Société d’éditions littéraires et artistiques (p. 109-118).

VII

BARBARE D’OCCIDENT


Voici, dit Ko-Mourasaki :

— La Perle était extrêmement belle, très fière et très savante. Comme vous, Guitare-de-Jade ; elle avait étudié l’histoire ancienne avec passion, et gardait, au plus haut point, l’amour et l’orgueil de son pays. Aucune, comme elle, n’avait l’aspect d’une princesse des temps passés. Elle étudiait les modes d’autrefois, avec une attention extraordinaire, les copiait, jusqu’aux plus minces détails. Dans sa maison, tout portait la marque des jours disparus ; elle avait des pages, des écuyers, revêtus d’armures et armés de sabres. Mieux qu’aucune de nous, elle parlait l’idiome de Yamato, la langue du huitième siècle, n’y mêlant jamais aucune locution moderne, et, lorsqu’ils n’étaient pas nobles, elle embarrassait, jusqu’à leur faire perdre contenance, ses amants d’une nuit, en leur débitant, d’une voix moqueuse, des discours auxquels ils ne comprenaient rien.

À cause de tout cela, sa célébrité était extrême. On parlait d’elle d’un bout à l’autre de Tokio, ses portraits étaient exposés partout, et, même, on l’avait photographiée, par surprise, car jamais elle n’aurait consenti à une pareille chose. Tout ce qui était moderne, naturellement, lui faisait horreur, et elle traitait avec un tel mépris, les jeunes hommes affublés des affreux vêtements des Occidentaux, qu’aucun n’osait se présenter devant elle, sans avoir repris le costume national.

Un soir, on vint prévenir La Perle qu’un très riche seigneur, amoureux d’elle, sur la foi de ses portraits et de sa réputation, désirait la voir. Sans tarder, elle fit appeler ses servantes, et se prépara pour la présentation.

Ko-Mourasaki frappa sa pipette d’argent, pour en faire tomber la cendre, sur le bord de la boite de laque ; puis continua son récit :

— La Perle s’avança lentement, comme c’est l’usage, pour traverser la baie, ouverte sur le salon de réception. En passant, elle jeta un regard, par dessus l’épaule, vers l’homme qu’on lui présentait. Alors, elle eut un brusque haut-le-corps, ses sourcils remontèrent, sa bouche se crispa de mépris, et, sans même saluer, elle passa très vite, faisant signe à sa servante qu’elle refusait le personnage. C’était un Occidental, un homme de haute taille, à la figure rouge, au grand nez, avec des yeux bleus, tout ronds, et une barbe rousse, ébouriffée et touffue, qui le faisait ressembler à une bête. La Perle était rentrée dans sa chambre, très irritée. Du bout de son éventail, elle éparpillait les fleurs des bouquets, brisa même quelques vases précieux et jeta loin d’elle son manteau de cérémonie.

— Comment peut-on me faire une pareille insulte ? s’écria-t-elle, à moi qui aime mon pays par dessus tout, et qui souffre des mœurs nouvelles, tellement, que je ne vis que dans le passé ? Comment a-t-on pu croire que j’accueillerais cet étranger, pour lequel toute ma personne se soulève de dégoût ?

Et elle gronda ses servantes de ne pas l’avoir avertie. Si elle avait su, elle ne se serait pas même laissée voir.

Le lendemain, l’étranger se présenta encore, mais La Perle, maintenant sur ses gardes, se voulut pas paraître. Elle lui fit dire que, revînt-il tous les jours de l’année, elle le refuserait toujours.

La pauvre femme oubliait trop, qu’elle était esclave. Ceux de qui elle dépendait vinrent lui faire des remontrances. Elle avait des fantaisies ruineuses. Sa maison, montée à la façon d’un château d’autrefois, coûtait d’énormes sommes ; des envoyés couraient tout l’empire, pour lui acheter des objets anciens, qui devenaient de plus en rares. Sa dette était effrayante, sa vie entière ne suffirait pas pour la payer, sans le hasard d’une occasion extraordinaire. Cet Occidental, fabuleusement riche, très enflammé pour elle, surtout depuis qu’il l’avait vue, la voulait à tout prix, et à tout prix n’était pas, dans sa bouche, une manière de parler : il était capable de la libérer complètement, de payer tout ce qu’elle devait. Si elle refusait une pareille aubaine, on serait obligé de vendre tout chez elle, de la dégrader de son titre d’oïran, de l’exposer, avec les courtisanes de rang inférieur, derrière les barreaux des devantures.

La Perle courba la tête, elle ne pouvait que se soumettre. Elle déclara qu’elle consentait à recevoir l’étranger. Celui-ci commanda un festin magnifique, fit venir des acteurs célèbres, qui jouèrent et chantèrent, accompagnés par un orchestre complet. La Perle, immobile et muette, ne toucha à aucun mets, ne regarda rien ; pas une seule fois elle ne leva les yeux sur l’étranger ; elle les tenait obstinément baissés, pâle, glacée, effrayante comme un fantôme. Le festin terminé, elle se leva et passa dans sa chambre, comme pour changer de toilette. Sa suivante la rejoignit presque aussitôt ; mais, dès le seuil, elle poussa un cri terrible, qui fit frémir tous les assistants : La Perle gisait dans un lac de sang. Elle s’était coupé la gorge, avec un sabre ancien, qui avait appartenu au shogun Taïko-Sama !…

Toutes les oïrans eurent un geste d’effroi ; Petit Papillon cacha son visage, en criant, contre l’épaule de Jeune Saule, qui, seule, n’avait pas perdu son impassibilité d’idole, et entr’ouvrait seulement ses lèvres minces, ornées d’un trait d’or.

— Cette mort est digne des temps passés, dit l’Oiseau-Fleur ; La Perle méritait de vivre aux époques héroïques, qu’elle a tant aimées.

— Elle n’a même aimé que cela, dit Ko-Mourasaki.

— C’est justement ce qui me surprend le plus, dit Guitare de Jade. Comment a-t-elle puisé le courage d’une mort aussi cruelle, dans la seule répugnance d’un être d’une autre race ? Elle n’avait d’amour pour personne, et il me semble que l’amour, seul, donne le désir et la force de mourir.

— Comment savez-vous cela ? demanda Petit Papillon ; vous n’avez jamais été amoureuse.

— Personne n’ignore que j’ai livré mon cœur à une passion, impossible, pour un divin poète, mort il y a neuf cents ans. Cela me préserve de toute faiblesse, et me permet de n’éprouver qu’une paisible indifférence, pour tous les hommes que je reçois. Mais s’il fallait renoncer à mon rêve, renier mon idéal amant, je préférerais mourir. Un prince, m’offrît-il même de m’épouser, je ferais comme a fait La Sarcelle de Soie.

— Qu’a-t-elle fait ?… Dites ! dites !.. décria Petit Papillon, qui voulait encore avoir peur.

— Personne de vous ne connaît l’histoire de La Sarcelle de Soie ? Elle est célèbre cependant ; on parle souvent de cette héroïne, et ses portraits sont encore exposés au Yosi-Wara.

— Je l’ai entendue nommer, dit Ko-Mourasaki, mais je ne sais qu’une partie de son histoire.

— Si notre reine le permet, dit Guitare de Jade en s’inclinant, je vous raconterai ce que je sais.

— Je suis curieuse de vous entendre, répondit l’Oiseau-Fleur.