Librairie académique Perrin (p. 25-32).

V

L’IMMORTALITÉ IMMÉDIATE

Deux fois au moins pendant sa vie, Notre-Seigneur Jésus démontre avec une force et une netteté particulières le changement radical opéré par sa mission rédemptrice dans le monde des esprits et la façon nouvelle dont ses disciples doivent concevoir l’existence future.

Il arrive au petit village de Béthanie situé si près du Mont des Oliviers et où il aimait à se reposer, à passer quelquefois une nuit dans la paix des champs et des vergers. Il sait qu’il va y trouver la tombe à peine fermée de son ami, la douleur de deux femmes privées de leur appui et qui l’ont déjà sollicité en vain de venir à leur aide. Car Jésus connaissait la dangereuse maladie de Lazare et il tardait à le secourir, à revenir dans les environs de cette Jérusalem où ses ennemis l’attendaient pour le crucifier. Quel terrible mystère pour le mourant et pour Marthe et Marie que ce retard ! Elles aiment le Messie, elles ont confiance en lui, et au moment de l’angoisse, il les abandonne ! Lui qui guérit, qui console même les étrangers et les païens, qui ne reste jamais insensible aux prières des misérables, il ne répond pas aux messages suppliants de ses meilleurs amis… Lazare agonise et meurt, on l’enterre… Jésus demeure absent… Le voici enfin, trop tard, quatre jours après l’ensevelissement !

Certes, l’affection qui attachait les sœurs de Lazare à leur frère était particulièrement tendre et profonde, et je crois en effet qu’aucun amour ne dépasse en force et en pureté l’amour fraternel quand il s’épanouit dans sa perfection. Pas une goutte de sang qui soit différente, les mêmes vénérations, les mêmes souvenirs d’enfance, une source et une tradition identiques, une compréhension complète, une entente exquise, et rien cependant de trouble ni de charnel, un sentiment naturel intense et désintéressé. Dans la famille de Béthanie, cette harmonie existait, divinisée par la présence du Christ que les sœurs et le frère s’unissaient encore plus étroitement pour aimer !

Quelle force cette tendresse n’aurait-elle pas dû avoir sur le cœur de Jésus et cependant !… Qui dira ce que ressentent, en apprenant son arrivée tardive, Marthe et Marie ! Marthe exprime quelque chose de cette émotion dans une parole que répétera bientôt sa sœur. Instinctivement et malgré tout, elle court au-devant du Maître ; elle le distingue au milieu des disciples sur la route pierreuse et blanche qui descend en serpentant parmi les oliviers : « Seigneur, crie-t-elle, si tu eusses été ici, mon frère ne serait pas mort ! » Puis ses yeux troublés de pleurs se lèvent vers la face auguste, un vague et puissant espoir illumine sa détresse : « Mais maintenant même, ajoute-t-elle, je sais que tout ce que tu demanderas à Dieu, Dieu te l’accordera. »

Jésus répond un seul mot : « Ton frère ressuscitera. » Et la réplique de Marthe la croyante résume la foi israélite : « Je sais qu’il ressuscitera à la résurrection, au dernier jour. »

Alors à cette doctrine, Jésus oppose la sienne, aussi différente de cette lointaine survie que l’est des pâleurs indécises de l’aube, le soleil dans sa force : « Je suis la résurrection et la vie. Celui qui croit en moi vivra quand même il serait mort, et quiconque vit et croit en moi ne mourra jamais. » (Jean, xi.)

Il s’agit ici d’une victoire immédiate et complète sur la mort. Le Christ prouvera son droit de parler ainsi en arrachant Lazare au tombeau, mais il s’adresse à tous ceux de ses amis dont il laissera bien plus de quatre jours les pauvres dépouilles au sépulcre, à ceux qu’il ne ressuscitera pas matériellement. Il leur déclare à travers les siècles qu’ils ne subiront plus l’empire du roi des épouvantes, qu’ils n’attendront pas dans un lourd sommeil une vague résurrection, que le meilleur d’eux-mêmes, cette âme rachetée par lui, unie à lui dans l’amour, ne cessera jamais de vivre parce qu’elle lui appartient à lui, lui, la résurrection glorieuse et la vie éternelle.

Quelques jours après que le Messie eût rendu Lazare à ses sœurs, Celui qui venait de se proclamer la Vie, agonise à son tour et dans quels tourments, quelle ignominie ! Abandonné par tous, sauf par sa mère et quelques femmes fidèles, le voici sous le ciel muet et sombre… Les paroles mêmes qui s’échappent de ses lèvres tuméfiées par les coups, desséchées par la soif, semblent le condamner. Ne crie-t-il pas : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? »

Et pourtant un misérable crucifié à côté de lui et dont la chair tressaille des mêmes douleurs, adresse à ce malheureux cloué sur un gibet, ce moribond nu, saignant, délaissé, déjà en proie aux affres suprêmes, la requête la plus extravagante : « Seigneur, dit-il à son compagnon d’infamie, souviens-toi de moi quand tu seras entré dans ton règne ! » Jésus mourant ne guérit pas ce pauvre corps que les bourreaux vont achever de briser tout à l’heure ; il ne le désaltère pas, il ne le détache pas de la croix maudite ; il ne lui accorde aucun soulagement matériel ; il ne lui promet pas de résurrection terrestre. Il dit simplement : « Aujourd’hui, tu seras avec moi dans le paradis. »

Le paradis pour l’imagination israélite, c’est le séjour du bonheur ineffable, le jardin arrosé d’eaux vives où souffle perpétuellement un vent délicieux, le lieu des beaux ombrages aromatiques où le soleil ne brûle plus, où la fatigue et la souffrance sont inconnues, où toutes les blessures se ferment et les élus sont servis par les anges. Quelle perspective d’y arriver le jour même, encore frémissant des pires tortures, d’échanger une telle abjection contre la gloire céleste et que ce mot si tendre : « Avec moi », ajoute de prix à la magnifique promesse !

Avec toi, Martyr, avec toi, Rédempteur, qui ne veux plus être séparé de ceux que sauve ton sacrifice, avec toi, Miséricorde infinie dont la pitié pour ceux qui souffrent dépasse la nôtre comme le ciel domine la terre, avec toi, Amour éternel dont se réalise déjà la dernière prière : « Père, je veux que là où je suis, ceux que tu m’as donnés soient aussi avec moi. » (Jean, xxii.)

Mais Notre-Seigneur Jésus n’est pas seulement présent dans le ciel parmi ses élus victorieux puisqu’au moment de retourner à la splendeur divine, il a promis aux siens de rester avec eux. La certitude de cette présence invisible doit être notre plus puissant réconfort, notre meilleur viatique jusqu’à l’heure où notre foi sera changée en vue. Et quelle consolation aussi de pouvoir nous dire qu’auprès de nous le Christ n’est pas seul, que ses bien-aimés l’escortent, qu’avec la sienne d’autres présences invisibles nous sont accordées !

En étudiant dans les Évangiles son attitude vis-à-vis de la mort, en écoutant ses paroles et son enseignement, puis celui de ses apôtres, nous verrons, nous comprendrons, nous sentirons mieux la réalité, l’indicible douceur de ce que nous pouvons et devons croire, ce que l’Église exprime dans le Symbole des Apôtres par cette parole infiniment profonde : « la communion des saints ».

C’est l’étude que très brièvement et d’une façon très imparfaite, je veux essayer ici.



LA COMMUNION SUPRÊME

Avons-nous enfoui le meilleur de nous-mêmes
Dans la tombe précoce où nous avons laissé
L’espoir de l’avenir, le bonheur du passé
Avec un doux fantôme aux traits muets et blêmes ?

Gémirons-nous sans fin sur nos trésors suprêmes
En traînant un cœur lourd mortellement blessé ?
Non, ils ne gisent pas au sépulcre glacé ;
Je sais bien que tu vis, chère âme, et que tu m’aimes.

Quand sous le ciel brumeux qui nous semble de fer,
Nous partageons le pain que nous trouvons amer,
D’autres sont près de nous autour de notre table.

Nous ne livrons pas seuls le combat surhumain ;
Debout des deux côtés du voile redoutable,
Les vivants et les morts se tiennent par la main.