Les Principes de 89 et le Socialisme/Livre 3/Chapitre 21

Légitimité et illégitimité du même acte
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CHAPITRE XXI


Légitimité et illégitimité du même acte.



Propriétés collectives et individuelles. — Résultats comparés. — Défense d’omission. — À quel chiffre ? — Déplacement de la propriété.

La horde qui a un terrain de chasse, d’où elle expulse tous ceux qui veulent l’envahir, s’arroge un monopole sur un point du globe ; la tribu patriarcale qui a un terrain de parcours commun, s’arroge aussi un monopole du sol d’une étendue plus ou moins étendue.

Ces chasseurs et ces pasteurs ont besoin d’espaces immenses pour vivre misérables. Schoolcraft estime que chaque Peau-Rouge de l’Amérique du Nord, vivant du produit de sa chasse, a besoin de 78 milles carrés pour son entretien. D’après M. Oldfield, il faut à l’indigène Australien, pour soutenir sa misérable existence, au moins 50 milles carrés. D’après l’amiral Fitzroy, il en faut 68 à un Patagonien. Le mille carré égale 2 1/2 kilomètres carrés.

Des laboureurs les remplacent, divisent ces terrains indivis ; et des êtres libres s’installent là où il y avait un maître entouré de serviteurs et d’esclaves. La population de la France est de 71 personnes par kilomètre carré, et celle de la Belgique de 210.

D’après les collectivistes, il faut détruire ces propriétés individuelles et libres et les remettre en commun.

— Oh non ! dit M. Jaurès, en faisant une grande révérence au petit propriétaire.

Et avec d’autres collectivistes, il entoure de soins et de prévenances le petit propriétaire ; mais où commence-t-il ? où finit-il ?

Est-ce l’étendue de la propriété qui fait le petit et le grand propriétaire ?

Un hectare, place de la Bourse, constituerait-il une propriété légitime et un kilomètre carré sur les landes de Lanvau serait-il une propriété illégitime ?

Un hectare de vignes dans le Médoc, propriété légitime ; et à combien d’hectares, dans les Landes, commencerait l’illégitimité de la propriété ?

Les terrains calcaires de la Charente font des cognacs exquis. Le phylloxéra dévore les vignes. Ces terrains tombent à rien. La propriété en devient légitime. Les propriétaires, après de nombreuses tentatives onéreuses, des alternatives de revers et de succès, reconstituent leurs vignobles qui recouvrent une grande valeur : la propriété en devient-elle illégitime ?

Vous aviez un hectare de terre de maigre valeur, couvert de cailloux, brûlé par le soleil : vous l’irriguez et il vous donne 10.000 kilogrammes de foin à 140 francs la tonne, soit 1.400 francs, alors que les frais de culture n'atteignent par 200 francs. Voilà donc de l’argent placé à 500 %[1].

Avant l’irrigation, étais-je légitime propriétaire et après, ne le suis-je plus ? Je ne suis donc légitime propriétaire qu’à la condition de mourir de faim sur ma propriété. Pour ne pas courir le risque de me la voir confisquer, je devrais donc avoir soin de la laisser en friche.

Prenons des chiffres abstraits. La thèse de M. Jaurès et des autres collectivistes illogiques arrive à faire poser les questions suivantes :

La propriété d’une unité est-elle légitime ?

Et la propriété de deux ?

Et la propriété de trois ?

Et la propriété de quatre ?

Et la propriété de cinq ?

Et la propriété de dix ?

Et la propriété de cent ?

À quel chiffre arrêtez-vous la légitimité de la propriété ? Selon le bon plaisir et l’arbitraire de qui ?

Mais si la propriété d’une unité constitue un acte légitime et la propriété de dix un acte illégitime, cela revient à dire qu’une action juste devient coupable parce qu’elle est répétée.

Une fois accepté le principe de la légitimité de la petite propriété, comment le repousser pour la grande ?

Oserez-vous déclarer que la richesse rend la propriété illégitime et qu’il faut être misérable pour avoir droit à la propriété ?

M. Henry Maret disait dans le Radical du 14 octobre 1893 :

Il n’y a pas de droit contre le droit, et le droit à l’existence prime le droit de propriété. La société a parfaitement le droit de déposséder ceux qui ont, pour donner à ceux qui n’ont pas.

« Le droit à l’existence » ? mais pour l’enfant, ce sont les soins et les sacrifices des parents, et s’il est orphelin, son héritage.

Comment ce droit à l’existence prime-t-il le droit à la propriété, alors qu’ils sont identiques ? L’individu ne peut vivre qu’à la condition de posséder des aliments : et cette possession de capitaux circulants est un acte de propriété.

Dans la dernière des conceptions juridiques contenues dans ces cinq lignes, M. Henry Maret, qui a la coquetterie injustifiée de se prétendre libéral, déclare que « la société », être abstrait qui ne peut agir que par des hommes en chair et en os, a le droit de prendre aux uns pour donner aux autres, le droit de dépouiller ceux-ci et d’enrichir ceux-là. Il ne supprime pas la propriété, il la déplace. Seulement, au lieu de la laisser à ceux qui l’ont acquise par le libre jeu des lois économiques, leur travail, leur habileté, leurs héritages, il l’enlève de force aux uns pour l’offrir à d’autres ; il expulse les propriétaires actuels, mais il en fait d’autres : et quelles sont les règles qui présideraient à la répartition des propriétés ainsi confisquées, et à leur conservation, leur transmission, leur démembrement ? M. Henry Maret y a-t-il pensé ?


  1. D’après M. Chambrelent. V. le Siècle du 18 novembre 1893.