Les Précoces/Chapitre 7


VII


Comment donc Alexey Chestomazov avait-il fait la connaissance d’Ilioucha et était-il devenu l’intime de sa famille ?

Un jour qu’Alexey, après avoir passé la grande place, s’engageait dans la ruelle Mikhailovska, il aperçut au bas du petit pont un groupe d’écoliers. C’étaient de jeunes gamins de neuf à douze ans tout au plus. Ils sortaient de classe et retournaient à la maison, portant leur sac sur le dos ou en bandoulière. Ils étaient vêtus indifféremment de jaquettes et de pardessus. Quelques-uns avaient des bottes à haute tige, avec des plis, de celles-là dont s’enorgueillissent certains enfants gâtés par des parents riches.

Le groupe d’enfants parlait de quelque chose avec une grande animation, et il était évident qu’on tenait conseil.

Alexey ne passait jamais indifférent auprès des enfants. À Moscou déjà il les fréquentait souvent. Il aimait en particulier les bambins de trois ans ; mais les écoliers d’une douzaine d’années étaient aussi ses amis. Aussi, bien qu’il fût préoccupé en ce moment, il eut envie d’aller près d’eux et d’engager conversation.

Tout en s’approchant, il examinait leurs visages roses et animés, et il s’aperçut que tous, ou à peu près, avaient des cailloux dans les mains.

À trente pas du groupe et près d’une haie se trouvait un autre gamin. C’était aussi un écolier portant le sac sur l’épaule et dont la taille annonçait dix ans, moins peut-être. Il avait le teint pâle et l’air maladif. Ses petits yeux noirs étincelaient.

Il regardait avec une grande attention les six autres écoliers sortis avec lui de l’école, mais avec lesquels il paraissait en mésintelligence.

Alexey s’approcha, et s’adressant à un gamin aux joues roses et qui avait un veston noir, il lui dit :

— Quand j’avais aussi un sac comme le vôtre, on le mettait du côté gauche pour qu’on y pût prendre aisément avec la main droite. Vous le portez, vous, du côté droit, et cela est peu commode.

Sans rien de préconçu, Alexey commença la conversation sur cette observation toute spéciale, qui était cependant la meilleure chez un homme pour obtenir de suite la confiance d’un enfant, et surtout d’un groupe d’enfants. Il faut avec eux débuter avec un air sérieux et important comme si l’on était sur le pied d’égalité. Alexey savait cela d’instinct.

— Mais il est gaucher, répondit un autre gamin qui paraissait avoir environ onze ans et qui avait très bonne mine.

Les autres, curieusement, fixèrent aussitôt leurs yeux sur Alexey.

— Il sait aussi lancer des pierres de la main gauche, fit un troisième.

Justement, à cet instant, une pierre tomba au milieu du groupe en effleurant le gaucher ; mais elle tomba plus loin sans toucher personne, bien que lancée par une main adroite et énergique.

C’était le gamin près de la haie qui avait envoyé cette pierre.

— Vise le bien et attrape-le, Smourov ! s’écrièrent les écoliers.

Smourov, le gaucher, n’avait pas attendu l’invitation et riposta tout de suite.

Il envoya un caillou à son adversaire, mais sans l’atteindre. L’autre renvoya une pierre dans le groupe, et ce fut Alexey qui la reçut douloureusement dans l’épaule.

Bien qu’il y eût trente pas de distance, on voyait cependant que les poches du petit étaient remplies de pierres.

— C’est vous qu’il a visé, c’est exprès qu’il l’a lancée sur vous. Vous êtes Chestomazov ! s’écrièrent en riant les gamins.

— Eh bien, feu ! tous ensemble !

Six pierres partirent du groupe en même temps.

Une pierre toucha le gamin à la tête et le renversa. Mais il fut vite debout, et il se mit à riposter avec rage dans la direction du groupe.

D’un côté et de l’autre s’engagea une fusillade nourrie, et l’on put voir que plusieurs des gamins avaient aussi dans leurs poches une provision de pierres.

— Que faites-vous là ! N’avez-vous pas honte, messieurs ! Six contre un, mais vous allez l’assommer !

Il quitta vivement le groupe, en s’exposant aux pierres et protégeant de son corps le gamin qui était près de la haie.

Trois ou quatre des gamins s’arrêtèrent un instant.

— C’est lui qui a commencé le premier, dit d’une voix d’enfant irrité un gamin en blouse rouge. — C’est un vaurien. Tout à l’heure, dans la classe, il s’est jeté à coups de canif sur Krasotkine et l’a blessé jusqu’au sang. Krasotkine n’a pas voulu rapporter, mais il faut lui donner une bonne leçon…

— Mais pourquoi l’a-t-il fait ? Ne l’avez-vous pas exaspéré lui-même ?

— Tenez, voilà encore qu’il vous envoie une pierre dans le dos. Il vous connaît bien, firent les enfants. C’est à vous qu’il en veut maintenant, et plus à nous.

— Allons, encore une fois, tous ensemble. Ne le rate pas, Smourov !

Et la fusillade recommença, plus dangereuse cette fois.

Le gamin près de la haie reçut une pierre en pleine poitrine. Il jeta un cri, puis se mit à pleurer et s’enfuit en remontant la rue.

— Ah ! ah ! il a eu peur cette fois ; il se sauve… Motchalka ![1] s’écriait-on dans le groupe.

— Vous ne savez pas encore, Chestomazov, quelle canaille il fait. Le tuer ne serait pas assez, répéta le gamin au veston, l’œil enflammé. C’était celui qui paraissait le plus âgé du groupe.

— Et qu’est-ce qu’il fait ? demanda Alexey. Est-ce qu’il rapporte, ou quoi ?…

Les gamins se regardèrent entre eux avec un sourire.

— Vous allez, je crois, dans la même direction que lui ; eh bien, rattrapez-le. Vous voyez, il s’est arrêté et vous attend.

— Il vous regarde, répétèrent les autres.

— Demandez-lui donc s’il aime une motchalka de bains toute défaite. Entendez-vous, demandez-lui ça.

Un rire général accueillit ces paroles. Alexey regardait les enfants qui le regardaient aussi.

— N’y allez pas, il va vous faire du mal, s’écria Smourov.

— Messieurs, je ne lui parlerai pas de motchalka, car c’est probablement avec cela que vous l’irritez ; mais il me dira pourquoi vous le haïssez pareillement.

— C’est cela, demandez-le-lui, demandez-le-lui ! firent en riant les gamins.

Alexey passa le petit pont et se dirigea, en suivant la haie, du côté du gamin si détesté.

— Prenez garde ! criaient les enfants derrière lui, il n’aura pas peur de vous et vous enverra aussi un coup de couteau sans crier gare, comme il a fait à Krasotkine.

Le gamin l’attendait sans bouger. Quand Alexey fut plus près, il aperçut un enfant qui paraissait avoir neuf ans tout au plus ; il était chêtif et de petite taille ; sa figure était longue et pâle, ses yeux étaient grands et sombres, et il regardait Alexey d’un air méchant.

Il portait un pardessus très usé qui n’était plus à sa taille ; les manches trop courtes laissaient voir ses bras nus. Son pantalon avait au genou droit une large pièce, et l’on voyait à l’extrémité de sa botte, à l’endroit du pouce, un grand trou mal dissimulé avec de l’encre. Les deux poches de son pardessus étaient bondées de pierres.

Alexey s’arrêta devant lui, à deux pas, en l’interrogeant du regard.

Le gamin devinant aux regards d’Alexey qu’il n’était pas venu dans une intention hostile quitta son attitude provocante et lui adressa le premier la parole.

— Je suis seul, et ils sont six ; et tout seul je les battrai ! s’écria-t-il les yeux flamboyants.

— Une pierre a dû vous frapper en vous faisant beaucoup de mal, remarqua Alexey.

— Et moi j’ai atteint Smourov à la tête, fit l’autre.

— Ils m’ont dit là-bas que vous me connaissiez et que vous m’aviez jeté une pierre parce que vous m’en voulez de quelque chose, dit Alexey.

Le gamin jeta sur lui un regard triste.

— Je ne vous connais pas. Me connaissez-vous ? demanda de nouveau Alexey.

— Fichez-moi la paix ! répondit le gamin d’un air irrité, mais sans bouger de place, comme s’il attendait quelque chose, et de nouveau il le regarda en dessous.

— C’est bien, je m’en vais. Seulement je ne vous connais pas et je ne viens pas pour vous irriter. Ils m’ont bien dit le moyen de le faire, mais je ne veux pas m’en servir. Adieu.

— Moine en culottes ! s’écria le gamin sans quitter Alexey de ses yeux méchants et provocants. Et il prit position, en prévision de ce qu’Alexey allait se jeter sur lui. Mais celui-ci se retourna, regarda encore le gamin et s’en alla.

À peine avait-il fait trois pas qu’il sentit une pierre l’atteindre fortement dans le dos.

— Alors c’est par derrière que vous attaquez. Ils m’ont donc dit la vérité en m’affirmant que vous frappiez par derrière, dit Alexey en se retournant.

Mais cette fois le gamin, furieux, lui envoya une seconde pierre droit au visage.

Alexey eut heureusement le temps de parer avec son bras et la pierre l’atteignit au coude.

— Vous n’avez donc pas honte ? Mais qu’est-ce que je vous ai fait ? s’écria-t-il.

Le gamin, toujours silencieux et provocant, s’attendait à ce qu’Alexey se fût jeté sur lui. Mais voyant qu’alors même il ne le faisait point, il fut pris d’une rage de bête fauve, bondit de sa place et se jeta sur Alexey si rapidement que ce dernier n’avait pas eu le temps de faire un mouvement avant que la gamin, baissant la tête et lui saisissant de ses deux mains la main gauche, lui eût pris le médium entre les dents. Il ne lâcha pas prise pendant près de dix secondes. Alexey poussa un cri de douleur en s’efforçant de dégager son doigt. Enfin le gamin le lâcha et revint se camper devant lui.

Le doigt d’Alexey était entamé profondément et jusqu’à l’os. Le sang avait jailli.

Le jeune homme prit son mouchoir et y enveloppa son doigt blessé, en le serrant fortement. Cette opération dura presque une minute pendant laquelle le gamin resta à la même place, attendant.

Enfin, Alexey jeta sur lui son doux regard.

— Allons, c’est bien, lui dit-il, vous voyez quel mal vous m’avez fait. Cela vous suffit, n’est-ce pas ? Dites-moi maintenant pourquoi vous m’en vouliez ?

Le gamin le regarda tout surpris.

— Bien que je ne vous connaisse pas du tout et que je vous voie pour la première fois, continua Alexey de sa voix tranquille, je ne puis croire que je ne vous aie rien fait, car vous ne vous seriez pas vengé de moi si cruellement. Dites-moi donc ce que j’ai fait et quelle est ma faute à votre égard ?

Au lieu de répondre, le gamin se mit à pleurer à haute voix et se sauva.

Alexey le suivit à pas lents dans la même direction, et longtemps encore, il vit le gamin courir au loin, sans se ralentir ni détourner la tête, et toujours en pleurant.

Il décida donc de le retrouver quand il en aurait le temps et de résoudre une énigme qui l’avait vivement frappé.

  1. Mot russe qui signifie brosse à frictionner.