Les Principes de 89 et le Socialisme/Livre 3/Chapitre 19

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CHAPITRE XIX


Socialisme agraire.



Le paradis d’Irénée. — Le programme immédiat. — Le taureau communal. — Le moulin et le four banals. — Régression.


Irénée nous laisse une description complète du Paradis promis aux fidèles dans les premiers âges du christianisme : « Viendra le temps ou naîtront des vignes dont chacune aura dix mille sarments qui auront chacun dix mille grappes, dont chacune aura dix mille grains qui fourniront chacun vingt-cinq mesures de vin. Et lorsqu’un des fidèles saisira une de ces grappes, celle d’à côte criera : — Je suis une meilleure grappe, prends-moi. De même pour les autres fruits, les semences, les céréales. »

En attendant le bonheur qu’à son instar nous promettent MM. Jaurès et ses amis, ils pensent aux questions pratiques, et, comme transaction, proposent de charger la commune de fonctions économiques qui, d’individuelles qu’elles étaient considérées jusqu’à ce jour, deviendront collectives.

Ils veulent charger les communes d’achats d’animaux reproducteurs et de machines agricoles.

— Pourquoi pas ? disent des personnes qui y voient les avantages que les expériences multiples n’ont pu dissiper.

— Pourquoi pas ? et parce qu’une commune, pas plus que l’État, ne doit pas avec les ressources générales que lui donnent les contribuables, pourvoir à des services privés. Si vous voulez des arguments de fait, j’ajouterai que cette combinaison, prétendue « démocratique » favoriserait les gros fermiers et les gros propriétaires de la commune. Le petit propriétaire, qui n’a qu’une vache ou même n’en a pas du tout, profiterait moins des services du taureau communal que celui qui a cinq, dix, quinze vaches, en admettant qu’il voulût en user. Le fermier qui aurait une moisson à battre profiterait plus de la batteuse communale que le petit propriétaire qui ne récolte que les légumes de son jardin.

En instituant un taureau communal, un bélier communal, une batteuse, une faucheuse, une moissonneuse communales, nous en revenons au bon régime féodal du four banal et du moulin banal.

Le seigneur obligeait l’agriculteur d’y porter son blé et sa farine : le maire de la commune obligera tout contribuable de cette commune à donner sa part d’impôt à la bête ou à la machine communales, même s’il ne veut ou ne peut s’en servir.

Les socialistes agraires français demandent le monopole des alcools : ils sont logiques : mais ils le sont moins que les socialistes suisses qui, dans leur programme pour les élections du 29 octobre 1893, ont demandé le monopole du commerce des céréales.

Les paysans français connaissent l’effet du monopole du tabac sur l’agriculture. Ne cultive pas qui veut du tabac. Tel arrondissement, dans tel département, est exclusivement autorisé à cultiver du tabac. Pourquoi ces faveurs ? Et dans cet arrondissement, il doit y avoir tant d’hectares consacrés à cette culture, pas davantage. Les hectares sont donnés à tel ou tel cultivateur. Pourquoi à celui-ci ? pourquoi à celui-là ? Dans un moment de franchise, un député me disait :

— Je garantis bien que, dans ma circonscription, pas un de mes adversaires politiques ne fera pousser un pied de tabac.

Le monopole du tabac est une des formes du socialisme ; étendez-le aux céréales, et vous aboutissez aux mêmes conséquences d’arbitraire.

Violation de la liberté du travail, oppression de la liberté d’opinion, étouffement de l’individu sous le despotisme mesquin de l’action administrative dans les actes de chaque jour, ruine morale et matérielle du pays, voilà ce que préparent les socialistes qui veulent nous ramener au régime féodal de la banalité communale et des monopoles nationaux.