Les Principes de 89 et le Socialisme/Livre 3/Chapitre 13

La politique de « l’assiette au beurre »
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CHAPITRE XIII


La politique de « l’assiette au beurre ».



Les socialistes. — Les hommes de 89 n’auraient pas compris. — Les cahiers des États généraux. — Le cens de la Restauration et du gouvernement de Juillet. — Idéal de 1848. — La mort de Baudin. — L’idéal socialiste est un idéal de rapine. — Confiscation au profit des amis.


Ces arguments ne sont pas de nature à toucher les socialistes, car ils ont une manière simple de traiter les questions politiques. Ils réduisent la politique à une question d’intérêt personnel ou d’intérêt de groupes ou de classes. Pour eux, la politique est la conquête de « l’assiette au beurre ». Je crois bien que ce ne sont pas eux qui ont inventé cette abominable expression, mais les réactionnaires. En tous cas, ils en usent. J’avoue que, dans ma naïveté, la première fois que je l’ai entendue, je ne l'ai pas comprise. Pour moi, la possession du pouvoir doit avoir un tout autre caractère pour un parti ou pour un homme. Je suis convaincu qu’on aurait étrangement surpris la plupart des membres de l’Assemblée nationale de 1789, si on leur avait dit que leur idéal était la conquête de « l’assiette au beurre ».

Ils venaient précisément pour la briser, au profit de cet idéal élevé et désintéressé qu’ils ont appelé et qui continue de s’appeler les Droits de l’Homme.

Sous la féodalité, la politique du seigneur comme du roi avait été la possession de l’assiette au beurre : chacun voulait obtenir plus de terres et plus de droits attachés à cette terre.

Quand le roi fut parvenu à devenir le plus puissant des seigneurs et à se considérer comme le maître des biens et des personnes de tous ses sujets, la politique fut de pratiquer son culte de manière à en recevoir le plus de faveurs possibles. Le courtisan de Versailles avait pour politique la possession de l’assiette au beurre.

Mais nulle part on ne trouve dans les cahiers des États généraux la préoccupation de faire passer « l’assiette au beurre » de la noblesse ou du clergé au tiers état. Ce qu’on demande, c’est la suppression de tous privilèges, c’est la liberté, c’est l’égalité.

Le pouvoir, on le demande pour « la nation ». Mais qu’entend-on par cette entité ? C’est qu’il ne soit plus confiné dans des castes, c’est que tous les citoyens, sans exception, aient le droit d’y participer sans autre distinction entre eux que celles qui proviennent des capacités.

Ce sont ces principes qui se sont maintenus pendant toute la durée de la Révolution et je dirai sous l’Empire, alors même que l’homme qui voulait parvenir devait faire en sorte de gagner les faveurs de l’empereur. Mais dans la conception de son absolutisme, Napoléon incarnait la France ; et quand ses officiers et ses soldats se faisaient tuer sur les champs de bataille, en criant : Vive l’empereur ! il y avait autre chose dans leur dévouement que la conquête de « l’assiette au beurre ».

L’établissement du cens sous la Restauration et le gouvernement de Juillet eut le grand inconvénient de faire une caste de gouvernants, de séparer la nation en deux : le pays légal et le pays extralégal. Dire que le pays légal, que les Chambres de la Restauration et de Louis-Philippe n’ont gouverné qu’à leur profit, c’est commettre une exagération ; mais il est évident que, ne fût-ce que par leur politique protectionniste, par la part prépondérante qu’ils ont donnée aux contributions indirectes dans notre fiscalité, par leur résistance à l’adjonction des capacités, ils ont autorisé de croire qu’ils représentaient, non les intérêts généraux de la nation, mais les intérêts d’une classe, la classe des grands propriétaires et des gros industriels.

Les hommes de 1848 poursuivirent un idéal de justice mystique, mais très élevé. Ni Lamartine ni Ledru-Rollin n’auraient compris la locution politique dont il est question ici.

Même dans leurs erreurs, ce qu’ils poursuivaient, c’était plus de justice. Ils n’en excluaient personne. Leurs paroles portaient la paix. Ils avaient des effusions d’amour pour tous, sans exception. Les communistes eux-mêmes, les plus farouches adversaires de la propriété, les socialistes, les partageux, Louis Blanc au Luxembourg, déclaraient qu’ils voulaient le bonheur universel, et ils n’en excluaient même pas les propriétaires qu’ils voulaient dépouiller.

Sous le second Empire, les privilèges du pouvoir furent donnés à ceux qui étaient dévoués à ce régime jusqu’à la complicité. Mais ce serait injuste de dire que tous ceux qui y ont collaboré n’ont travaillé que pour « la possession de l’assiette au beurre », et cependant elle était large et abondante.

Quand nous, républicains, nous combattions l'Empire, c’était au nom de la justice qu’il avait si brutalement violée à son origine ; c’était au nom de la liberté politique, qu’il avait méconnue pendant si longtemps et qu’il accordait ensuite de mauvaise grâce, comme avec l’arrière-pensée de la reprendre ; c’étaient enfin certaines illusions qui faisaient croire, même à ceux qui, comme moi, essayaient déjà d’introduire les procédés de la méthode scientifique dans la politique, que, sous la République, les haines des anciens partis devaient s’évanouir et que tous les citoyens pourraient collaborer plus intimement à développer l’application des principes de 89 dans le sens d’une plus large liberté et d’une plus grande égalité.

Mais les Républicains qui, pendant les dix-huit années de l’Empire, se sont tenus éloignés du pouvoir ; ceux qui ont risqué, contre le coup d’État, les rigueurs de la déportation ; ceux qui, par leur opposition, s’étaient exposés à devenir victimes de la loi de sûreté générale, étaient poussés par d’autres mobiles que la conquête de « l’assiette au beurre ». Baudin avait dit simplement à un de ceux qui croyaient que les députés républicains protestaient contre le 2 décembre pour défendre leur indemnité parlementaire : — « Vous allez voir comment on meurt pour 25 fr. ! »

Et il était mort.

Mais aucun des chefs du socialisme n’aurait réclamé l’honneur d’avoir adressé à Baudin l’injure qui lui valut cette réponse d’un héroïsme si simple. Quant aux républicains, même depuis la guerre, beaucoup, pendant longtemps, protestaient qu’ils ne voulaient pas le pouvoir. Ils faisaient de la politique pour la politique, sans même se rendre compte que ce désintéressement impliquait l’absence de responsabilité. Ce fut Gambetta qui, audacieusement, brisa cette tradition républicaine et déclara que les républicains, se considérant comme capables d’exercer le pouvoir, devaient essayer de le posséder. Mais si Gambetta avait dit aussi : « On ne gouverne qu’avec un parti », il n’avait pas dit : — « On ne doit gouverner qu’au profit d’un parti. » S’il avait montré l’avènement des nouvelles couches sociales à la vie politique, il n’avait pas dit que la politique dût être faite exclusivement à leur bénéfice.

Il était réservé aux socialistes de rapporter d’Allemagne leur conception du parti ouvrier, de dire hautement qu’il devait se constituer à part dans la nation dans un but de spoliation, et de faire la théorie de la politique de « l’assiette au beurre ». Un idéaliste mystique, M. Benoît Malon, l’a traitée à maintes reprises, entre autres dans son livre : le Nouveau parti (1881).

Il pose en fait que « les partis politiques n’agissent qu’en vue de garantir leurs privilèges aux possédants ». Partant de cette prémisse si simple, il conclut que le parti ouvrier doit s’organiser pour les leur enlever. C’est la théorie de la guerre sociale.

Rome faisait des conquêtes pour exploiter les vaincus. Les Francs ont fait des conquêtes pour exploiter les vaincus. Cette conception sociale se retrouve à travers toute l’histoire, et elle existe encore, dans notre civilisation contemporaine, et les peuples l’avouent d’autant plus qu’ils sont moins avancés en évolution.

Le parti ouvrier veut prendre pour lui les propriétés existant dans la nation et constituer à l’état de serfs ceux qui les possèdent aujourd’hui, en se servant de l’oppression du vote, s’il peut y arriver par ce moyen, ou du fusil et de la dynamite, si les gens qu’il veut dépouiller ont le mauvais goût de ne pas se laisser faire avec résignation.

Le droit, la justice, la liberté, l’égalité, autant de mots que les socialistes méprisent profondément. Quand ils se servent de ce terme : « affranchissement du travailleur », ils entendent : — « confiscation au profit de nous et de nos amis ». Ils ne disent pas où commencent et où finissent leurs amitiés. Ils ne précisent pas davantage l’usage qu’ils feront des choses confisquées. Attila, Gengis-Kan, Tamerlan commençaient par conquérir et détruire. Le parti ouvrier pratique considère aussi qu’il doit commencer par conquérir et détruire. Ses chefs lui disent : — Marchez ! Vous êtes le nombre, vous êtes la force !

En quoi ils s’illusionnent, du reste.