Les Principes de la connaissance humaine/Notice sur la vie et l’œuvre de Berkeley

Traduction par Charles Renouvier.
Texte établi par André Lalande, Georges BeaulavonArmand Collin (p. i-v).

NOTICE SUR LA VIE ET L’ŒUVRE
de
BERKELEY


Berkeley (George) naquit en 1685, à Dysert, près de Thomastown, dans une des régions les plus pittoresques du comté de Kilkenny, en Irlande. Il appartenait à une famille modeste d’origine anglaise et animée de sentiments jacobites. Il fit ses premières études au collège de Kilkenny, où commença son amitié avec Thomas Prior.

[1700-1713]. De quinze à vingt-huit ans, il vit à la grande université de Dublin, Trinity College, élève d’abord — et des plus brillants, — puis maître, successivement lecteur pour le grec, la théologie, l’hébreu, prédicateur de l’Université, etc. Il y reçoit les ordres en 1709.

C’est l’époque décisive où se forme le système de Berkeley. Son Livre de Notes (Commonplace Book) le montre, presque dès sa vingtième année, maître de ses idées, de ses méthodes, conscient de leur nouveauté et de leur portée.

Son activité originale se dirige presque tout entière vers les mathématiques et la philosophie. Après deux traités anonymes sur des questions mathématiques, parus en 1707 et 1709, il publie les trois ouvrages où se développe de plus en plus complètement sa première philosophie : l’Essai d’une nouvelle théorie de la vision (1709) ; le Traité sur les principes de la connaissance humaine, inachevé (1710) ; les Dialogues entre Hylas et Philonous (1713).

On peut caractériser, dès ce moment de sa vie, non seulement l’esprit qui l’anime, mais toutes ses idées fondamentales.

Le principe de toutes les théories de Berkeley, principe qu’il aperçoit et formule avec une lucidité singulièrement précoce, c’est que l’esprit humain est encombré d’idées abstraites confuses, d’où viennent toutes les difficultés où s’embarrassent philosophes, mathématiciens, théologiens, non sans préjudice pour le commun des hommes : si l’on réussit, par une vigoureuse et méthodique analyse critique, à les réduire, à écarter tout ce qui n’y est que langage, artifice, habitude et préjugé, à ressaisir enfin la réalité à sa source première, telle qu’elle se révèle à une conscience prudente et ingénue, un monde tout spirituel apparaît, d’où nous n’avons nul moyen et nul besoin de jamais sortir, et qui suffit à la science et à la foi comme à la vie commune. Cette réalité spirituelle, Berkeley va l’analyser avec l’ingéniosité la plus subtile et la plus hardie, en prétendant constamment rester d’accord avec le sens commun, bien plus, se ranger du parti des simples contre les philosophes, et s’appuyer sur le fonds solide des vérités pratiques.

Si nous regardons autour de nous, la vue fait de nous le centre d’un univers apparent de choses étendues : Berkeley commence par s’attaquer à cette illusion capitale et privilégiée (Essai sur la vision). Elle vient d’un perpétuel et inconscient mélange, produit par l’habitude, exigé par la vie, entre les données du toucher et celles de la vue. Mais considérons celles-ci toutes pures : elles « n’existent que dans l’esprit » ; elles n’ont proprement ni surface, ni distance, ni volume, en un mot, pas d’étendue : ou, si l’on veut, elles n’ont qu’une étendue toute visuelle, faite de qualités subjectives et relatives, qui ne relève que de l’esprit, et qui est bien différente de l’étendue tactile.

Mais le toucher lui-même, pas plus qu’aucun autre sens (Traité de la connaissance humaine), n’a au fond le pouvoir de nous faire sortir de l’esprit pour entrer en contact avec de véritables choses, étrangères à sa nature et réellement matérielles. Toutes les sensations ne sont qu’un langage entendu par l’esprit et dont toute la signification est spirituelle : les idées de matière, d’espace, de temps se résolvent en groupes de sensations et en pensées ; la réalité qui se cache sous ces mots est tout entière dans l’esprit.

Berkeley n’hésite donc pas à proclamer un radical immatérialisme (Dialogues). Il n’y a pas d’être, mais seulement de l’apparence, dans ce que nous nommons « chose en soi » ou matière. Esse est percipi : toute la réalité des choses consiste dans les perceptions immédiates que nous en avons ; le monde de la pensée absorbe et renferme le prétendu monde de l’étendue. Hylas, qui soutient naïvement la réalité de substances matérielles hors de l’esprit, est repoussé par Philonous de position en position et finalement contraint d’avouer que les choses sont « des idées qui n’existent que dans l’intelligence ».

Pourtant tout ne se ramène pas à un jeu de phénomènes sans fondement et la réalité n’est pas la fantaisie capricieuse d’un esprit individuel : de l’immatérialisme Berkeley conclut au spiritualisme et à la Divinité. Dès le Commonplace Book la formule passive Esse est percipi, « Être, c’est être perçu », est complétée par la formule active Esse est percipere, « Être, c’est percevoir ». Le monde spirituel a deux formes ou deux aspects, selon qu’on y considère l’objet de la connaissance ou au contraire le sujet qui se porte vers cet objet ; l’activité de l’esprit qui veut, qui perçoit, qui comprend est impliquée dans les volitions, perceptions et idées que nous ne saisissions d’abord qu’à titre de phénomènes. Mais notre esprit fini, imparfait, réceptif, suppose un grand Esprit infini qui communique avec lui par le langage des sens et dont nous découvrons immédiatement l’existence : l’immatérialisme est inconcevable sans Dieu, puisque tout ce qui existe n’est que pensée et ne peut être que dans un esprit.

Le système de Berkeley, dans sa hardie simplicité primitive, prétend donc, en nous obligeant seulement à suivre le bon sens jusqu’au bout, sans nous effrayer d’apparents paradoxes, assurer la paix du cœur et la tranquillité de l’esprit. Dès que s’évanouit la croyance à la matière, l’athéisme perd tout fondement et la vie morale est illuminée par un spiritualisme sans ombre. La science voit ses principes garantis par l’universelle intelligibilité d’un monde où tout n’est qu’intelligence, et les inextricables contradictions où s’engageaient, après Newton, physiciens et mathématiciens disparaissent avec l’impensable matière, réfractaire aux lois de l’esprit, qui défiait tous leurs efforts. Le sens commun lui-même trouve dans cette doctrine une singulière satisfaction, car le monde sensible y est réhabilité des dédains des philosophes : le plus humble des hommes touche à la réalité par la perception immédiate plus sûrement que les abstracteurs de substances ; et les lois morales comme les lois naturelles nous font immédiatement participer à l’ordre universel, qui a son principe dans l’esprit infini.

Telles sont les grandes directions, les principes essentiels et comme les ambitions caractéristiques du système que Berkeley a construit dès sa jeunesse et qu’il va conserver toute sa vie, mais en le retouchant sans cesse, amené par la vie même à le considérer de points de vue nouveaux.


[1713-1720], Après la première période d’études, de développement précoce et d’intense production, Berkeley, pendant sept ou huit ans, mène une vie beaucoup plus agitée. Il habite Londres, se mêle à la société, séjourne quelque temps à Oxford, voyage sur le Continent pendant plusieurs années, notamment en France et en Italie. Il rend visite à Malebranche, à Paris, en 1713 ; il écrit à Lyon, en 1720, le De Motu, pour un concours de l’Académie des Sciences.

[1721-1728]. Puis il semble prendre le parti de se fixer en Irlande ; il se fait pourvoir d’un poste ecclésiastique (doyen de Dromore, puis de Derry) ; il se marie en 1728. Mais, à ce moment même, il a déjà conçu l’idée d’une grande entreprise d’évangélisation et de civilisation auprès des sauvages d’Amérique. Ayant fait un héritage imprévu, croyant avoir intéressé à son projet par une active propagande le public et le gouvernement, il part en 1728 pour fonder un collège dans les îles Bermudes.

[1728-1732]. Mais il s’arrête à Rhode-Island, s’y installe pour attendre — inutilement — les subsides promis, et finalement y demeure jusqu’à son retour en Angleterre, à la fin de 1731. C’est pendant ce séjour de trois années à Rhode-Island qu’il reprend d’une manière directe et approfondie l’étude de la philosophie antique, en particulier du Platonisme, et qu’il compose l’Alciphron, le principal ouvrage de sa maturité. Le système immatérialiste y prend surtout la forme d’une apologétique religieuse : Berkeley, délaissant la critique psychologique d’autrefois pour les considérations morales, s’efforce surtout d’établir que l’Esprit infini a le rôle et les attributs du Dieu du christianisme.

[1732-1734]. De retour à Londres, sa nouvelle ardeur philosophique se conserve quelque temps : en même temps que l’Alciphron, il publie l' Analyste et plusieurs écrits sur les mathématiques ; il donne une nouvelle édition, quelque peu modifiée, des trois principaux ouvrages de sa jeunesse.

[1734-1752]. Mais bientôt il est nommé évêque de Cloyne, en Irlande ; il va se fixer pour de longues années dans son pays natal et se donne à mille œuvres philanthropiques et moralisatrices ; il s’associe activement aux efforts des patriotes irlandais qu’inspire son ami Swift ; à l’occasion d’épidémies qui désolent particulièrement l’Irlande en 1740, il a l’idée de préconiser un remède qu’il a appris à connaître dans son voyage d’Amérique, l’eau de goudron, et il devient jusqu’à la fin de sa vie le propagateur inlassable, enthousiaste, de cette « panacée universelle ».

C’est à cette entreprise qu’il rattache étroitement son dernier grand ouvrage philosophique, la Siris (1744), bientôt traduite dans diverses langues sous le titre : L’Eau de goudron. De la manière la plus étrange et par la chaîne de déductions la plus imprévue, Berkeley, partant des propriétés des résines et étudiant leur action sur les diverses maladies, retrouve et dégage peu à peu les thèses essentielles de son ancien système ; mais il le revêt cette fois d’un langage platonicien, sans craindre d’y introduire des éléments nouveaux, dont l’accord avec les anciens a été vivement discuté. Il considère l’immatérialisme, non plus seulement en moraliste et en théologien, comme dans l’Alciphron, mais en métaphysicien plus exigeant, et, par delà la réalité sensible immédiate, veut saisir ce qui l’explique et la fonde ; il croit trouver dans le Feu ou Ether, qui fait l’excellence de l’eau de goudron, l’intermédiaire pour passer du monde sensible au monde intelligible et s’élever aux Idées, Archétypes des choses dans l’intelligence universelle.

[1752-1753]. Enfin, vieilli, malade, ayant perdu son fils préféré, il se décide à quitter Cloyne à la fin de 1752 ; il vient s’installer à Oxford, où l’accueille un respect universel ; il y meurt presque aussitôt, le 20 janvier 1753.

G. Beaulavon.