Les Principes fondamentaux de la géométrie/Conclusion

Traduction par Léonce Laugel.
Gauthier-Villars, imprimeur-libraire (p. 106-111).


Conclusion[1].


Le précédent Travail ne traite essentiellement que les problèmes de la Géométrie euclidienne, c’est-à-dire qu’il n’y est discuté que les questions qui se présentent quand on admet l’exactitude de l’axiome des parallèles. Il n’en est pas moins important de discuter les principes et les théorèmes fondamentaux de la Géométrie quand on fait abstraction de l’axiome des parallèles. Nous avons aussi exclu de notre étude la question importante de savoir s’il est possible, sans la notion du plan ni de la droite, au seul moyen des points comme éléments et en employant la notion des groupes des déplacements, ou a l’aide de la notion de distance, d’édifier la Géométrie d’une manière logique. Cette dernière question a (ait récemment des progrès considérables, grâce aux travaux fondamentaux et féconds de Sophus Lie. Néanmoins, pour éclaircir complètement la question, il serait bon de subdiviser en plusieurs l’axiome de Lie que l’espace est une multiplicité numérique ; et avant tout il me semblerait désirable que l’on fit une discussion approfondie de l’hypothèse de Lie que les fonctions qui donnent les déplacements sont non seulement continues, mais encore susceptibles de différentiation. Quant à moi, il ne me semble pas probable que les axiomes géométriques renfermés dans la condition de la possibilité de la différentiation soient tous nécessaires.

Dans le traitement de toutes les questions de ce genre, je crois que les méthodes et les principes développés dans le précédent Ménmoire seront utiles. Comme exemple je renverrai à une étude entreprise a mon instigation par M. Dehn et qui vient de paraître[2]. Dans cette étude sont discutés les théorèmes connus de Legendre sur la somme des angles d’un triangle, que ce géomètre a démontrés au moyen de la continuité.

Les considérations de M. Dehn reposent sur les axiomes de l’association, de la distribution et de la congruence, c’est-à-dire les groupes d’axiomes I, II, IV ; au contraire, l’axiome des parallèles et l’axiome d’Archimède sont exclus. D’autre part, les axiomes de distribution sont énoncés d’une manière plus générale que dans le travail actuel, à peu près comme il suit : Parmi quatre points A, B, C, D d’une droite, il y en a toujours deux, A, C, par exemple, qui sont séparés par les deux autres B et D, et réciproquement. Cinq points A, B, C, D, E sur une droite peuvent toujours être distribués de telle sorte que A, C soient séparés par B, D et par B, E, ensuite que A, D soient séparés par B, E et par C, E et ainsi de suite. De cette façon, ce qui n’a pas lieu dans mon présent Mémoire, la Géométrie riemannienne (elliptique) n’est pas exclue a priori.

En se basant sur les axiomes d’association, de distribution et de congruence, c’est-à-dire sur les axiomes I, II, IV, on peut introduire de la manière connue les éléments dits ideaux (points, droites, plans idéaux). Cela fait, M. Dehn démontre le théorème suivant :

Si l’on regarde toutes les droites et tous les points (idéaux et réels) du plan, à l’exception d’une droite unique t et des points situés sur t, comme éléments d’une nouvelle Géométrie, on peut pour cette nouvelle Géométrie définir un nouveau genre de congruence de telle sorte que cette Géométrie vérifie tous les axiomes d’association, de distribution, de congruence, ainsi que l’axiome d’Euclide, la droite t dans cette Géométrie jouant le rôle de la droite de l’infini.

Cette Géométrie euclidienne imposée pour ainsi dire au plan non euclidien sera dite une pseudo-Géométrie et le nouveau genre de congruence une pseudo-congruence.

En invoquant le théorème qui précède, on peut alors introduire un calcul segmentaire relatif au plan, en s’appuyant sur les développements du Chap. III, § 15. Ce calcul segmentaire permet de démontrer l’important théorème suivant

Si dans un triangle quelconque la somme des angles est

plus grande que 2 droits
égale à 2 droits
plus petite que 2 droits


il en sera de même dans tout triangle.

Le cas où la somme des angles est égale à deux droits donne le théorème bien connu de Legendre ; mais, pour le démontrer, Legendre s’est servi de la continuité.

M. Dehn discute alors la connexion entre les trois différentes hypothèses relatives à la somme des angles et les trois différentes hypothèses relatives aux parallèles.

Il arrive ainsi aux remarquables propositions suivantes :

De l’hypothèse que par un point donné l’on peut mener à une droite une infinité de parallèles il s’ensuit, si l’on exclut l’axiome d’Archimède, NON PAS que la somme des angles d’un triangle est plus petite que deux droits, mais au contraire que cette somme peut être

(a)                                        plus grande que 2 droits
(b)                                        égale à 2 droits.

Pour démontrer le cas (a) de ce théorème, M. Dehn édifie une Géométrie où l’on peut mener par un point une infinité de parallèles une droite et où, d’ailleurs, sont aussi vérifiés tous les théorèmes de la Géométrie riemannienne (elliptique). À cette Géométrie convient le nom de Géométrie non legendrienne, car elle est en contradiction avec le théorème de Legendre en vertu duquel la somme des angles d’un triangle n’est jamais plus grande que 2 droits. De l’existence de cette Géométrie non legendrienne il résulte immédiatement qu’il est impossible de démontrer le précédent théorème de Legendre sans employer l’axiome d’Archimède ; et, en effet, Legendre se sert de la continuité pour démontrer son théorème.

Pour démontrer le cas (b) du théorème précité, on édifie une Géométrie sans axiome des parallèles et où sont néanmoins vérifiés tous les théorèmes de la Géométrie euclidienne la somme des angles d’un triangle est égale à deux droits, il y a des triangles semblables, les extrémités de perpendiculaires de même longueur menées à une droite sont toutes situées sur la même droite, etc. De l’existence de cette Géométrie s’ensuit que, si l’on fait abstraction de l’axiome d’Archimède, l’axiome des parallèles ne peut être remplacé par aucune des propositions que l’on regarde d’habitude comme lui étant équivalentes.

Cette nouvelle Géométrie peut être dite une Géométrie semi-euclidienne. De même que la Géométrie non legendrienne, il est clair que la Géométrie semi-euclidienne est en même temps une Géométrie non archimédienne.

M. Dehn arrive finalement à ce théorème surprenant

De l’hypothèse qu’il n’existe aucune parallèle, il s’ensuit que la somme des angles d’un triangle est plus grande que deux droits.

Ce théorème montre que les deux hypothèses non euclidiennes sur les parallèles se comportent d’une manière absolument différente vis-à-vis de l’axiome d’Archimède.

On peut réunir les résultats énoncés par les théorèmes précédents dans le Tableau suivant

La somme
des angles d’un triangle est
Par un point donné l’on peut mener à une droite
aucune parallèle. une parallèle. une infinité de parallèles.
> 2 droits Géométrie de Riemann (elliptique) Cas impossible Géométrie non legendrienne
< 2 droits Cas impossible Géométrie euclidienne (parabolique) Géométrie semi-euclidienne
= 2 droits Cas impossible Cas impossible Géométrie de Lobatschewski (hyperbolique)

Maintenant mon présent Travail, comme je l’ai déjà dit, est plutôt une recherche critique sur tes principes de la Géométrie euclidienne. Dans cette recherche nous avons eu pour guide ce principe fondamental faire la discussion de chaque question qui se présente de manière à examiner en même temps s’il est possible ou non de répondre à cette question en suivant une voie assignée d’avance et en se servant de certains moyens limités. Ce principe fondamental me semble contenir une règle générale et conforme à la nature des choses. En effet, lorsque dans nos recherches mathématiques nous rencontrons un problème ou lorsque nous soupçonnons un théorème, notre esprit n’est satisfait que lorsque nous possédons la solution complète du problème et la démonstration rigoureuse du théorème, ou bien lorsque nous connaissons bien clairement la raison de l’impossibilité de la réussite et, par suite, aussi celle de la nécessité de l’insuccès.

C’est ainsi que, dans les Mathématiques modernes, la question de l’impossibilité de certaines solutions ou problèmes joue un rôle prépondérant et que les efforts faits pour répondre à des questions de ce genre ont été l’occasion de la découverte de domaines de recherche nouveaux et féconds. Rappelons seulement à ce propos la démonstration d’Abel de l’impossibilité de résoudre l’équation du cinquième degré au moyen de radicaux, puis la découverte de l’impossibilité de démontrer l’axiome des parallèles, enfin les théorèmes de MM. Hermite et Lindemann sur l’impossibilité de construire par la voie algébrique les nombres e et π.

Ce principe fondamental, en vertu duquel on doit partout discuter les principes de la possibilité des démonstrations, est intimement lié à la condition de la « pureté » des méthodes de démonstration qui, dans ces derniers temps, a été considérée comme de la plus haute importance par nombre de mathématiciens. Au fond, cette condition n’est pas autre qu’une conception subjective du principe fondamental suivi ici, En effet, l’étude géométrique précédente cherche, en général, à expliquer quels sont les axiomes, hypothèses ou moyens nécessaires à la démonstration d’une vérité de Géométrie élémentaire, et il ne reste plus alors qu’à juger, d’après le point de vue auquel on s’est placé, quelles sont les méthodes de démonstration que l’on doit préférer.




Pour le dessin des figures, ainsi que pour la correction des épreuves, l’aide de M. le Dr Hans von Schaper m’a été d’un grand secours ; je lui en présente ici tous mes remerciements. Je remercie aussi de même mes amis MM. Hermann Minkowski et Julius Sommer de m’avoir prêté leur concours pour corriger des épreuves.




ERRATA.
Page 89, formule (1), au lieu de ts = – st, lire ts = 2st.





  1. À partir d’ici jusqu’au Tableau de la page 208, le texte est entièrement nouveau et n’existe pas dans l’édition allemande. (Le Traducteur.)
  2. Math. Annalen t. LIII (1900)