Les Précoces/Chapitre 3


III


Ce matin de novembre où commence cette histoire, Kolia Krasotkine restait à la maison.

C’était un dimanche, et il n’y avait pas de classes. Onze heures venaient de sonner, et il lui fallait s’absenter absolument pour « une affaire d’importance ». Il restait pourtant à la maison parce qu’il était seul, tout le monde étant sorti.

Dans la maison de la veuve demeuraient, dans un appartement unique, composé de deux chambres, la femme d’un médecin et ses deux jeunes enfants.

Cette dame était du même âge que Anna Fédorovna et aussi sa grande amie. Son mari, le docteur, était parti depuis un an, d’abord à Orenbourg, puis à Tachkent, et l’on n’avait plus de ses nouvelles depuis six mois. Sans son amitié pour Mme  Krasotkine qui la consolait, cette pauvre dame se fut desséchée de douleur.

Il se trouvait justement ce jour-là, et pour comble de malheur, que Katérina, l’unique bonne de la locataire, avait eu l’idée de mettre au monde un petit enfant, et comme elle était une excellente domestique, sa maîtresse l’avait conduite en lieu propice, chez une sage-femme, où elle était restée avec elle. On avait même eu besoin le matin du concours de Mme  Krasotkine, qui pouvait obtenir, en cette occasion, la protection de quelque personnage et prouver avec son amitié les belles relations qu’elle possédait.

Agafia, la domestique des Krasotkine était au marché, et voilà comment Kolia eut, ce matin-là, la garde des « bambins », je veux dire du garçon et de la fillette du médecin.

Kolia n’avait pas peur de garder la maison. N’avait-il pas d’ailleurs avec lui Pérezvon, auquel il avait enjoint de se coucher « immobile » dans l’entrée. Et le bon chien restait là, osant à peine remuer la queue quand son maître passait d’une pièce dans une autre, et semblant implorer des yeux un sifflement qui l’eût délivré, mais qui ne se faisait pas entendre.

Kolia regardait Pérezvon d’un œil sévère, et le chien obéissait, se raidissant dans son immobilité.

Kolia s’inquiétait seulement des bambins. Il considérait avec un mépris profond l’accident qui arrivait à Katérina, mais il aimait les bambins abandonnés, et leur avait déjà apporté un livre d’images.

La fillette, Nastia, qui était l’aînée, avait huit ans et savait lire, et le petit garçon, Kostia, qui n’avait que sept ans, aimait beaucoup entendre lire sa sœur.

Krasotkine aurait bien pu les amuser d’une manière plus enfantine, c’est-à-dire les aligner comme les soldats ou jouer à cache-cache. Il avait déjà daigné le faire plus d’une fois, et l’on disait à l’école qu’il jouait au cheval avec ses petits locataires, en inclinant la tête de côté, comme un vrai cheval.

Krasotkine se défendait, il est vrai, de cette accusation en faisant valoir qu’en notre « siècle » il serait à la vérité très honteux de jouer au cheval avec des camarades de treize ans, mais qu’il le faisait avec les bambins, parce qu’il les aimait et que personne n’avait le droit de lui demander compte de ses sentiments.

Les bambins l’aimaient donc à l’adoration.

Ce jour-là, pourtant, il pensait à toute autre chose qu’au jeu. J’ai dit qu’il avait une affaire personnelle de la plus grande importance, une affaire presque mystérieuse, et justement Agafia, à laquelle il eut pu confier les enfants, ne revenait pas du marché.

Plusieurs fois déjà, il avait traversé le vestibule, regardant à travers la porte les bambins assis devant le livre, comme il le leur avait commandé, et qui lui souriaient de toute leur bouche, espérant qu’il allait leur faire voir quelque chose de bien joli et bien amusant. Mais Kolia les regardait d’un air grave et n’entrait pas.

Onze heures sonnèrent.

Kolia, exaspéré, décida que si dans dix minutes cette « maudite » Agafia n’était pas rentrée, il s’en irait, en recommandant aux bambins de ne pas avoir peur, de ne pas faire de sottises et de ne pas pleurer en son absence.

Kolia endossa donc son paletot fourré, passa son sac en bandoulière, et, malgré le froid et les recommandations de sa mère, il méprisa ses caoutchoucs et sortit en simples bottes.

En voyant son maître habillé, Pérezvon battit de la queue sur le parquet, tressaillit de tout son corps et poussa même un hurlement plaintif. Kolia trouva que cette passion trop accentuée de son chien était nuisible à la discipline, et il prit plaisir à le faire rester sous son banc et à ne le siffler qu’en ouvrant la porte de la rue.

Le chien accourut d’un bond et sauta devant lui fou de joie. Kolia traversa le vestibule et ouvrit la porte des « bambins ».

Ils étaient toujours assis devant la table, ne lisaient plus, mais discutaient avec animation. Ils causaient habituellement entre eux des questions de la vie de tous les jours, et Nastia, en sa qualité d’aînée, se donnait toujours raison. Pourtant quand Kostia n’était pas satisfait, ce qui arrivait très souvent, il en appelait au jugement de Krasotkine, qui était impartial pour les deux parties.

Ce jour-là, la discussion des bambins intéressa un peu Krasotkine, et il resta à la porte pour les écouter.

Les enfants s’en aperçurent, et ils continuèrent leur discussion avec plus de chaleur encore.

— Jamais, jamais je ne croirai, disait Kastia, que les sages-femmes trouvent les petits enfants dans le jardin sous les choux. Maintenant on est en hiver, et il n’y a pas de choux au jardin. La sage-femme n’a pas pu apporter une fille à Katérina.

— Euh ! fit à part lui Kolia.

— Cela arrive encore qu’on en apporte, je ne sais d’où, mais seulement à celles qui sont mariées.

Kostia regarda fixement Nastia d’un air grave et fit un effort pour comprendre.

— Que tu es sotte, Nastia, dit-il enfin tranquillement. Comment Katérina peut-elle avoir un enfant, puisqu’elle n’est pas mariée ?

Nastia s’anima davantage.

— Tu ne comprends rien, dit-elle, irritée. Elle a peut-être un mari, mais il est en prison, et c’est pourquoi elle a un enfant.

— Mais a-t-elle bien un mari en prison ? demanda gravement le positif Kostia.

— C’est qu’il y a cela encore, répliqua vivement Nastia, oubliant sa première hypothèse. Elle n’a pas de mari, tu as raison, mais elle veut se marier, et elle se demande comment elle peut se marier, elle y pense même tellement qu’elle a non un mari, mais un enfant.

— Ah si c’est comme cela !… fit Kostia convaincu, mais il fallait me le dire avant. Comment puis-je le savoir, moi ?

— Eh bien, marmots, dit Kolia en entrant dans la chambre, vous êtes dangereux comme je vois.

— Est-ce que Pérezvon va aussi avec vous ? demanda Kostia avec un sourire épanoui, et il claqua des doigts en appelant Pérezvon.

— Je suis dans une situation difficile, enfants, fit Krasotkine avec dignité, et vous devez me venir en aide. Agafia s’est cassé une jambe, c’est sûr, c’est une affaire réglée, et moi j’ai besoin de sortir. Voulez-vous ou non me laisser partir ?

Les enfants se regardèrent avec inquiétude. Leurs visages jusque-là souriants exprimèrent une sorte de frayeur. Ils ne comprenaient pas bien, d’ailleurs, ce qu’on attendait d’eux.

— Vous ne ferez pas de sottises en mon absence, vous ne monterez pas sur l’armoire pour vous casser les jambes, vous ne pleurerez pas ?

Les enfants parurent fort chagrins.

— Pour la peine, je vous montrerai un jouet, un petit canon en cuivre avec lequel on peut tirer avec de la poudre.

Les visages des enfants se rassérénèrent.

— Montre-nous le petit canon, dit Kostia enchanté.

Krasotkine mit la main dans son sac, en retira un petit canon en cuivre et le mit sur la table.

— Voilà, je vous le montre. Il y a des roulettes.

Et il fit rouler le canon sur la table.

— On peut même le faire partir. On le charge avec du plomb et on tire.

— Et il tue ?

— Il tue tout le monde. On n’a qu’à viser.

Krasotkine expliqua alors où l’on mettait la poudre, où l’on mettait le plomb, montra le petit trou où l’on mettait le feu, ajoutant qu’il y avait du recul.

Les enfants écoutaient avec une curiosité très grande et étaient surtout frappés de ce qu’il y eût un recul.

— Est-ce que vous avez de la poudre ? demanda Nastia.

— Mais oui, j’en ai.

— Montrez-nous alors la poudre, fit la fillette avec un sourire suppliant.

Krasotkine chercha encore dans son sac et retira une petite bouteille où il y avait de la poudre et aussi quelques grains de plomb soigneusement enveloppés dans un papier. Il déboucha même la petite bouteille et versa un peu de poudre dans sa main.

— Voilà la poudre. Pourvu qu’il n’y ait pas de feu ici, car cela ferait explosion et vous tuerait tous, dit Krasotkine pour se donner de l’importance.

Les enfants regardaient la poudre avec une terreur respectueuse, qui ajoutait encore à leur joie.

Le plomb surtout enthousiasmait Kostia.

— Est-ce que le plomb brûle aussi ? demanda-t-il timidement.

— Non, cela ne brûle pas.

— Donnez-moi donc alors un peu de plomb, fit-il d’une voix suppliante.

— Je t’en donnerai un peu ; voilà ; mais ne le montre pas à ta maman avant mon retour, car elle croira que c’est de la poudre, aura peur et vous fouettera.

— Maman ne nous fouette jamais, fit remarquer bien vite Nastia.

— Je le sais, je l’ai dit seulement pour la phrase. Vous ne trompez pas votre maman, mais aujourd’hui vous ne direz rien avant que je ne revienne. Enfin, bambins, puis-je m’en aller ? Vous ne pleurerez pas de peur quand je serai parti ?

— Nous pleurerons, dit Kostia d’une voix traînante et comme s’il se préparait à pleurer.

— Oui, nous pleurerons, nous pleurerons certainement, ajouta tout de suite Nastia.

— Oh ! enfants ! enfants ! Comme cet âge est dangereux. Il n’y a rien à faire, mes pigeons. Il faudra que je reste avec vous, je ne sais combien de temps. Et le temps ! le temps…

— Si vous ordonniez à Pérezvon de faire le mort ? demanda Kostia.

— Que faire ! Il faut bien employer Pérezvon… Ici, Pérezvon !

Et Kolia commanda le chien, qui exécuta tout ce qu’on lui avait appris.

C’était un chien à longs poils, de la taille d’un chien de garde et de couleur gris de fer. Il louchait de l’œil droit et avait l’oreille gauche coupée. Il poussait de petits cris, sautait, marchait sur ses pattes de derrière, se mettait sur le dos, les pattes en l’air et, raidi dans cette posture, faisait le mort.

Pendant qu’il faisait ses exercices, Agafia, la domestique de Mme  Krasotkine, une grosse femme grêlée d’une quarantaine d’années, ouvrit la porte et parut sur le seuil. Elle venait du marché et avait à la main un panier de provisions. Elle s’arrêta, tenant le panier à la main gauche, et regarda aussi le chien.

Malgré toute son impatience, Kolia n’interrompit pas la représentation, et força longtemps Pérezvon à faire le mort et ne le siffla qu’après un certain temps. Le chien bondit, joyeux d’avoir bien fait son devoir.

— Voyez-vous ce chien-là ! dit Agafia d’un ton de mentor.

— Mais toi, sexe féminin, pourquoi es-tu en retard ? demanda sévèrement Krasotkine.

— Moi, sexe féminin, voyez-vous ce gamin !

— Gamin ?

— Oui, gamin. Est-ce que c’est ton affaire si je suis en retard. Si je le suis, c’est qu’il le fallait, grommela Agafia, déjà occupée à son fourneau. Elle ne répondait pas d’une voix méchante, mais plutôt comme si elle était satisfaite de cette occasion de causer un peu avec le joyeux petit barine.

— Écoute, femme légère, fit Krasotkine en quittant son banc. Est-ce que tu pourrais jurer sur tout ce qu’il y a de saint au monde, et même plus, que tu garderas avec soin ces bambins en mon absence, car je vais sortir.

— Et pourquoi jurer ? dit Agafia en riant. Je les garderai bien sans cela.

— Non, il faut que tu jures sur le salut de ton âme, sans quoi je ne m’en vais pas.

— Eh bien, ne t’en va pas. Qu’est-ce que cela peut me faire ? D’ailleurs, il gèle, tu peux rester à la maison.

— Bambins, fit Kolia, en parlant aux enfants, cette femme va rester avec vous jusqu’à mon retour ou au retour de votre mère qui devrait, elle aussi, être rentrée depuis longtemps. Cette femme va vous servir à déjeuner.

— Tu leur donneras quelque chose à manger, Agafia.

— C’est possible.

— Au revoir, mes pigeons. Je m’en vais le cœur tranquille. — Toi, grand’-mère, ajouta-t-il d’un air important en passant devant Agafia, — j’espère que tu ne vas pas leur raconter vos histoires de femme à propos de Katérina, tu épargneras leur cerveau d’enfant. Ici, Pérezvon !

— Va-t’en donc au diable, dit Agafia avec humeur. Qu’il est stupide, cet enfant ; on devrait le fouetter pour des mots pareils.