Les Principes de 89 et le Socialisme/Livre 1/Chapitre 2

Les principes : définition
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CHAPITRE II


Les principes : définition.



L’homme qui a lu le Larousse. — La théorie de l’ignorance. — La méthode scientifique. — Le but de la science. — Lois scientifiques. — Définition du principe. — Tous nos actes basés sur des principes. — Lois de l’arithmétique, de la géométrie, de la physique, de la chimie. — Progrès scientifique : dégager de nouvelles lois naturelles. — Les astrologues et les alchimistes.


On m’a présenté un jour, dans une réunion populaire, avec admiration, un brave homme qui avait lu tout le Larousse. Je le félicitai de se patience, et je n’osai pas lui dire qu’il aurait beaucoup mieux employé son temps à étudier quelques questions.

Ce brave homme et ses admirateurs représentaient le préjugé d’après lequel un savant est un homme qui s’est bourré la mémoire d’un tas de mots, de noms, de faits, de détails, et ils représentaient précisément la conception de l’ignorance.

Il faut bien dire que les méthodes suivies pendant longtemps dans notre enseignement public, ayant pour sanction des examens dans lesquels on demandait, par exemple, en géographie, les noms des cours d’eau les plus insignifiants[1], ont contribué à entretenir ce préjugé. J’ai entendu des députés mettre en doute la compétence de directeurs de ministères parce qu’ils ne s’étaient pas trouvés en mesure de leur répondre sur une question de détail à l’improviste : et il était impossible de leur faire saisir leur erreur. Elle n’était pas extravagante ; car ce n’est que d’hier que nous commençons à nous rendre compte des conditions de la méthode scientifique ; et la très grande majorité des hommes, même vivant dans les pays où ont vécu Léonard de Vinci, Galilée, Copernic, Bacon, Newton, Descartes, Lavoisier, Claude Bernard, les ignore encore.

Nous nous permettons donc de les rappeler en quelques pages.

Toute science a pour but de dégager et de formuler certaines vérités générales qui sont la base des vérités de détail : on les appelle des lois scientifiques.

Cette loi « devient un principe, dit Jean-Baptiste Say, lorsqu’on l’invoque comme une preuve ou comme la base d’un plan de conduite[2]. »

— Et vous, mon cher législateur, qui faites si bon marché des « principes », il n’y a pas un acte de votre vie, si insignifiant qu’il soit, que vous n’essayiez de conformer à un principe.

— Moi ?

— Oui, vous ! Vous comptez tous les jours de votre vie, et vous admettez cette vérité nécessaire que 2 + 2 = 4. Si, comme le dit Herbert Spencer, un sauvage ne peut additionner 7 + 5 ou si un enfant se trompe dans cette addition, l’impuissance du premier, l’erreur du second n’empêcheront pas le total de ces deux chiffres d’être 12. Vous acceptez cette vérité générale. Vous ne contestez pas non plus que deux choses égales à une troisième sont égales. Si vous doutez que la ligne droite soit le chemin le plus court d’un point à un autre, vous n’êtes pas capable de tracer une route ou de mesurer un champ.

Si vous ne vous conformez pas au principe d’Archimède, d’après lequel tout corps plongé dans un liquide perd de son poids une partie égale au poids du liquide qu’il déplace, vos bateaux iront au fond de l’eau.

Le savant, ou pour me servir d’un terme moins prétentieux et plus exact, l’homme compétent est celui qui peut rapporter une question donnée, si complexe qu’en paraisse l’aspect, à un certain nombre de lois précises et certaines.

Le progrès intellectuel de l’humanité a consisté à dégager de nouvelles lois. Les anciens n’avaient pas remarqué ce phénomène si simple, qui s’appelle le niveau des liquides dans deux vases communiquants : et c’est pour cela qu’ils ne construisaient que des aqueducs et ignoraient les siphons.

La chimie n’a été fondée que le jour où elle a considéré comme irréductible ce principe : « Rien ne se crée, rien ne se perd », principe d’autant plus difficile à dégager et à affirmer qu’il était en contradiction avec toutes les cosmogonies religieuses. Elle a débarrassé l’esprit humain des rêveries et du charlatanisme des alchimistes quand elle a constaté, par maintes expériences, la démarcation entre les corps composés et les corps simples, dont la nature et le poids se maintiennent invariables.


  1. Voir général Niox. Résumé de géographie physique et historique, Préface, p. VIII.
  2. Cours d’économie politique, t. I, p. 24.