est très insuffisante chez les romantiques. Nous avons vu que la conséquence est l’appauvrissement, la croissante stérilité de la pensée même ; car la forme du vers réagit toujours sur le cerveau du poète. Le remède serait l’absence d’entraves sans but, la suppression de règles non raisonnées : liberté, c’est fécondité.

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CHAPITRE V
LA PENSÉE ET LE VERS

En littérature et en poésie, comme en toute espèce d’art, il ne saurait y avoir de révolution dans la forme sans une révolution dans les idées ; c’est ce qu’oublient trop nos prétendus novateurs d’aujourd’hui, et c’est pourtant ce qui ressort des pages précédentes. L’émotion, tel nous a paru être le principe psychologique du langage rythmé ; l’émotion, à son tour, a pour cause un sentiment ; le sentiment lui-même se résout pour la psychologie dans une pensée spontanée et encore confuse. Le principe dernier du langage rythmé, comme de tout langage, est donc la pensée, et c’est elle qui, en se modifiant, peut seule modifier profondément le rythme et l’harmonie du vers. Boileau ne pensait ni ne sentait de la même manière que V. Hugo et A. de Musset ; de là vient que les règles de la métrique étaient pour lui toutes différentes. La révolution poétique de la première moitié de ce siècle s’est faite dans la pensée bien avant de se faire dans la forme : des idées philosophiques, religieuses, sociales, inconnues jusqu’alors des poètes, éclataient au beau milieu de ces tranquilles alexandrins que Delille attachait deux à deux, le matin, couché dans son lit bien chaud, fenêtres closes, en attendant que sa nièce lui apportât ses vêtements. Certes ces pauvres vers monotones et vides, cadre commode pour une pensée qui cherchait à penser le moins possible — c’est-à-dire à décrire — devaient être disloqués à jamais par le progrès de l’art. Il fallait, pour les idées nouvelles, pour les sentiments nouveaux, une forme plus flexible et plus riche, quoique imaginée d’après les principes immuables du vers ; par la force des choses, cette forme naquit : c’était comme le bouleversement moral et politique du siècle précédent qui finissait par retentir dans le domaine de la métrique.

La grande supériorité des contre-temps et des enjambements vient de ce qu’ils pelivent, en condensant deux ou trois phrases dans le même vers, y faire tenir plus d’idées, plus de sentiments, y accumuler pour ainsi dire plus d’émotion latente, plus de force nerveuse. Lorsque l’alexandrin de Boileau, avec sa démarche solennelle, pouvait porter en lui et soutenir une idée, c’était déjà beaucoup ; celui d’André Chénier et de V. Hugo est tout ensemble plus plein et d’allure plus rapide. Les phrases courtes, sentencieuses, vibrantes, les longues périodes entraînant avec elles un flot d’images, tout entre dans ce vers, qui est toujours capable de contenir ce qu’y veut mettre une pensée riche. Les auteurs du dix-huitième siècle et du dix-septième avaient des vers lâches et traînants où ils délayaient leur pensée ; l’idéal nouveau est de la condenser dans la mesure où on le peut sans lui ôter rien de sa clarté, et tel est au fond l’idéal même de toute poésie, La puissance et la variété de la pensée font l’harmonie du vers. Un des caractères de la phrase poétique, en effet, c’est qu’elle doit être plus nerveuse que la phrase en prose ; les douze syllabes d’un vers doivent donner, nous l’avons vu, une idée de plénitude que douze syllabes du langage ordinaire ne sauraient donner : il faut donc qu’elles renferment et éveillent plus d’idées. Il faut que chaque mot porte, et que l’ensemble du vers vibre comme une corde d’instrument bien tendue. Le vers à coupe variée, qui, une fois dépouillé de ses défauts, permet plus qu’aucun autre cette concentration des idées, est bien celui qui convenait le mieux à l’époque où la pensée est le plus pressée, le plus vive d’allure, au dix-neuvième siècle. Tandis que notre langue vulgaire et même le vers des siècles précédents n’est souvent qu’une traduction diffuse de la pensée intérieure, le vers moderne essaye de rendre celle-ci dans toute sa puissance et sa vie ; c’est une traduction tellement proche du texte qu’elle donne parfois l’illusion de l’original : le poète semble se livrer à nous tout entier, et on croit sentir passer directement en soi l’âme même de nos grands hommes envolée avec leurs chants.

Alors que le romantisme marquait l’invasion d’idées nouvelles dans la poésie, on n’y a vu souvent qu’une innovation dans les mots, une réforme du vocabulaire, un retour au terme propre. Lui-même ne s’est guère mieux interprété ; attachant une importance essentielle à la rime, il en vint à adorer le mot, qu’il confondit absolument avec l’idée ; le mot, « vie, esprit, germe, ouragan, vertu, feu[34]. » Le culte du « pittoresque, » qui réside surtout dans les mots, remplaça celui de la beauté véritable, qui réside surtout dans la réalité et dans la pensée. De là, la recherche des termes « empanaches » et bruyants, qui laissent dans l’oreille une sorte de bourdonnement confus et dans l’esprit des images incohérentes, sans présenter aucune idée claire. Th. Gautier, doublement fier de son habileté dans l’art des mots et de sa force en gymnastique, aimait à s’écrier : « Moi, je suis fort, j’amène 520 sur une tête de Turc, et je fais des métaphores qui se suivent ! Tout est là. » Des noms aux « triomphantes syllabes, » sonnant comme des « fanfares de clairon, » ou encore des « mots rayonnants, » des « mots de lumière, » voilà, selon Th. Gautier, toute la poésie lyrique[35]. Quant au roman et au drame, il a besoin d’une autre espèce de mots, ceux qui offrent au palais une saveur excitante et épicée. « Les classiques ont pipé les niais de leur époque avec du sucre ; ceux de maintenant aiment le poivre : va pour le poivre ! Voilà tout le secret des littératures. » Le romantisme louche ici de bien près au « naturalisme » d’aujourd’hui. G. Flaubert, qui se rattache si étroitement aux romantiques, n’avait pas un moindre culte du mot pour le mot même. Quoiqu’il n’eût jamais fait de vers, il émettait cette théorie singulière, en contradiction avec les paroles précédemment citées par nous, qu’« un beau vers qui ne signifie rien est supérieur à un vers moins beau qui signifie quelque chose. » Si on prend au sérieux ces principes de poétique, il ne reste plus qu’à disposer en vers à rimes riches les belles sonorités empruntées à la langue turque du Bourgeois gentilhomme :


Marababa sahem, yoc salamalequi,
Carbulath onchalla, croc, catamalequi.


On ne reprochera pas du moins à ces vers de signifier quelque chose.

De tels principes étant admis par les chefs du mouvement romantique, il était facile de déterminer d’avance où ce mouvement devait aboutir. Derrière les grands talents et les penseurs allaient venir ceux qui ne penseraient plus et qui, chose extraordinaire, s’en feraient gloire. À toutes les époques de la littérature, à la fin de la poésie grecque et latine ou de notre propre poésie classique, un fait analogue s’était produit : la recherche du mot avait remplacé celle de l’idée ; mais ni les Callimaque, ni les Stace, ni les Delille n’avaient raisonné aussi bien les principes de leur art. Pour trouver l’exact pendant du « Parnasse contemporain, » il faut le chercher au temps où triomphaient « Ravisius Texlor » et « Gradus ad Parnassum, » et où fleurissaient les poètes pseudo-latins, dont se moqua Boileau lui-même. Nos parnassiens d’aujourd’hui, en croyant faire des vers français, font en réalité des vers latins : ce sont les mêmes procédés, — chevilles, épithètes ingénieuses, centons pris dans les bons auteurs, — avec le souci de la rime remplaçant celui du dactyle. Ils croient parler la langue de V. Hugo, comme Lebeau croyait parler celle de Virgile ; et en effet ils ont retrouvé la lettre, mais où est l’esprit ? Le vers ne peut pas vivre ainsi de sons et de mots vides. Même dans la musique, quoi qu’en aient dit MM. Hanslick et Beauquier, le simple plaisir de l’oreille ne nous suffit pas : nous voulons la profondeur du sentiment et de l’idée ; pourtant la musique, variant sans cesse la hauteur des sons, peut encore nous charmer par de simples roulades et des fioritures. Il n’en est plus ainsi du vers, qui tire son harmonie du rythme et de l’accent ; nous ne l’écoutons plus en simples dilettanti et pour ainsi dire avec notre oreille seule. Aussi peut-on moins aisément supporter la lecture de sots vers que de sotte prose. Un vers où la pensée est insuffisante et banale offre quelque chose de contradictoire et de choquant, puisque, fait pour produire l’émotion par sa forme rythmée, il tend à la détruire par son sens : c’est une sorte de monstruosité. Un vers bien scandé, sonore, qui semble tout frémissant d’émotion, prêt à chanter, et qui pourtant ne nous chante rien au cœur, ressemble à un rossignol mis en cage, dont la voix est tombée avec les ailes ; nous pensons à tout ce qu’il pourrait nous dire si un coup d’aile le soulevait tout à coup, s’il lui revenait quelque sentiment de l’air libre, et nous n’éprouvons plus devant lui que tristesse et pitié.

D’après ces principes, nous pouvons maintenant mieux apprécier à leur juste valeur les théories étranges de certains poètes contemporains sur le rôle des « chevilles » dans la poésie, où elles seraient destinées à remplacer la pensée. Ces théories ont leur origine, il faut le reconnaître, dans une observation historique ingénieuse : il s’agit de la façon différente dont on faisait autrefois et dont on fait aujourd’hui les mauvais vers. Les poètes du dix-septième siècle usaient peu de la cheville telle que l’entendent les modernes, c’est-à-dire de ces chevrons placés à l’intérieur du vers pour accrocher deux idées souvent disparates, mises en relief à la fin. Le point faible du vers était plutôt chez eux à la rime, sous la forme d’une épithète ou d’un substantif superflus :


Je sors et vais me joindre à la troupe fidèle
Qu’attire de ce jour la pompe solennelle.


Afin de pallier ce défaut si fréquent dans les vers du dixseptième siècle, on sait le procédé vanté par Boileau et qui consistait à faire passer la rime faible la première, pour que l’esprit restât de préférence sur l’idée saillante. Construisant ainsi ses vers deux par deux, il les comparait à ces moines que le prieur ne laisse pas sortir seuls, mais envoie de compagnie, afin qu’ils se surveillent l’un l’autre. Ce procédé était trop primitif ; de nos jours, le savoir-faire est beaucoup plus grand. C’est dans l’intérieur du vers qu’on tâche d’introduire les mots de remplissage. L’imagination étant plus libre à notre époque, on craint moins la discontinuité dans la pensée : pour amener une rime riche, on se borne donc à inventer une métaphore plus ou moins baroque, une comparaison des plus inattendues, et par cette transition tout artificielle, qui dissimule la cheville au cœur du vers, on réussit à accoupler deux rimes surprises de se trouver ensemble. Aussi les vers faibles de nos jours ne ressemblent-ils en rien à ceux du dixseptième siècle : au lieu d’être simplement nuls, ils sont extravagants. Dans V. Hugo, remarquons-le, il y a peu de vers vraiment vides, mais des vers étranges, qui déconcertent. Par exemple, après avoir parlé dans les Contemplations de la toute-puissance du mot, cet être ailé « qui sort des bouches, » V. Hugo ajoute aussitôt :


La terre est sous les mots comme un champ sous les mouches.


Cette comparaison est évidemment une cheville destinée à amener la rime ; mais le point faible n’apparaît pas à la rime même, qui est sonore et faite d’un substantif ; il est dans tout l’ensemble du vers et dans l’image d’assez mauvais goût qui le remplit. Ainsi de nos jours la cheville peut coïncider avec des rimes a pittoresques ; » ce qui était impossible au dix-septième siècle, lorsque la pensée du poète se déroulait logiquement dans sa nudité et que le mot mis pour la rime, honteux de lui-même, se gardait de faire trop de bruit. Parfois alors, on distendait sa pensée pour la mettre en vers ; maintenant on préfère la laisser divaguer tout ; son aise. Y gagnons-nous ?… Par bonheur, l’esthéticien n’a pas à indiquer de procédés pour la construction des mauvais vers. Nous pouvons nous contenter d’établir cette règle générale : chaque vers doit contenir une idée de valeur qui lui soit propre et qui cependant se rattache aux idées exprimées dans les vers précédents et suivants ; en d’autres termes, il faut que chaque vers, d’une part se suffise à lui-même, soit fait pour lui-même, ait une vie propre (et en conséquence ne contienne pas un mot de remplissage) ; d’autre part il faut qu’il se lie intimement aux autres vers et soit fait pour eux.

Si la pensée est le fond de la musique du vers, s’ensuit-il que le poète pensera absolument de la même manière que le prosateur et suivra toujours les mêmes procédés de raisonnement ? Non, et Boileau, qui paraissait le croire, avait tort. D’abord la passion ne permet pas les longues séries de déductions savamment enchaînées : elle ne supprime pas pour cela le raisonnement, comme le croit M. de Banville, mais elle le raccourcit[36]. Ensuite, si l’émotion tend à produire un rythme dans le langage, elle tend à rythmer la pensée même, à y introduire une sorte de balancement harmonieux, à la rendre pour ainsi dire ondulante au lieu de la laisser aller droit son chemin. Nous avons le plus frappant exemple de cette pensée rythmée dans la poésie hébraïque. Il y a des strophes de pensées comme il y a des strophes de mots, et on ne peut écrire les secondes que si, avant de s’exprimer dans des mots précis, la série des idées poétiques s’est déjà organisée d’elle-même en groupes réguliers, se correspondant l’un à l’autre. Ce rythme, qui remonte jusqu’à l’intelligence et va régler pour ainsi dire jusqu’aux vibrations de nos cellules cérébrales, est, comme on le voit par l’exemple des Hébreux, tout à fait indépendant de l’action exercée par la rime. Il est certaines pensées qui naissent en nous toutes prêtes à être mises en vers. qui sont déjà des vers ; il y a une sorte de poésie sans paroles, d’harmonie délicieuse des pensées entre elles qui ne demande qu’à s’exprimer, à devenir sensible pour l’oreille. Cette belle jeune fille de la légende dont chaque parole faisait sortir un joyau de sa bouche, c’est la poésie ; la pensée du poète, vivante et frémissante encore, vient s’enchâsser dans l’or et le diamant : on ne peut plus l’en séparer sans la briser.

Bien avant de subir l’influence de la rime, la pensée du poète diffère donc en sa marche de celle du prosateur, l’une étant toute droite pour ainsi dire, l’autre ondulant à travers le flux et le reflux des strophes. La rime, nous l’avons vu, accentue encore cette différence. Il serait absurde de soutenir que la rime n’agit pas ou ne doit pas agir sur la pensée du poète (quoiqu’il soit encore plus absurde de voir en elle un moyen infaillible de fournir l’idée). La vérité est que, dans l’esprit du poète, la rime et la pensée s’influencent l’une l’autre, s’attirent et gravitent pour ainsi dire l’une autour de l’autre sans jamais confondre entièrement leur marche et sans jamais se heurter. L’association des résonances et celle des idées doivent aller de front ; mais c’est dans l’inspiration seule que ces deux tendances distinctes — rapprocher les mots et enchaîner les idées — se coordonnent parfaitement : alors elles réagissent l’une sur l’autre de la façon la plus heureuse. C’est ainsi que dans une symphonie, où le musicien doit adapter l’une à l’autre deux phrases musicales, il peut, soulevé quelquefois par l’inspiration, les écrire toutes deux ensemble et mettre dans chacune prise à part plus de beauté qu’elles n’en auraient eu si elles avaient été conçues séparément, La poésie est une sorte de symphonie de la parole et de la pensée. C’est ce qui explique l’impossibilité de bien traduire en vers une pensée déjà exprimée et en quelque sorte déjà refroidie. On ne peut jeter dans un moule que du métal en fusion. Les plus grands poètes échouent bien souvent lorsqu’ils veulent mettre en vers ou la pensée d’autrui ou même leur propre pensée déjà fixée dans la prose. Victor Hugo lui-même, le plus prodigieux versificateur qui ait jamais existé, ne pourrait maintenant mettre en vers Notre-Dame de Paris.


En résumé, le langage du vers correspond physiologiquement à une certaine tension du système nerveux, psychologiquement à une certaine puissance de la pensée émue ; une fois débarrassé de tout artifice, ce langage vibrant et fait pour ainsi dire de passion restera le langage naturel de toute émotion grande et durable. Les mots simples, primitifs, concrets, qui seuls conviennent à ce langage, sont le plus souvent vieux comme le monde ; le poète les force à recevoir et à rendre nos idées modernes, et malgré nous ils résonnent à nos oreilles d’un accent profond comme le passé, doux comme ces vieux refrains auxquels sont associés des souvenirs de jeunesse : nous sentons en les entendant se réveiller en nous l’antique nature humaine, tout instinctive et passionnée. L’émotion que la poésie nous donne a ainsi la puissance du souvenir.

En même temps elle a celle du pressentiment : ce n’est pas sans motif que l’antiquité voyait en l’inspiration des grands poètes une sorte de divination. Dans les cirques de montagnes se trouvent des recoins profonds où viennent coïncider tous les bruits des monts qui s’élèvent à l’entour ; un écho musical en sort qui résume en lui la vie de toute la montagne, depuis sa base jusqu’à son faîte : c’est ainsi que, dans le cœur des grands poètes, tout le cycle de la vie humaine vient pour ainsi dire aboutir et éveiller une voix ; le passé, le présent, l’avenir des générations qui s’accumulent autour d’eux et au-dessous d’eux viennent également y retentir. Les Homère et les Shakspeare ont senti tressaillir en eux le fond éternel de la nature humaine. « Quand je vous parle de moi, je vous parle de vous. » Ils sont eux, ils sont nous, ils sont aussi l’avenir. La pensée qu’ils expriment, tout imprégnée de sensibilité, est ce qui, dans l’homme, ne passe pas, ce qui survit aux formes souvent fragiles où s’enferme l’intelhgence abstraite. Nous savons que la poésie est à peu près par rapport à la prose ce que les cris et les plaintes sont par rapport au langage articulé ; or un cri, c’est la joie ou la douleur rendue présente et saisissable pour toute oreille, à toute époque de l’histoire, en tout pays : c’est donc un langage toujours sur d’être compris et dont la prose ne saurait jamais acquérir l’universalité. Ajoutons que le principe de la poésie — la sensibilité, avec sa joie et ses peines — semble être aussi le principe premier de toute pensée comme de tout langage. S’il en est ainsi, si des profondeurs du sentiment ont surgi à la fois la pensée et la parole, peut-être est-ce par la poésie qu’il nous est donné de pénétrer le plus près du point vivant d’où est sortie toute l’intelligence humaine.

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  1. Voir M. Herbert Spencer, Essais de morale et d’esthétique, t. I, (trad. Burdeau) ; M. Becq de Fouquières, Traité général de versification française (Charpentier) ; M. Renouvier, Études esthétiques (Critique philos., 3e année). — Voir aussi l’ouvrage de M. E. Gurney The power of Sound (London) et un intéressant petit traité de M. Johannes Weber sur les Illusions musicales.
  2. Voir M. de Banville, Petit traité de poésie française (Charpentier). M. de Banville s’est souvent inspiré d’un volume aujourd’hui assez rare (Prosodie de l’école moderne, de Wilhem Tenint, 1844), dont il exagère beaucoup les théories.
  3. Par exemple M. Zola.
  4. M. A. Daudet, M. Theuriet, M. A. Lefèvre, etc., etc., ou en remontant plus haut, Sainte-Reuve, Th. Gautier, E. Quinet et tant d’autres dont la prose, on le sent en maint endroit, avait « touché la rose, c’est-à-dire la poésie. »
  5. Voir sur ce sujet M. Herbert Spencer (Philosophie du style, Essais), dont M. Gurney critique avec raison certaines exagérations de théorie (The power of sound, 441).
  6. Il faut excepter le vers chinois ; mais la poésie des Chinois ne peut pas faire plus autorité que leur musique.
  7. Une cause précipita sa disparition : l’accent tonique des langues anciennes tombait tantôt sur les longues tantôt sur les brèves ; de là encore quelque chose d’anormal, malgré les inimitables effets de rythme qui en étaient la conséquence dans les vers antiques. En effet, l’accent tonique est caractérisé par une plus grande intensité et même acuité de son ; or un son plus intense, plus aigu, plus accentué, demande plus d’effort ; cet effort a peine à s’éteindre brusquement, et il s’en suit une légère prolongation de toute syllabe sur laquelle porte l’accent tonique. Par sation, les syllabes sur lesquelles il ne porte pas tendent à se raccourcir. L’accent tonique était donc, dans les langues grecque et latine, en lutte perpétuelle avec la quantité. Le vers antique marque un équilibre essentiellement instable entre ces deux forces qui tiraient à elles le langage ; avant la fin de l’empire romain, on ne comprenait déjà plus le vers latin ou grec ; aujourd’hui, aucun de nous n’est capable de se représenter l’effet qu’il produisait exactement sur l’oreille : les hexamètres allemands ou russes n’en sont que des imitations assez grossières.
  8. Pourquoi le vers de dix pieds, qui a cessé depuis si longtemps de nous suffire, est-il resté le vers héroïque d’autres peuples ? Sans doute parce que, dans les autres langues, les accents toniques sont plus sonores et plus irréguliers qu’en français ; ces accents toniques introduisent une assez grande variété dans le vers de dix pieds, qui a pu se conserver ainsi, malgré sa simplicité de rythme et sa brièveté. Cette brièveté même se trouve diminuée par l’habitude qu’ont les autres peuples de chanter leurs vers ; le chant prolonge habituellement les syllabes plus que la simple parole. — Enfin, pour enlever au rythme sa monotonie, les autres peuples mêlent au hasard deux coupes possibles du vers de dix syllabes (4-6, 6-4), et souvent, comme en anglais, la troisième coupe (5-5) ; leur vers de dix pieds est ainsi plus varié que le nôtre ; il lui est supérieur, mais il nous paraît d’une sonorité moins ample et tout ensemble moins finement nuancée que l’alexandrin des V. Hugo et des A. de Musset.
  9. Voir plus loin, ch. III.
  10. Voici comme exemple deux vers de Racine du rythme le plus simple et le plus typique :
    
\new RhythmicStaff {
  \time 6/8 \autoBeamOff
  r8 c c  c c c
  c c c  c( c) c
  \afterGrace c( c) c c  c c c
  c c c  c c c
  \afterGrace c( c)
}
\addlyrics {
  \tiny
  Ce n’est plus une ar -- deur dans mes veines ca -- chée,
  c’est Vé -- nus tout en -- tière à sa proie at -- ta -- chée.
}
  11. Rien ne nous semble plus étrange que la notation musicale adoptée par M. Becq de Fouquières, qui représente l’alexandrin classique par vingt-quatre croches ; il se voit ainsi forcé d’introduire dans ce vers des temps de repos considérables que rien ne justifie, et qu’il supprime ensuite sans plus de raison dans sa notation du « vers romantique. » Toutes les notations possibles de l’alexandrin doivent, pour se justifier, pouvoir rentrer au besoin en deux mesures à deux temps, variées par des points d’orgue, des doubles croches, des soupirs, des virgules, des contretemps, des nuances très souvent inexprimables en signes. — Ces notations plus ou moins complexes, que nous nous contentons d’indiquer ici, font ressortir les variétés de rythme ; néanmoins elles peuvent toutes rentrer dans la notation en deux mesures à deux temps, avec de fréquents mélanges des rythmes binaires et ternaires.
  12. Sans doute le vers blanc ne peut se suffire à lui-même ; néanmoins, comme nous l’avons montré ailleurs (Préface aux Vers d’un philosophe), c’est encore un vers, et qui ne manque pas d’harmonie. Glissez-le au milieu d’une page de prose, on l’y découvrira vite, comme les deux vers trouvés par Musset dans un article de Sainte-Beuve. Au contraire des mots juxtaposés sans césure et sans rythme régulier, comme certains vers qu’on propose de nos jours et que nous analyserons plus loin, sont de la prose, malgré le retour périodique d’une rime suffisante et même riche. Voici une suite de vers blancs dont chacun est tiré d’Alfred de Musset :

    Je voudrais m’en tenir à l’antique sagesse,
    Qui, du sobre Épicure, a fait un demi dieu.
    Je ne puis : malgré moi l’infini me tourmente ;
    Je n’y saurais songer sans crainte et sans espoir :
    Une immense espérance a traversé la terre ;
    Malgré nous, vers le ciel, il faut lever les yeux.


    L’harmonie de ces vers subsiste encore, quoique assurément très affaiblie. Maintenant, imaginons des vers rimes, sans césure régulière, et d’une coupe plus ou moins analogue à ceux qu’on essaye aujourd’hui d’introduire :


    Tant que mon cœur faible, encore plein de jeunesse,
    N’aura pas à ses illusions dit adieu.
    Je ne pourrai m’en tenir à cette sagesse
    Qui, du sobre Épicure, fit un demi-dieu.


    Toute musique et tout nombre ont disparu. La rime, au lieu de charmer l’oreille, la choque plutôt, comme il arrive dans la prose.

  13. C’est ce qu’a très bien montré M. de Fouquières, p. 19 et suiv.
  14. Voy. Traité de versification française (Charpentier).
  15. Sans entrer dans les expériences de Helmholtz, ou peut démontrer d’une façon très simple que la variation des voyelles est due aux variations de timbre. On fait rendre à une guimbarde le son propre de chaque voyelle, tout en restant muet soi-même et en se bornant à remuer la bouche devant la languette vibrante de la guimbarde, comme pour prononcer un a, un e, etc. Les diverses positions de la bouche suffisent à modifier le timbre de la note produite, en amenant avec des différences d’intensité les séries de sons harmoniques dont elle se compose.
  16. M. E. Legouvé, L’art poétique d’autrefois et l’art poétique d’aujourd’hui (dans le Temps).
  17. Voir aussi Wilhem Tenint, Profiodie de l’école moderne, p. 89.
  18. Les exemples deviennent plus curieux encore si, au lieu de les emprunter à des maîtres, on les recueille chez les jeunes poètes contemporains. M. Aicard par exemple, qui a tenté de faire la théorie de son art et défendu dans une préface la suppression de la césure classique, écrit des vers comme ceux-ci :


    Et j’aspire ton souvenir avec paresse…
    Travaille au bas sans y mettre d’attention…


    M. Richepin :


    Vous conseille d’appareiller pour les étoiles.


    M. Guy de Maupassant :


    Des brises tièdes qui font défaillir le cœur.

    Enfin un poète d’origine péruvienne, M. Vergalo, admiré sans

    réserve par MM. de Banville et Soulary, approuvé dans une certaine mesure par M. Sully Prudhomme et appelé (il n’en doute pas lui-même) à régénérer la poésie et la poétique françaises, écrit ces vers, qui doivent être dits d’une seule haleine, sans aucune césure, parce qu’ils sont « faits d’un seul coup de pinceau, pleins et immenses » :


    Peuvent audacieusement jouer leur rôle…
    Ou de tout autre moyen de mettre une fin…
    Tout le monde se trouvait à bâbord, la tête…
    Chaque homme peut user de son franc arbitre et,
    Sans pression, aller ou non vers lui d’un trait…


    « Ce sont là des vers très harmonieux, nous dit leur auteur avec conviction, pleins d’images et pas ennuyeux ; évidemment c’est un coup d’art. Voilà le doigté créé par nous, voilà la facture de l’école vergalienne ! » Malheur à ceux qui ne comprennent pas les « nouvelles voluptés de l’oreille, » et qui refusent de suivre M. Vergalo dans la voie où il veut, d’accord avec M. de Banville, entraîner la poésie française ! « Je suis un poète innovateur, écrit-il dans sa Poétique nouvelle (Lemerre, 2e édition)… Je sais où marche l’humanité… Je fais une poétique nouvelle, une prosodie nouvelle, c’est-à-dire un coup d’art, une révolution… Notre école, l’école vergalienne, est celle du progrès et du sens commun… La poésie contemporaine ou celle du vingtième siècle sera vergalienne, ou elle mourra. » Nous ne savons si la poésie contemporaine tend à « devenir vergalienne, » mais à coup sûr elle aboutit parfois à d’étranges cacophonies.

  19. Remarquons que l’effet cherché dans tous ces vers disparaît si en les lisant on ne fait pas sentir légèrement avec la voix le point où devrait tomber le temps fort. Qu’on lise par exemple le vers suivant comme le voudraient certains versificateurs d’aujourd’hui avec MM. Renouvier et Becq de Fouquières, en le coupant en trois tronçons :


    Les dieux dressés — voyaient grandir — l’être effrayant,


    toute la force du mot grandir, mise en relief par le contre-temps, s’efface, et le vers devient non seulement boiteux, mais banal. De même ce vers se disloque et perd tout rythme si on le lit ainsi :


    Il est grand et blond ; — l’autre est petit, — pâle et brun.


    La voix doit évidemment insister sur l’autre, qui exprime un rapport d’opposition, et le vers doit rentrer dans la forme classique.

  20. Il a écrit à propos du « vers romantique, » donnant à la fois le précepte et l’exemple :


    L’alexandrin saisit la césure, — et la mord.


    Ses disciples couperaient ce vers comme nous le coupons ici, et croiraient que la césure de riiémisliche n’existe plus. Elle existe toujours, et pour le prouver il suffit de forger le vers plat qui suit, où l’on n’observe plus en rien le repos de l’hémistiche :


    La césure dans l’alexandrin disparaît.


    Elle a si bien disparu ici, que ce n’est plus un vers.

  21. M. Becq de Fouquières, qui cherche à les excuser en déclarant que le vers romantique est un vers d’un type nouveau, compte presque quatre césures dans l’alexandrin classique ; il en compte trois seulement dans le vers « romantique, » et il en conclut que le second a seulement les trois quarts de la durée du premier. Ce sont là des affirmations un peu fantaisistes, et c’est même, croyons-nous, tout le contraire de la vérité. Le vers classique n’a, en général, que deux forts accents rythmiques et qu’une véritahle césure ; le vers dit « romantique » multiplie les accents rythmiques et les césures ; de plus, il accumule les idées et les phrases, et à chaque phrase nouvelle il se trouve coupé naturellement de virgules ou de points. Aussi est-il non seulement aussi long, mais fort souvent phis long que le vers classique ; dans le même nombre de pieds, il fait tenir plus d’idées et plus de mots sur lesquels la pensée et la voix puissent s’appesantir. Ces deux vers :


    Le duel reprend. La mort plane, le sang ruisselle.
    Durandal heurte et suit Closamont ; l’étincelle…


    ont une durée égale et même supérieure à ces deux autres :


    Hippolyte lui seul, digne fils d’un héros.
    Arrête ses coursiers, saisit ses javelots.


    La chose est si évidente que nous n’insisterons pas. Quant aux vers sans césure normale que M. Becq de Fouquières vient à proposer en les justifiant par cette étrange théorie du « vers romantique, » il suffit de les citer sans commentaire (ce sont des vers de V. Hugo arrangés par M. Becq de Fouquières ; nous corrigeons une faute laissée par lui dans le premier) :


    Tout était sec, hors un peu d"herbe autour du puits…
    Les Arabes firent la nuit sur la prairie…
    La tempête est une sœur des longues batailles…
    Prends le rayon, prends l’aurore, usurpe le feu…
    Il est grand et blond, et l’autre est court, pâle et brun…


    Tout ce qu’on peut dire de ces vers, c’est qu’ils valent bien ceux des poètes que nous avons cités plus haut ; ils sont d’ailleurs construits d’après les mêmes principes.

  22. L’alexandrin de Boileau se composait de deux vers de six pieds juxtaposés ; le vers romantique juxtapose en outre un vers de huit pieds et un petit vers de quatre. Pour se rendre compte de sa facture, prenons deux vers de huit syllabes, par exemple les suivants de V. Hugo (Rayons et ombres) :


    Levez les yeux, levez la tête !
    La lumière est en haut ! marchez !


    Je remarque que la sixième syllabe du premier vers porte un accent tonique et qu’elle est assez sonore pour marquer une césure voilée ; je puis alors introduire ce vers sans aucun changement dans un alexandrin, et j’obtiens la phrase musicale suivante, avec un léger contre-temps qui fait image :


    Levez les yeux, levez la tête ! La lumière…


    Maintenant pourquoi la forme huit et quatre, adoptée dans beaucoup de vers de V. Hugo, satisfait-elle particulièrement l’oreille ? C’est qu’elle donne lieu k des rapports numériques très faciles à saisir. Après la forme classique de l’alexandrin (0 et 6), qui présente à l’oreille deux nombres égaux, la forme 8 et 4 (ou 4 et 8) est la meilleure, parce qu’elle offre un nombre double de l’autre. La forme dix et deux peut encore se soutenir ; mais, comme les rapports des nombres sont plus complexes, elle est plus lourde et se rencontre rarement. En voici un exemple remarquable :


    Sa chevelure était une forêt ; — des ondes,


    Fleuves, lacs, ruisselaient de ses hanches profondes. La forme 9 et 3 (ou 3 et 9), offrant encore des rapports simples, ne manque pas d’harmonie ; ce qui la rend moins fréquente, c’est que le vers de neuf pieds, pour être bon, a besoin généralement de deux césures et se fond ainsi avec le vers alexandrin au milieu duquel on l’introduit.


    Pourtant jeté fais grâce, ayant ri. — Je te rends
    À ton antre, à ton lac, à tes bois murmurants.


    Reste une dernière forme (7 et 5, ou 5 et 7), qui, selon nous, est dans la plupart des cas injustifiable. Elle présente des rapports numériques complexes, qui sont fort désagréables à l’oreille. V. Hugo, généralement irréprochable sous le rapport de l’harmonie, ne l’emploie que très rarement (peut-être deux ou trois fois sur mille). Nous citerons un cas où il n’est pas parvenu à rendre cette forme acceptable :


    Ce nom, Jéhovah, comme à travers des éclairs…


    C’est là un des rares vers de V. Hugo (ju’on puisse vraiment appeler désharmonieux, d’une désharmonie peut-être imitative ; cette division du vers en cinq et en sept pieds, qui n’est pas même palliée par un accent tonique suffisant sur la sixième syllabe, est par elle-même choquante pour l’oreille. D’autres fois, à force d’art, le grand poète est parvenu presque à sauver ce que les rapports numériques de cinq à sept ont de mauvais : pour cela, il place à côté du sixième pied un monosyllabe sonore et représentant une idée importante, qui se trouve par ce dur contre-temps mise dans un étonnant relief ; d’autres fois, au lieu d’un monosyllabe, il emploie un mot de deux syllabes, comme aime, plane, etc., ce qui atténue encore la surprise de l’oreille.

    Et les coups furieux pleuvent ; son agonie…


    Ce beau vers est d’autant plus irréprochable que, malgré le temps fort de la septième syllabe, il revient ensuite à la vraie forme du vers romantique, huit et quatre.

    En résumé, on peut simplifier la théorie du vers dit romantique en ramenant toutes ses formes à quatre, dont la première seule est et doit être fréquemment usitée : 8 et 4 (ou 4 et 8), 10 et 2 (ou 2 et 10), 9 et 3 (ou 3 et 9), 7 et 5 (ou 5 et 7). Par là tombent certaines affirmations contenues dans le traité de M. Becq de Fouquières sur la versification française.

  23. É. Deschamps.
  24. Le vers de huit syllabes lui-même a des césures, mais irrégulièrement disposées. La césure typique le coupe pourtant en parties égales :


    L’un à Pathmos, — l’autre à Tyane,
    D’autres criant : — « Demain, demain ! »
    D’autres qui son — nent la diane
    Dans les sommeils — du genre humain (V. Hugo).


    Le rapport des nombres est alors d’une simplicité parfaite : 4 et 4. D’autres fois il est de 2 et 6 (ou 6 et 2). D’autres fois encore de 3 et 5 (ou 5 et 3) : le rapport est alors plus complexe, mais l’intelligence le saisit facilement parce qu’il s’agit ici de deux très petits nombres, et une simple variété est introduite au sein d’un rythme constant.

  25. De ces deux césures, c’est évidemment la première qui est la plus indispensable.
  26. Voir sur ce point un excellent chapitre de M. Becq de Fouquières, page 289.
  27. Comme dans des vers tels que celui-ci :


    Qui nous a torturé à fond pour nous lancer…
                                               (Vergalo, Le livre des Incas)


    Cependant M. Sully Prudhomme, dans une lettre publiée par M. Vergalo et qui semble authentique, lui a donné absolution entière pour ses hiatus. C’est là, semble-t-il, une absence momentanée de la part d’un musicien aussi raffiné que M. Sully Prudhomme.

  28. M. de Banville veut qu’on fasse les vers à la façon de Chapelain, que Saint-Évremond représente composant ainsi un madrigal :


                « Qui vit jamais rien de si beau…
    (Il me faudra choisir pour la rime flambeau)
                « Que les beaux yeux de ma comtesse…
    (Je voudrais bien aussi mettre en rime déesse),


    M. de Banville ne se serait pas contenté à moins de prophétesse.


                « Qui vit jamais rien de si beau
                « Que les beaux yeux de ma comtesse ?
                « Je ne crois point qu’une déesse
                « Nous éclairât d’un tel flambeau.
                « Sa clarté qu’on voit sans seconde,
                « Éclairant peu à peu le monde,
                « Luira même un jour pour les dieux…
    Je ne suis pas assez maître de mon génie :
    J’ai fait sans y penser une cacophonie.
    Qui me soupçonnerait d’avoir mis peu à peu !
    Ce désordre me vient pour avoir trop de feu. »


    Beaucoup de nos parnassiens modernes sont des Chapelains ; mais quelques-uns n’ont même plus peur des hiatus.

  29. Fiers rimant avec entiers, mer avec aimer ou écumer, sourcils avec attendent-ils, Christ avec écrit, luth avec salut, etc. Th. Gautier se contente parfois de la simple assonance et fait rimer par exemple baisers et appuyés. Les rimes avec consonnes d’appui, qui chez V. Hugo sont habituellement dans la proportion de soixante à quatre-vingts pour cent, tombent brusquement, en certains morceaux, à la proportion qu’on trouve chez Musset : trente-cinq à quarante pour cent, quelquefois moins. Voici par exemple une strophe des Contemplations où aucune consonance n’est parfaite, la consonne d’appui manquant (resse, paisse, etc.) :


    Hier le vent du soir, dont le souffle caresse,
    Nous apportait l’odeur des fleurs qui s’ouvrent tard ;
    La nuit tombait ; l’oiseau dormait dans l’ombre épaisse.
    Le printemps embaumait, moins que votre jeunesse ;
    Les astres rayonnaient, moins que votre regard…


    Selon le principe de M. de Banville et de M. Legouvé, ces vers ne rimeraient pas et ne seraient pas des vers. Il est vrai qu’on n’y trouve point de calembour, mais leur harmonie est incontestable.

    M. de Banville aurait plutôt raison s’il blâmait ces vers souvent cités qui terminent l’épisode du jugement dans Melancholia :


    Et rien ne reste là qu’un Christ pensif et pâle,
    Levant les bras au ciel dans le fond de la salle.


    Ceux-là ne riment vraiment pas, et pourtant ce sont bien des vers. L’exactitude de la rime semble devenir assez peu de chose, aux yeux mêmes de V. Hugo, devant l’harmonie de la phrase musicale et la puissance de l’image.

  30. M. Zola opposait récemment A. de Musset à V. Hugo et croyait que la poésie nouvelle devait s’inspirer plutôt du premier que du second : cette admiration exclusive de Musset est aussi injuste que le mépris professé par certains parnassiens. Les qualités comme les défauts des deux grands poètes sont de genres assez divers pour se compléter ou se corriger l’un l’autre, et pour servir à la fois d’exemple ou d’avertissement aux poètes qui viendront.
  31. Outre la question de son musical, on a voulu aussi considérer dans la rime la question d’orthographe. Les vers, dit-on, ne sont pas toujours destinés à être entendus ; ils doivent aussi être lus et offrir quelque symétrie pour les yeux ; en outre, on invoque ici le principe philosophique de l’association des idées et des images ; même lorsque nous entendons un mot prononcé ta haute voix devant nous, nous voyons aussitôt passer devant nos yeux l’image de ce mot fixé sur le papier ; il faut donc que les rimes soient non seulement exactes pour Foreille, mais aussi pour la vue. — Nous répondrons en deux mots, par des exemples : nous sommes habitués depuis longtemps à voir rimer : faim et fin, jonc et long, fils et fis (cette dernière rime n’est mauvaise qu’à cause du son) ; peut-on trouver une raison scientifique pour s’arrêter là et blâmer Racine d’avoir fait rimer seing et sein, La Fontaine court et cour, coup et cou, V. Hugo long et salon, vert et hiver, etc. ? Tous les poètes ont eu un mélange d’audaces et de timidités assez étranges sous le rapport de l’orthographe ; en dehors des signes distinclifs du pluriel et du singulier, nous ne croyons pas qu’on puisse rationnellement leur interdire à cet égard aucune liberté. Maintenant pour quelle raison les poètes ont-ils évité de faire rimer le pluriel avec le singulier ? Ici les différences d’orthographe correspondent à des distinctions de classification auxquelles fesprit tient à bon droit : la différence fondamentale du nombre et du genre doit donc être respectée dans la rime, précisément parce que la rime cherche à produire sur l’esprit l’impression du semblable. Ajoutons qu’il est assez logique de tenir compte dans la rime des différences qui peuvent reparaître à un moment donné dans la prononciation, par la liaison des mots. Ainsi l’s du pluriel et l’r de l’infinitif, sourdes d’habitude, doivent se faire entendre dès que le mot qu’elles terminent se trouve suivi d’une voyelle : ces consonnes existent donc toujours pour l’esprit, même quand l’oreille ne les entend pas ; elles restent pour ainsi dire sur le bout de la langue, tandis que l’m de faim, le t de tort, l’r de berger n’existent plus que pour les yeux et ne doivent plus frapper nulle oreille. En somme, et quoi qu’on en ait dit, la rime regarde l’oreille beaucoup plus que les yeux. Même quand on lit à voix basse, on entend intérieurement la rime plus encore peut-être qu’on n’en remarque l’orthographe.

    Un dernier principe a été invoqué dans l’appréciation de la rime : la question de la difficulté vaincue. On a rejeté d’excellentes rimes pour l’unique raison qu’elles sont trop nombreuses. Par exemple, les rimes en ir sans consonnes d’appui sont blâmées par les modernes, tandis qu’ils approuvent les rimes en er (sonore), or ou ur. On ne tolère pas les rimes en ant sans consonne d’appui, et on accepte d’habitude les rimes en an (par exemple, dans V. Hugo, Adam et océan). L’oreille n’est pour rien dans tout cela, bien entendu. — « Il serait trop facile de faire des vers, » — voilà la seule raison que donnent les versificateurs. Mais ne serait-il pas toujours aussi difficile d’en faire de beaux ? Les poètes se plaisent parfois à se donner eux-mêmes des entraves et à se mettre, comme dit Musset, « de bons clous à la pensée. » Comme s’ils pouvaient jamais avoir trop de mots pour bien choisir celui qui exprime le mieux l’idée ! Une pensée donnée veut un mot qui lui réponde exactement, et si tel mot en ant lui répond mieux que tel autre, pour quelle raison mutiler l’idée afin de satisfaire une fantaisie qui n’a pas son principe dans la théorie même du vers ! Il ne faut pas introduire dans la poésie ces fausses symétries et ces règles sans but que Pascal comparait aux « fausses fenêtres » dans l’architecture. Le poète ne doit donc, selon nous, se préoccuper dans la rime que de la consonance, surtout de la consonance des voyelles. Quant à toutes les autres règles de la prosodie classique ou romantique au sujet de la rime, elles ne reposent sur rien et n’ont aucune valeur scientifique.

  32. Sur la couleur dans la poésie, voir plus haut, p. 81.
  33. Rappelons que V. Hugo lui-même, malgré son génie, tourne dans un cercle de mots bien souvent trop étroit:toutes les fois qu’il emploie le mot juif, il se voit forcé d’amener suif pour avoir une consonance parfaite ; lueur fait venir sueur ; trop souvent aussi tombeau se lie à flambeau, monde à immonde, etc.; on pourrait trouver par centaines des exemples de ce genre. Si, à toutes ces associations habituelles créées entre les mots par la rime riche on ajoute les associations nécessaires auxquelles le vers français a toujours donné lieu, — le rapprochement inévitable d’arbre et de marbre, seules rimes possibles, de voile et d’étoile ou toile, d’aigle et de règle, de glauque et de rauque, d’astre et de désastre ou pilastre, etc., etc., — on verra combien la pensée des poètes modernes est forcée de revenir sur elle-même, de se répéter, de se contourner pour se soumettre à des entraves souvent arbitraires. À en croire M. de Banville, si Boileau cherchait la rime « jusque dans les glaces où se perdit le capitaine Franklin, » V. Hugo, lui, ne la cherche jamais ; c’est elle qui « le prend au collet. » On a toujours beau jeu à comparer Boileau avec V. Hugo ; n’est-ce pas un peu comme si l’on mettait en parallèle un enfant qui joue à la balle et un hercule qui jongle avec des poids de quatre-vingts kilogrammes ? Malheureusement le plus puissant de nos poètes cherche lui-même la rime, et personne ne l’a cherchée autant que lui : ses vers représentent un travail de compilation effiayant. Les noms propres les plus inconnus, et parfois les plus bizarres, ont été soigneusement notés par lui, ou consignés dans sa vaste mémoire ; il ne les accroche pas toujours sans effort. L’Âne déborde d’une érudition de ce genre que les érudits prétendent quelque peu factice. Quand il n’a pas la ressource du nom propre, V. Hugo lui-même se voit parfois un peu embarrassé. Tout le monde on trouvera des exemples dans sa mémoire, mais ce sont les quahtés et non les faiblesses du grand poète qui doivent nous servir d’exemple.
  34. Contemplations, I, vii.
  35. M. de Banville cite les deux vers suivants de V. Hugo :


    C’est naturellement que les monts sont fidèles
    Et purs, ayant la forme âpre des citadelles.


    Dans ces vers il se contente d’admirer comment « le grand mot terrible citadelles est appuyé sur le mot court et solide âpre ; » mais, ainsi qu’on le lui a objecté avec raison, le mot citadelles n’est terrible que par. le sens ; « autrement le mot mortadelles serait plus terrible, s’il ne désignait une espèce de charcuterie. » (J. Weber, Les Illusions musicales.)

  36. Les tournures poétiques, comme on l’a remarqué, ont beaucoup d’analogie avec les tournures du langage populaire, qui accompagne en général ou précède d’assez près l’action : elles se rapprochent du geste. Si les poètes peignent un combattant qui frappe, la phrase même tend à se disposer comme un bras levé, puis à retomber, frappant elle-même l’oreille (par exemple dans le combat du fils d’Égée contre le centaure, décrit par A. Chénier). De là les inversions destinées à mettre en relief la pensée saillante. Nous ne parlons pas, bien entendu, de l’inversion classique ridiculisée par V. Hugo dans le vers fameux :


    De chemin, mon ami, suis ton petit bonhomme,


    mais de l’inversion expressive, dont fourmille la langue de V. Hugo lui-même comme d’ailleurs la langue populaire. Outre cette hardiesse expressive des tournures, la poésie exige des mots concrets, avant tout des verbes, et parmi les substantifs ceux qui expriment autant que possible des actions. Les mots les plus primitifs, qui se trouvent souvent aussi les plus courts, sont en général préférés ; pour précipiter la pensée, on supprime une foule de mots secondaires qui servent en prose à relier les phrases ou à les remplir ; pour la diriger du premier coup sur l’objet à voir, on emploie les termes propres et concis. Précisément parce que le langage poétique doit être plus voisin de l’action, il doit être plus imagé que la prose. L’image, comparaison ou métaphore, n’est qu’un moyen de nous faire voir et sentir l’idée, conséquemment de la mettre en action ; toutes les fois que l’image n’est pas cherchée, elle ne complique donc pas, elle simplifie. Aussi le langage poétique est-il en somme le langage actif et primitif par excellence : quand il exprime les idées les plus hautes, c’est par les moyens les plus simples, et l’idée grandit dans cette simplicilé même de l’expression.