Les Principes de 89 et le Socialisme/Livre 1/Chapitre 3

Les objectivistes et les subjectivistes
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CHAPITRE III


Les objectivistes et les subjectivistes.



Les objectivistes. — Les subjectivistes. — Bossuet, de Bonald, de Maistre. — J.-J. Rousseau. — Le général Cavaignac. — V. Cousin. — Discussions scolastiques. — Toutes les sciences sont constituées sur des réalités objectives.Les axiomes sont des lois scientifiques. — L’unité intellectuelle de l’humanité. — Unité de foi et uniformité de méthode. — Les sciences expérimentales. — La science générale devient toujours plus indépendante des connaissances spéciales.


On peut diviser les hommes en deux catégories : les objectivistes et les subjectivistes.

Les objectivistes essaient de faire reposer leurs jugements et leurs conceptions sur la coordination d’observations contrôlées.

Les subjectivistes ont l’habitude d’accepter des opinions, des idées, des conceptions a priori, sans les avoir vérifiées ni contrôlées, de se payer de mots, de croire à la vertu des mots et de tirer de ces affirmations des déductions plus ou moins rigoureuses, mais forcément inexactes. M. Ritti a défini la folie, la prédominance du subjectivisme sur l’objectivisme. Interrogez un aliéné ; il partira d’une conception a priori, sans réalité ; et pour la justifier, il entassera raisons sur raisons. Il vous dira, par exemple, qu’il a une horloge dans la poitrine, et de ce fait il tirera des déductions souvent fort logiques.

Une fois le principe du droit divin monarchique affirmé, Bossuet, de Maistre, de Bonald en tiraient aussi des conclusions fort logiques ; mais ils oubliaient de montrer le titre qui l’établissait.

Rousseau affirmait que « l’homme était né bon ». Une fois cette vérité admise, il prouvait que la société l’avait corrompu. Seulement il oubliait de montrer les preuves qui lui permettaient d’affirmer la bonté native de nos aïeux de l’âge de pierre et de nous dire ce qu’était qu’une société constituant une personnalité à part des hommes qui la composaient. Il ne nous montrait pas non plus ses titres au droit divin qu’il lui donnait. Quand il disait: « La volonté générale est toujours droite, » il émettait une affirmation en contradiction tellement flagrante avec les faits, qu’il éprouvait le besoin d’ajouter: « Mais le jugement qui la guide n’est pas toujours éclairé. »

Quand le général Cavaignac essayait de légitimer la République par des arguments comme celui-ci : « Il n’est pas possible que Dieu, qui savait ce qu’il faisait, ait laissé l’ordre politique dépourvu de tout principe, qu’il ait refusé, si je puis ainsi dire, l’émanation de sa pensée dans l’ordre des choses politiques, » il faisait aussi, lui, du subjectivisme.

Quand M. Cousin s’écriait : « Il est un certain nombre de vérités universelles et nécessaires qui portant avec elles le caractère de l’évidence, ne se démontrent pas et deviennent, au contraire, les principes de toute démonstration, par exemple : L’homme doit faire ce qu’il croit juste[1] », il faisait du subjectivisme.

Il y a moins de vingt ans, j’ai assisté à des discussions entre républicains, si ardentes qu’elles allaient jusqu’à l’excommunication, pour savoir si la République était au-dessus de la « Souveraineté du peuple » ou si « la Souveraineté du peuple » ne venait qu’après. Ils faisaient du subjectivisme exactement comme les docteurs de l’Église et les hérétiques discutant sur la nature de l’eucharistie.

Toutes les sciences sont constituées sur des réalités objectives, même celles dans lesquelles la méthode déductive prédomine. Vous entendez tous les jours des gens, incapables de justifier leur affirmation première, répondre à votre observation qu’il faudrait d’abord la vérifier : « Les axiomes sont des vérités évidentes par elles-mêmes et non démontrables. » Cette petite phrase, placée en tête de la plupart des traités de géométrie, a produit les ravages les plus étendus dans l’intellect, même d’hommes instruits, en leur permettant, par analogie, de considérer comme inutile la démonstration de certaines assertions a priori. Or, ils commettent une erreur. Les axiomes sont des lois scientifiques vérifiables par l’observation et l’expérience. On peut constater à tout moment que la ligne droite est le plus court chemin d’un point à un autre. Nous n’avons pas la même ressource pour le droit divin.

Les religions ont cherché à constituer l’unité intellectuelle de l’humanité, par l’affirmation de leurs dogmes, et la plupart ont essayé de la rendre obligatoire par la force. Elles entendaient par cette unité l’uniformité de foi. « L’hérétique, disait Bossuet avec horreur, est l’homme qui a une opinion. »

Maintenant, nous cherchons aussi à constituer l’unité intellectuelle de l’humanité, au moins de celle qui est la plus rapprochée de nous, de nos concitoyens et des peuples qui sont à peu près au même degré d’évolution ; mais ce n’est plus par l’unité de foi, mais par l’uniformité de méthode.

Les savants y sont déjà arrivés pour toutes les sciences où on peut avoir recours aux expériences directes et répétées. La seule question qui se pose au moment d’une découverte est de savoir si l’expérience s’est accomplie dans les conditions indiquées, si l’expérimentateur n’a pas mis une part de subjectivisme dans l’interprétation qu’il en fait.

De cette uniformité de méthode, il résulte que le développement des sciences se fait dans le sens d’une généralité plus grande et qu’Herbert Spencer a pu dire avec raison que « la science générale devient toujours plus indépendante des connaissances spéciales ».

En raison de la méthode, nous ne devons pas être effrayés de l’accumulation quotidienne des faits nouveaux. Toute la question est de les mettre en ordre.


  1. V. Cousin, liv. III, p. 51