Les Principes de 89 et le Socialisme/Livre 3/Chapitre 14

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CHAPITRE XIV


Le bonheur obligatoire.



Bonheur commum. — Qu’est-ce ?… — « La fortune ne fait pas le bonheur. » — Entités. — Deux hommes. — Robespierre. — Toute loi a une action coercitive. — Théorie rétrograde. — Conception du gouvernement paternel. — La force comme moyen.


Les plus timides rappellent l’article 1er de la Déclaration de 1793 : — « Le but de la société est le bonheur commun. »

Le bonheur commun ! qu’est-ce ? Est-ce la poule au pot hebdomadaire de Henri IV ? Beaucoup de ceux qui réclament « le bonheur commun » la trouveraient bien maigre.

Est-ce une répartition de fortunes entre tous ? Mais pour qu’il y ait répartition de richesses, il faut qu’il y ait d’abord de la richesse : on ne répartit pas zéro ; et comment la richesse est-elle produite ?

Un proverbe dit : « La richesse ne fait pas le bonheur. » Il est vrai qu’on y ajouté : « Mais elle y contribue. » C’est exact. Mais une fois les premiers besoins satisfaits, le bonheur dépend de nos nerfs. Un lypémaniaque peut être riche ou roi. Louis de Bavière rêvait d’imiter Louis XIV, mais dans la solitude dont le grand roi n’a jamais joui une seconde.

Un individu de tempérament sanguin, ayant bon estomac, bon pied, bonnes dents, bon œil, et sans un sou, sera plus heureux qu’un millionnaire dyspepsique.

Tel piéton, trottinant sous la pluie et dans la boue, envie la voiture qui passe : tous les médecins des grands quartiers de Paris lui apprendront que c’est un instrument excellent pour conduire rapidement à la tombe, où la richesse est indifférente, son heureux possesseur à travers des troubles nerveux, des attaques d’apoplexie, la goutte, la gravelle et quelques autres maladies qui le soumettent à des tortures aussi cruelles et plus raffinées que celles imaginées par Dante.

Des hommes qui ont joué un rôle politique, même important, disent : — « Prenez garde ! le peuple se désaffectionne de la République. Elle n’a rien fait pour lui : voilà pourquoi il a cru à Boulanger et maintenant il croit au socialisme. »

Le peuple ! d’abord, il ne faut pas généraliser, car si Boulanger a eu la majorité à Paris, comme les socialistes, cette majorité ne représente pas l’universalité de la France.

Mais que s’imaginent-ils donc que la République puisse faire pour « le peuple » ? Elle lui a donné des libertés, dont beaucoup font mauvais usage ; elle a assuré l’instruction à quiconque veut en profiter ; elle a donné l’égalité à tous devant le service militaire.

Au point de vue fiscal, au point de vue de la législation civile et criminelle, elle a encore de nombreuses réformes à accomplir ; mais ces hommes politiques veulent-ils dire que la République doive assurer le bonheur de chacun ? Et comment s’y prendrait-elle ?

La République est une entité plus limitée que la société ; mais c’est une entité qui n’a pas d’action propre. C’est donc un homme ou plusieurs hommes qui viendront dire à chaque personne, homme ou femme :

— Je me charge de ton bonheur. Du moment que je m’en charge, c’est que je l’entends mieux que toi. Au lieu de te laisser le faire toi-même, je vais te l’imposer.

L’inquisiteur, pour faire le bonheur des infidèles et des hérétiques, les envoyait dans les prisons du Saint-Office, les soumettait à des tortures savantes, et les expédiait au ciel à travers les flammes et la fumée des bûchers. Le Comité de Salut public, pour faire « le bonheur commun », envoyait tous les jours des fournées de gens à la guillotine.

Robespierre et ses amis ne cessaient de répéter que « leurs intentions étaient pures », et ils faisaient étalage de « leur sensibilité ». Quand nos farouches socialistes révolutionnaires veulent organiser la fraternité, ils ne réfléchissent pas que toute loi a une sanction coercitive. S’ils veulent une fraternité légale, les fonctionnaires chargés de l’appliquer devront faire payer une amende ou envoyer en prison ceux qui ne la pratiqueront pas selon le rite imposé.

Les charlatans ou les naïfs qui croient que « la société » doit assurer « le bonheur commun » et prodiguer des alouettes toutes rôties à ceux qui en demandent, se prétendent « avancés. » Ils en sont à la société patriarcale, dans laquelle le chef de famille se chargeait du bonheur de sa femme, de ses enfants, de ses serviteurs, tous esclaves.

Ils en sont à la théorie de la monarchie absolue de droit divin, dans laquelle le roi, père et maître des personnes et des biens de ses sujets, se chargeait de leur bonheur, sans admettre qu’ils eussent le droit de s’occuper de leurs propres affaires.

La Révolution de 1789 a brisé ce système. La Convention a renoué cette tradition qui représente le socialisme actuel.

Robespierre a été l’incarnation de l’esprit de régression dans la Révolution. Louis Blanc, son apologiste, est un des pères du socialisme.

Les socialistes révolutionnaires ont beau crier qu’ils marchent en avant : — leur conception ? c’est le gouvernement paternel, de tous le plus rétrograde ; leur moyen ? c’est la force, de tous le plus primitif.