Mercure de France (p. 44-49).

Rimbaud


Les Illuminations ont été publiées en 1886 ; tout le monde sait quelles ont été écrites en 1872-1873 ; c’est donc dès 1872-1873 que Rimbaud trouvait la formule du vers libre.

La lecture des biographies d’Ernest Delahaye et de Paterne Berrichon, non plus que de la correspondance de Rimbaud, ne nous fournit aucun renseignement sur les circonstances dans lesquelles il prit ainsi conscience de la nouvelle nécessité prosodique qui s’imposait à son génie. Mais à examiner ses œuvres dans leur succession chronologique, on assiste à cet admirable spectacle de la voir, pour ainsi dire, germer et naître.

Nous avons dit que nous n’entreprendrions pas ici d’analyser l’évolution qui a produit le vers libre ; il nous suffira de faire remarquer que dans nulle œuvre, mieux que dans celle, si courte pourtant, de Rimbaud, on ne voit la pensée se dégager peu à peu de l’ordre prose, entrer dans l′ordre purement poétique et de plus en plus se serrer dans une expression qui aboutit au vers. Ses premiers poèmes sont évidemment encombrés encore de toute cette pensée prose qui se mêle, chez les plus grands poètes classiques et romantiques, à la pensée poésie ; mais, en même temps qu’elle s’épure, elle tend à cette forme du jaillissement dont le vers libre est l’expression supérieure. Avec la numération de plus en plus indécise de leurs syllabes, la formule des vers qui précèdent immédiatement Marine et Mouvement est, on peut dire, au seuil du vers libre. Et, parallèlement, on voit les proses des Illuminations se resserrer en unités qui évidemment sont pas des vers, mais qui y tendent de plus plus. Il ne faut pas laisser dire, si nous voulons obtenir du public une compréhension judicieuse de ce qu’est le vers libre, que les parties prose des Illuminations et de la Saison en Enfer sont des vers libres ; constatons seulement qu’il aurait suffi le plus souvent d’un rien pour qu’elles en fussent, et qu′à chaque instant une de ses phrases est déjà vers.

L’évolution naturelle du génie de Rimbaud a ainsi concordé avec l’évolution même de la poétique française, et, à vrai dire, son œuvre en est à la fois l’exemple et le symbole. S’il a, en cela, devancé de beaucoup d’années la génération qui devait accomplir la réforme, c’est justement parce qu’à seize ans il avait la maturité d’un poète arrivé à la pleine possession de son art, parce qu’en cela comme en toute son œuvre il a été le prodige.

Il n’est arrivé toutefois à fixer sa formule, dans Marine et dans Mouvement, qu’à la fin de sa carrière littéraire ; c’est ce qui explique que Verlaine n’en ait pas été influencé et ait peut-être même passé sans en apercevoir la nouveauté révolutionnaire[1]. Les deux poètes se sont séparés à peu près à l′époque où Rimbaud dut écrire Marine et Mouvement, et je me permets d’imaginer que, si la vie en commun avait continué, Verlaine serait devenu notre grand vers-libriste.

Une question se pose.

Les deux poèmes de Rimbaud, Marine et Mouvement, ont-ils pu avoir une action spéciale sur l′évolution des jeunes poètes de 1886 ?

On se rappelle que les premiers vers libres publiés après ceux de Rimbaud sont ceux de Gustave Kahn, fin de juin 1886, et de Laforgue mi-août, sans parler des essais non publiés des autres. Marine et Mouvement avaient paru dès la fin de mai et la mi-juin ; mais il est évident que ces poèmes avaient déjà été lus auparavant. J’ignore à quelle date exacte le manuscrit des Illuminations était venu entre les mains de Gustave Kahn[2] ; ce ne put être en tous cas postérieurement au mois de mars 1886, puisque la publication en fut annoncée dans le premier numéro de la Vogue lequel porte la date du 11 avril. Gustave Kahn l’avait remis à Félix Fénéon pour que celui-ci en préparât l’impression (qui commença dans le numéro daté du 13 mai) ; mais il n’avait pas été sans le lire, sans le faire lire autour de lui, et sans le citer. Je n’ai malheureusement pas de souvenir à ce sujet, ayant passé précisément ce mois de mars 1886 en Allemagne, comme j’aurai occasion de le raconter tout à l’heure ; je me souviens fort bien qu’à mon retour, commencement d’avril 1886, il en était souvent question dans les conversations des jeunes collaborateurs de la Vogue, parmi lesquels on avait bien voulu m’inscrire, et que nous en étions tous très impressionnés ; je me rappelle encore certaines phrases des Illuminations que Gustave Kahn nous citait au Café d’Orient. Mais je n’ai aucun souvenir que la formule de Marine et de Mouvement ait été immédiatement remarquée… Elle a pu l’être cependant…

Il est encore à signaler que l’usage presque constant à la Vogue était d’imprimer les vers en italiques la prose en romain ordinaire ; or, Marine a été imprimée en romain, ce qui tendrait à faire croire qu’on n’y vit que de la prose (et était suivie de l’alinéa en pure prose que Paterne Berrichon a justement reporté ailleurs) ; au contraire, Mouvement a été imprimé en italiques, et aurait donc été reconnu poème en vers[3].

Tout ce qu’on a le droit de conclure, c’est qu’il est possible que la lecture de ces deux poèmes ait été le déclic grâce auquel quelques-uns des jeunes gens qui cherchaient leur formule la trouvèrent, ou tout au moins purent la parfaire. Bien qu’on ne puisse pas dire que Rimbaud ait été l’un des principaux inspirateurs du symbolisme, l’influence générale des Illuminations (et de la Saison en Enfer) est certaine en 1886 ; celle spéciale de Marine et de Mouvement est seulement possible, celle de Mouvement étant probable.


  1. Je ne sais rien dans l’œuvre de Verlaine qui autorise à croire qu’il ait seulement remarqué que Marine et Mouvement aient été écrits en vers libres.
  2. Depuis la publication de cette étude dans le Mercure de France j’ai lu dans un article de revue que ce fut Verlaine qui apporta à la Vogue le manuscrit des 'Illuminations. Félix Fénėon m’avait toujours dit au contraire et vient de me confirmer tout récemment que ce manuscrit fut remis à Gustave Kahn par Louis Zénon, frère de Zénon Fière, lequel était alors le collègue de Fénéon au ministère de la Guerre.
  3. Dans l’article auquel je faisais allusion dans la note précédente il est dit que « Marine parut à Kahn et à Fénéon une pièce en prose, dont les éléments du début disposés comme s’il se fût agi de vers, sans aucun rythme, étaient accompagnés d’une suite, dont les éléments juxtaposés étaient séparés par des tirets. Mouvement était au contraire un poème franchement écrit en prose mais contenant quelques éléments rythmiques qu’il plut aux éditeurs de mettre en relief. Aussi ces deux poèmes furent-ils publiés dans la Vogue avec une disposition typographique qui leur donnait l’allure de pièces en vers. »

    Que Marine ait paru à Gustave Kahn et à Félix Fénéon être une pièce en prose, la chose est fort possible. Mais qu’ils se soient entendus pour « mettre en relief » les « quelques éléments rythmiques » que contenait Mouvement (ce qui est un agréable euphémisme pour dire qu’ils auraient donné la disposition « vers » à ce qui avait la disposition « prose »), c’est leur faire injure que de les supposer capables d’un tripatouillage contre lequel proteste tout leur passé. J’ai vu, quant à moi, Félix Fénéon à l’œuvre, quand nous avons établi ensemble l’édition des Derniers Vers de Laforgue ; on ne peut imaginer avec quel scrupule méticuleux il entendait se conformer aux moindres indications des manuscrits ; il suffit d’ailleurs de jeter un coup d’œil sur cette édition ! Quant à Gustave Kahn, il s’est toujours montré un non moins honnête et non moins scrupuleux éditeur. Personne n’admettra qu’ils aient modifié sciemment la disposition du texte de Rimbaud. Au surplus, la question n’est-elle pas là ; elle est de savoir si le caractère « vers » des deux poèmes de Rimbaud a été remarqué dès la publication ; la question de savoir si le texte de ces poèmes a été tripatouillé est de celles que la moralité de leurs éditeurs ne permet même pas de poser.