Librairie académique Perrin (p. 172-181).

XXVI

CE QUE NOUS POUVONS FAIRE
POUR NOS DISPARUS

D’après la doctrine chrétienne, quelle que soit la distance qui sépare du nôtre le monde invisible et spirituel de notre foi, nous restons donc continuellement en relations avec lui par Jésus, l’éternel Vivant qui mourut et ressuscita. La vie éternelle, fondement même de notre religion, (Tite, i, 2) est déjà commencée en nous, croyants. Mais quelles relations pouvons-nous avoir, nous qui vivons encore dans la chair, avec ceux qui en sont délivrés ? Le terrain des conjectures est immense, celui des expériences presque aussi vaste ; de toutes parts, l’océan du mystère nous entoure… des appels innombrables s’en élèvent… nous y voyons passer des voiles, flotter des formes sans cesse changeantes, surgir des clartés, monter des nuages, errer des brumes. Son souffle vivifiant nous pénètre, sa lumière lointaine nous réjouit. Nous savons qu’au delà se trouve le port, mais non ce qu’il est ni comment nous y aborderons. Essayons, pour nous en rapprocher de nous guider par la boussole de la Sainte Écriture, les phares de la tradition chrétienne, par les étoiles de nos espérances, par l’exemple des pèlerins qui nous ont précédés.

Une des choses qui nous abattent particulièrement au moment de nos deuils, est la pensée, souvent mélangée de remords et de regrets, qu’il ne nous est plus possible de rien faire pour ceux que nous aimons… Idée cruelle, mais erronée ! Ils n’ont plus besoin de rien, direz-vous, mais puisque Dieu même nous demande de travailler pour lui, puisque Dieu même désire notre amour… Nous pouvons donc les aimer (et quiconque aime beaucoup fait beaucoup) et prier pour eux… Mais ce n’est pas tout. Écoutons l’un des plus puissants génies religieux qui aient reçu et commenté les instructions du Christ et de ses apôtres :

« J’ai appris d’un saint homme dans notre affliction, écrit Pascal à sa sœur après la mort de leur père, qu’une des plus solides et des plus utiles charités envers les morts, est de faire les choses qu’ils nous ordonneraient s’ils étaient encore au monde, et de pratiquer les saints avis qu’ils nous ont donnés, et de nous mettre pour eux en l’état auquel ils nous souhaitent à présent[1]. »

Nous passons ici-bas, mais nous n’y passons pas en vain. Chacun de nous y trouve une tâche dont il doit s’acquitter, et certes, l’un des plus amers regrets à l’heure suprême est le sentiment que ce labeur reste inachevé, si toutefois nous l’avons commencé… si même nous ne laissons pas derrière nous au lieu d’une moisson féconde, des blessures, des deuils, des désastres et des ruines. Puisse le bien l’emporter sur le mal le jour solennel où Dieu nous demandera compte de notre activité en examinant notre travail !

Tant que nous sommes ici-bas, nous ignorons la portée et les conséquences de nos paroles et de nos gestes, et ne sera-ce pas la punition des pécheurs, comme la récompense des justes, que voir se dérouler à l’infini les suites bonnes ou mauvaises de leurs actions ?

Mais grâce à Dieu et pendant la durée de notre vie terrestre, il nous est possible de réparer beaucoup de choses, et non seulement pour nous-mêmes, \ pour les autres aussi.

Il peut arriver qu’après la mort de nos bien-aimés, nous fassions de tristes découvertes ; c’est révélées, que les sentiments secrets se dévoilent. Quelle douloureuse indignation chez le survivant, s’il fut la victime inconsciente, ou quelle peine âcre, profonde ! Certains brisent leur idole et s’éloignent sans tourner la tête, le cœur cautérisé et stérilisé par une amère fierté… Ceux qui aiment vraiment s’humilient, reconnaissent leurs propres erreurs ; si même leur conscience ne leur reproche rien, ils évoquent le cher visage et de leurs larmes pieuses, ils le lavent pour ainsi dire de toute souillure, de toute meurtrissure ; ils lui accordent au nom de Jésus, le pardon du Maître à Pierre, se souvenant que si le disciple avait, dans une heure de faiblesse, renié le Crucifié, il l’aimait pourtant au point de mourir pour lui, comme il avait promis de le faire, comme il le fit ensuite. Ce même Pierre écrivait plus tard dans sa première épître : « La charité couvre une multitude de péchés. » (I, Pier., iv, 8.)

Beaucoup plus souvent, je le crois, nous sentons bien cruellement que les torts sont de notre côté et nous regrettons avec une indicible amertume de dures paroles, des actes égoïstes ou cruels, une incompréhension presque constante, une indifférence que nous ne nous expliquons plus et tant de joies que nous pouvions donner ou recevoir, tant d’amour qu’il nous était permis de montrer et d’accepter. Hélas ! ces heures sans prix que nous crûmes innombrables, elles étaient bien courtes et elles sont désormais perdues pour toujours !

Car c’est au moment suprême aussi que les yeux s’ouvrent, que les âmes méconnues livrent leur mystère magnifique, que les bouches muettes laissent échapper les plus touchants aveux, que l’aube du ciel prochain illumine le terne et ingrat visage, ou rend la beauté presque divine. Les malheureux viennent alors pleurer celui qui les consolait, les veuves et les orphelins celle qui les habillait et les nourrissait et nous, nous misérables, nous apprenons combien nous étions aimés par ceux que froissaient peut-être notre insouciance ou nos doutes injustes !

Heureux encore, bienheureux si nous pouvons nous dire : Oui, je fus aveugle, stupide, indigne du trésor que le Ciel m’a repris ; je n’ai pas compris toute sa valeur, je n’ai pas su le chérir comme il l’aurait fallu. Cependant il m’était précieux, infiniment précieux. Je l’ai très mal, très pauvrement, très égoïstement aimé, mais je l’ai aimé autant que mon faible cœur pouvait aimer ; je l’aime encore et avec l’aide et la bénédiction de Dieu, je l’aimerai de plus en plus, de mieux en mieux, pendant toute l’éternité ! Les liens de la chair sont brisés et je ne puis m’empêcher de les regretter ; pourtant le Seigneur pitoyable daigne me promettre que je reverrai un jour l’âme chérie sous une apparence familière, qu’il y aura transfiguration et non anéantissement de cette figure tant désirée, résurrection glorieuse après la nuit sinistre du tombeau. Mais s’il faut renoncer aux joies et aux intérêts matériels, l’essentiel de notre amour demeure et voici le moment d’éprouver, de me démontrer à moi-même sa force, sa pureté, son immortalité.

Je fus peut-être autoritaire, épris de ma propre volonté, même mauvaise ; désormais j’obéirai, je ferai ce que me demandaient mes bien-aimés, je leur accorderai ce que je leur refusais par égoïsme, paresse ou vanité. Les bienfaits qu’ils aimaient à répandre, mes mains les dispenseront ; les pauvres qu’ils secouraient, je les adopterai ; les malades, les vieillards, qu’ils visitaient, je ne les abandonnerai pas ; la tâche qu’ils durent interrompre, je m’efforcerai de l’achever. J’aimerai pour l’amour d’eux, ceux qu’ils aimaient ; je prendrai comme chemin la trace de leurs pas afin de les rejoindre plus sûrement.

J’écouterai dans mon cœur : « les voix chères qui se sont tues », les tendres et pieux avis, les sages conseils que je ne suivais guère, les exhortations et les consolations affectueuses auxquelles si souvent je ne prêtais qu’une oreille distraite. Maintenant la douleur les grave en traits de feu dans ma mémoire ; je ne permettrai plus que s’effacent ces paroles précieuses. Je connais les désirs de mes morts bien-aimés ; jamais je ne les compris mieux. Eux-mêmes m’apparaissent maintenant tels qu’ils étaient à leurs heures les plus belles ; leurs imperfections s’abolissent ; je contemple en eux la créature supérieure, l’ange qu’ils souhaitaient d’être et que par la grâce de Dieu, ils deviendront ou sont devenus. Je sais ce qu’ils attendent de moi. Le leur refuserai-je encore ? Ne chercherai-je pas à me rendre tel qu’ils me veulent ? Quand ils habitaient ici-bas, je m’efforçais de leur plaire par certaines parures, certains gestes, certains dons… C’est mon âme maintenant qu’il s’agit de parer, mes sentiments de transformer. Il y a de la joie dans les cieux pour un pécheur qui se repent. Je puis donc rendre la paix de mes anges plus profonde, leur béatitude plus parfaite, leur ciel plus beau !


LE PARDON SUPRÊME

C’est un bonheur, ayant péché contre son frère,
D’obtenir son pardon, mais comment désormais
Me pardonneront-ils, ceux que pourtant j’aimais,
Et qui sont étendus dans le lit funéraire ?

Que ne puis-je à la tombe un instant vous soustraire
Ô trésors que j’ai cru posséder pour jamais,
Dont j’ai si peu joui, que je mésestimais
Dans ma sécurité trompeuse et téméraire !

Je vous implore, et triomphant de mon chagrin,
Illuminant ma nuit comme un rêve serein,
M’apparaît quelquefois votre image divine.

Vous essuyez mes pleurs, vous voyez mes remords,
Et profonde, infinie, en vos yeux je devine
La pitié que pour nous, les vivants, ont les morts.



LA BÉNÉDICTION

Seigneur, clarté suprême et tendresse infinie
Je suis seul à présent devant ce grand labeur
Que nous accomplissions avec tant de bonheur,
Dans une si profonde et si douce harmonie.

Je suis sourd à la voix qui blasphème et qui nie,
Mais je crains d’être un pauvre et faible moissonneur
Qui néglige sa lâche et vous fait peu d’honneur,
De ne guère accomplir ma mission bénie.

Soyez mon aide, ô Dieu de lumière et d’amour !
Quand l’automne et la nuit menacent alentour,
À l’heure où du sang pleut des brumes déchirées.

Dans la splendeur mystérieuse du couchant,
Permettez que sur moi descende comme un chant
La bénédiction des âmes délivrées.



  1. Lettre sur la mort de Pascal le père, écrite par Pascal à sa sœur aînée Périer et à son mari (17 octobre 1651).