Société d’éditions littéraires et artistiques (p. 93-105).

VI

LES LARMES DES MARCHANDES DE SOURIRES


Il est parti, le joli prince aux yeux de velours, et l’Oiseau-Fleur, tout anéantie, songe à lui, le long des nuits et des journées.

Après une semaine entière d’un merveilleux bonheur, il s’est arraché d’auprès d’elle, mais c’est pour la conquérir. Certain, maintenant, qu’elle n’a été qu’à lui, il a juré de nouveau qu’elle ne sera à aucun autre ; et il est parti, décidé à affronter la colère de ses parents, à lutter contre leur volonté, à triompher de tous les obstacles. Yamato, consterné et plein d’effroi, l’a suivi, promettant néanmoins, lui la cause première de toute l’aventure, de servir de son mieux son noble ami.

Et elle est là, au milieu des fleurs, assise dans la galerie extérieure de sa maison, la belle solitaire, revivant son bonheur, et si enveloppée de souvenirs brûlants, qu’elle est heureuse encore dans sa tristesse.

Mais voici que, tout à coup, on entend, au rez-de-chaussée, un bruit de voix claires, et le cliquettement des hautes chaussures de bois, que l’on détache.

— Qu’est-ce donc ?

Broc-d’Or rentre vivement, se penche et regarde, par dessus la rampe de l’escalier.

— Les plus célèbres oïrans du Yosi-Wara, dit-elle, qui viennent rendre visite à ma noble maîtresse.

Déjà, les fières courtisanes montent lentement l’escalier de bois précieux, tandis que leurs suivantes, restées en bas, jacassent entre elles ; et c’est un bruit de volière dans toute la maison.

L’Oiseau-Fleur s’est levée et rentre aussi, pour recevoir les visiteuses. Elle soulève sa main droite et cache sa bouche derrière sa longue manche brodée, ce qui est une façon câline et gracieuse de saluer.

La première qui entre s’appelle Ko-Mourasaki, Petite-Pourpre. C’est une personne très orgueilleuse d’elle-même. On la recherche beaucoup, mais sa conquête flatte l’amour-propre, plus qu’elle ne charme le cœur.

Elle a une figure longue et aristocratique, très blanche, le nez busqué, les yeux grands, à peine bridés, avec les sourcils rasés, et repeints très haut sur le front. Comme ses dents ne sont pas très belles, elle les a fait laquer en noir, à la façon de beaucoup de femmes du monde, et son sourire est singulier. Dans sa toilette, elle affecte une certaine simplicité de bon goût. Sa robe, en crêpe couleur olive, n’a d’autres broderies qu’une bordure de vagues, en satin plus clair, montant jusqu’à mi-jambes et, près de l’épaule, les armoiries, qu’elle s’est choisies un zigzag bizarre, enfermé dans un cercle ; sa ceinture souple est en soie rose unie, et sur son manteau, couvert tout entier par un fantastique dragon noir, on ne voit de l’or qu’en minces fils, indiquant les écailles, et, en perles, pour former les yeux.

Ko-Mourasaki tient à la main, comme un bâton de commandement, sa mince pipette d’argent ciselé.

Celle qui vient après elle, c’est Tama-Koto, la Guitare-de-Jade, longue, frêle et jolie, extrêmement rêveuse et nonchalante. Elle est vêtue d’une robe bleu pâle, si souple qu’elle semble mouillée : son manteau traîne loin derrière elle : on y distingue, brodé en couleurs naturelles sur un fond d’or, le portrait du beau Nari-Hira, l’illustre poète, le fier guerrier, l’incomparable séducteur. La jeune courtisane a pour ce héros d’autrefois une grande passion ; elle le pleure souvent, la nuit, car, à travers les siècles, c’est lui qu’elle aime.

Ko-Tsio, le Petit Papillon, et Vaca-Yanaghi, le Jeune Saule, entrent ensemble. La première est mignonne et gracieuse, avec une figure ronde, couleur de crème, des yeux gais, une bouche exquise, pareille à une petite rose épanouie. Sa tête est tout hérissée d’épingles, et elle semble avoir peine à traîner sa toilette, lourde de broderies. La seconde est une espèce d’idole, au visage immobile et blafard, aux longs yeux, ouverts à demi, qui semblent perdus dans un rêve. Elle a, sur la lèvre inférieure, une petite tache d’or ; sa robe est en soie jaune et son manteau en brocard d’or, semé de chrysanthèmes d’argent.

Après l’échange des formules de politesse, les belles visiteuses s’asseyent sur les tatamis couleur de neige, qui couvrent le sol, et s’accoudent aux riches coussins, épars çà et là.

— Nous avons appris le bonheur qui vous arrive, dit Ko-Mourasaki, et nous venons vous féliciter. Toute notre ville se réjouit avec vous, et l’on vous a proclamée reine du Yosi-Wara !

— Je suis très flattée de cette attention, répondit l’Oiseau-Fleur, mon bonheur est extrême, en effet ; si grand qu’il m’aide à supporter les chagrins de l’absence.

— Alors, c’est bien vrai ! s’écria Guitare de Jade, un prince, aussi beau que Nari-Hira, a été votre premier amant et veut vous libérer, pour vous faire princesse ?

— C’est vrai. La déesse Benten, que j’ai tant priée, m’accorde cette insigne faveur.

— Montrez-nous les cadeaux que vous a faits le prince, ils doivent être magnifiques, dit Petit Papillon, avec des yeux luisants de curiosité.

L’Oiseau-Fleur dégagea des plis de sa ceinture un élégant poignard, au fourreau d’argent, incrusté d’or.

— Voici son unique présent, dit-elle.

Alors, ce furent des exclamations :

— Comment ! un poignard ! rien qu’un poignard !… Ce beau prince n’est donc pas généreux ?…

— Puisqu’il donne tout, les cadeaux sont superflus, dit Ko-Mourasaki.

— Le prince a acheté ma liberté, jusqu’à un jour fixé, où il doit revenir pour m’emmener, dit l’Oiseau-Fleur ; si, par un malheur, dont le ciel me garde ! il était retenu loin de moi, retombée dans l’esclavage, on voudra me contraindre à être infidèle ! Alors ce poignard sera la clé de ma prison ; grâce à lui, je pourrai m’évader d’ici, aller attendre mon bien-aimé dans le séjour des ombres.

Il y eut un silence. Toutes les belles oïrans étaient pensives, et Ko-Mourasaki, penchée sur le poignard, l’examina avec attention.

Les kamélos, jeunes servantes de douze à treize ans, avaient apporté les boîtes à fumer et servi le thé. On se passa de l’une à l’autre le brasero, et de minces spirales bleues montèrent vers le plafond.

Ko-Mourasaki regardait toujours le poignard ; elle l’avait tiré à demi de sa gaîne et essayait le tranchant sur son doigt mignon. Puis, d’un mouvement vif, elle éteignit l’éclat cruel de la lame dans l’ombre du fourreau et dit d’une voix grave :

— La mort !… La mort volontaire, permettant d’éluder un ordre tyrannique, qui nous humilie, c’est Elle seule qui nous rend un peu de vraie noblesse, à nous, pauvres simulacres de princesses que nous sommes !

Petit Papillon frappait ses mains l’une contre l’autre, avec épouvante :

— Mais c’est affreux de se faire mourir s’écria-t-elle, nous si soigneuses de nos personnes, si délicates, si douillettes ! Comment pourrions-nous nous faire du mal, avec des poignards ou du poison ?… C’est là une chose impossible, qui n’est jamais arrivée.

— Jamais arrivée ! dit Ko-Mourasaki avec un sourire noir, nous n’en finirions pas, si nous contions les histoires de suicides, qui se sont produits, dans l’enceinte seule du Yosi-Wara.

— Vous savez de ces histoires ?…

— Nous en savons toutes.

— Ah ! je vous en prie, racontez-les, dit Petit Papillon avec un air de câlinerie suppliante, moi, je n’en sais aucune.

— Si l’Oiseau-Fleur, notre reine, le trouve bon, je veux bien vous conter ce que je sais, dit Ko-Mourasaki.

— J’entendrai ces histoires avec le plus grand intérêt, dit l’Oiseau-Fleur, moi qui, peut-être, en fournirai une de plus à la collection.

— N’ayez pas de pareilles idées ! s’écria Jeune Saule ; prévoir le malheur, cela l’attire. Mais je vous donnerai un talisman infaillible, et votre prince reviendra.

— Merci, mille fois ; je le porterai avec reconnaissance.

— Nous écoutons, dit Petit Papillon, en se tournant vers l’imposante Ko-Mourasaki.

Celle-ci but une gorgée de thé et reposa sa tasse sur le plateau.

— La personne dont je vais vous parler, dit-elle, vous l’avez toutes connue. On l’appelait La Perle.

— Certes, nous la connaissions, dit Guitare-de-Jade ; voilà moins d’un an qu’elle est morte, en pleine floraison de sa beauté.

— Mais, par peur de l’exemple, on a soigneusement caché la façon dont elle est morte. Moi, sa plus intime amie, je fus avertie, en secret, par sa suivante favorite, et j’ai su toute la vérité.

— Je m’étais toujours doutée que cette mort n’était pas naturelle, dit Jeune Saule.