Les Possédés/Troisième Partie/7

Traduction par Victor Derély.
E. Plon (2p. 353-395).

Chapitre VII. Le Dernier Voyage de Stepan Trophimovitch.

I modifier

Je suis convaincu que Stépan Trophimovitch eut grand’peur en voyant arriver le moment qu’il avait fixé pour l’exécution de sa folle entreprise. Je suis sûr qu’il fut malade de frayeur, surtout dans la nuit qui précéda sa fuite. Nastenka a raconté depuis qu’il s’était couché tard et qu’il avait dormi. Mais cela ne prouve rien ; les condamnés à mort dorment, dit-on, d’un sommeil très profond la veille même de leur supplice. Quoiqu’il fît déjà clair quand il partit et que le grand jour remonte un peu le moral des gens nerveux (témoin le major, parent de Virguinsky, dont la religion s’évanouissait aux premiers rayons de l’aurore), je suis néanmoins persuadé que jamais auparavant il n’aurait pu se représenter sans épouvante la situation qui était maintenant la sienne. Sans doute, surexcité comme il l’était, il est probable qu’il ne sentit pas dès l’abord toute l’horreur de l’isolement auquel il se condamnait en quittant Stasie et la maison où il avait vécu au chaud durant vingt ans. Mais n’importe, lors même qu’il aurait eu la plus nette conscience de toutes les terreurs qui l’attendaient, il n’en aurait pas moins persisté dans sa résolution. Elle avait quelque chose de fier qui, malgré tout, le séduisait. Oh ! il aurait pu accepter les brillantes propositions de Barbara Pétrovna et rester à ses crochets « comme un simple parasite », mais non ! Dédaigneux d’une aumône, il fuyait les bienfaits de la générale, il arborait « le drapeau d’une grande idée » et, pour ce drapeau, il s’en allait mourir sur un grand chemin ! Tels durent être les sentiments de Stépan Trophimovitch ; c’est à coup sûr sous cet aspect que lui apparut sa conduite.

Il y a encore une question que je me suis posée plus d’une fois : pourquoi s’enfuit-il à pied au lieu de partir en voiture, ce qui eût été beaucoup plus simple ? À l’origine, je m’expliquais le fait par la fantastique tournure d’esprit de ce vieil idéaliste. Il est à supposer, me disais-je, que l’idée de prendre des chevaux de poste lui aura semblé trop banale et trop prosaïque : il a dû trouver beaucoup plus beau de voyager pédestrement comme un pèlerin. Mais maintenant je crois qu’il ne faut pas chercher si loin l’explication. La première raison qui empêcha Stépan Trophimovitch de prendre une voiture fut la crainte de donner l’éveil à Barbara Pétrovna : instruite de son dessein, elle l’aurait certainement retenu de force ; lui, de son côté, se serait certainement soumis, et, dès lors, c’en eût été fait de la grande idée. Ensuite, pour prendre des chevaux de poste, il faut au moins savoir où l’on va. Or, la question du lieu où il allait constituait en ce moment la principale souffrance de notre voyageur. Pour rien au monde, il n’eût pu se résoudre à indiquer une localité quelconque, car s’il s’y était décidé, l’absurdité de son entreprise lui aurait immédiatement sauté aux yeux, et il pressentait très bien cela. Pourquoi en effet se rendre dans telle ville plutôt que dans telle autre ? Pour chercher ce marchand ? Mais quel marchand ? C’était là le second point qui inquiétait Stépan Trophimovitch. Au fond, il n’y avait rien de plus terrible pour lui que ce marchand à la recherche de qui il courait ainsi, tête baissée, et que, bien entendu, il avait une peur atroce de découvrir. Non, mieux valait marcher tout droit devant soi, prendre la grande route et la suivre sans penser à rien, aussi longtemps du moins qu’on pourrait ne pas penser. La grande route, c’est quelque chose de si long, si long qu’on n’en voit pas le bout — comme la vie humaine, comme le rêve humain. Dans la grande route il y a une idée, mais dans un passeport de poste quelle idée y a-t-il ?… Vive la grande route ! advienne que pourra.

Après sa rencontre imprévue avec Élisabeth Nikolaïevna, Stépan Trophimovitch poursuivit son chemin en s’oubliant de plus en plus lui-même. La grande route passait à une demi-verste de Skvorechniki, et, chose étrange, il la prit sans s’en douter. Réfléchir, se rendre un compte quelque peu net de ses actions lui était insupportable en ce moment. La pluie tantôt cessait, tantôt recommençait, mais il ne la remarquait pas. Ce fut aussi par un geste machinal qu’il mit son sac sur son épaule, et il ne s’aperçut pas que de la sorte il marchait plus légèrement. Quand il eut fait une verste ou une verste et demie, il s’arrêta tout à coup et promena ses regards autour de lui. Devant ses yeux s’allongeait à perte de vue, comme un immense fil, la route noire, creusée d’ornières et bordée de saules blancs ; à droite s’étendaient des terrains nus ; la moisson avait été fauchée depuis longtemps ; à gauche c’étaient des buissons et au-delà un petit bois. Dans le lointain l’on devinait plutôt qu’on ne distinguait le chemin de fer, qui faisait un coude en cet endroit ; une légère fumée au-dessus de la voie indiquait le passage d’un train, mais la distance ne permettait pas d’entendre le bruit. Durant un instant, le courage de Stépan Trophimovitch faillit l’abandonner. Il soupira vaguement, posa son sac à terre et s’assit afin de reprendre haleine. Au moment où il s’asseyait, il se sentit frissonner et s’enveloppa dans son plaid ; alors aussi il s’aperçut qu’il pleuvait et déploya son parapluie au-dessus de lui. Pendant assez longtemps il resta dans cette position, remuant les lèvres de loin en loin, tandis que sa main serrait avec force le manche du parapluie. Diverses images, effet de la fièvre, flottaient dans son esprit, bientôt remplacées par d’autres. « Lise, Lise, songeait-il, et avec elle ce Maurice… Étranges gens… Eh bien, mais cet incendie, n’était-il pas étrange aussi ? Et de quoi parlaient-ils ? Quelles sont ces victimes ?… Je suppose que Stasie ignore encore mon départ et m’attend avec le café… En jouant aux cartes ? Est-ce que j’ai perdu des gens aux cartes ? Hum… chez nous en Russie, à l’époque du servage… Ah ! mon Dieu, et Fedka ? »

Il frémit de tout son corps et regarda autour de lui : « Si ce Fedka était caché là quelque part, derrière un buisson ? On dit qu’il est à la tête d’une bande de brigands qui infestent la grande route. Oh ! mon Dieu, alors je… alors je lui avouerai toute la vérité, je lui dirai que je suis coupable… que pendant dix ans son souvenir a déchiré mon cœur et m’a rendu plus malheureux qu’il ne l’a été au service et… et je lui donnerai mon porte-monnaie. Hum, j’ai en tout quarante roubles ; il prendra les roubles et il me tuera tout de même ! »

Dans sa frayeur il ferma, je ne sais pourquoi, son parapluie et le posa à côté de lui. Au loin sur la route se montrait un chariot venant de la ville ; Stépan Trophimovitch se mit à l’examiner avec inquiétude :

« Grâce à Dieu, c’est un chariot, et — il va au pas ; cela ne peut être dangereux. Ces rosses efflanquées d’ici… J’ai toujours parlé de la race… Non, c’était Pierre Ilitch qui en parlait au club, et je lui ai alors fait faire la remise, et puis, mais il y a quelque chose derrière et… on dirait qu’une femme se trouve dans le chariot. Une paysanne et un moujik, — cela commence à être rassurant. La femme est sur le derrière et l’homme sur le devant, — c’est très rassurant. Une vache est attachée par les cornes derrière le chariot, c’est rassurant au plus haut degré. »

À côté de lui passa le chariot, une télègue de paysan assez solidement construite et d’un aspect convenable. Un sac bourré à crever servait de siège à la femme, et l’homme était assis, les jambes pendantes, sur le rebord du véhicule, faisant face à Stépan Trophimovitch. À leur suite se traînait, en effet, une vache rousse attachée par les cornes. Le moujik et la paysanne regardèrent avec de grands yeux le voyageur qui leur rendit la pareille, mais, quand ils furent à vingt pas de lui, il se leva brusquement et se mit en marche pour les rejoindre. Il lui semblait qu’il serait plus en sûreté près d’un chariot. Toutefois, dès qu’il eût rattrapé la télègue, il oublia encore tout et retomba dans ses rêveries. Il marchait à grands pas, sans soupçonner assurément que, pour les deux villageois, il était l’objet le plus bizarre et le plus énigmatique que l’on pût rencontrer sur une grande route. À la fin, la femme ne fut plus maîtresse de sa curiosité.

— Qui êtes-vous, s’il n’est pas impoli de vous demander cela ? commença-t-elle soudain, au moment où Stépan Trophimovitch la regardait d’un air distrait. C’était une robuste paysanne de vingt-sept ans, aux sourcils noirs et au teint vermeil ; ses lèvres rouges entr’ouvertes par un sourire gracieux laissaient voir des dents blanches et bien rangées.

— Vous… c’est à moi que vous vous adressez ? murmura le voyageur désagréablement étonné.

— Vous devez être un marchand, dit avec assurance le moujik ; ce dernier âgé de quarante ans, était un homme de haute taille, porteur d’une barbe épaisse et rougeâtre ; sa large figure ne dénotait pas la bêtise.

— Non, ce n’est pas que je sois un marchand, je… je… moi, c’est autre chose, fit entre ses dents Stépan Trophimovitch qui, à tout hasard, laissa passer le chariot devant lui et se mit à marcher derrière côte à côte avec la vache.

Les mots étrangers que le paysan venaient d’entendre furent pour lui un trait de lumière.

— Vous êtes sans doute un seigneur, reprit-il, et il activa la marche de sa rosse.

— Vous êtes en promenade ? questionna de nouveau la femme.

— C’est… c’est moi que vous interrogez ?

— Le chemin de fer amène chez nous des voyageurs étrangers ; à en juger d’après vos bottes, vous ne devez pas être de ce pays-ci…

— Ce sont des bottes de militaire, déclara sans hésiter le moujik.

— Non, ce n’est pas que je sois militaire, je…

« Quelle curieuse commère ! maugréait à part soi Stépan Trophimovitch, et comme ils me regardent… mais enfin… En un mot, c’est étrange, on dirait que j’ai des comptes à leur rendre, et pourtant il n’en est rien. »

La femme s’entretenait tout bas avec le paysan.

— Si cela peut vous être agréable, nous vous conduirons.

La mauvaise humeur de Stépan Trophimovitch disparut aussitôt.

— Oui, oui, mes amis, j’accepte avec grand plaisir, car je suis bien fatigué, seulement comment vais-je m’introduire là ?

« Que c’est singulier ! se disait-il, je marche depuis si longtemps côte à côte avec cette vache, et l’idée ne m’était pas venue de leur demander une place dans leur chariot… Cette « vie réelle » a quelque chose de très caractéristique… »

Pourtant le moujik n’arrêtait pas son cheval.

— Mais où ? questionna-t-il avec une certaine défiance.

Stépan Trophimovitch ne comprit pas tout de suite.

— Vous allez sans doute jusqu’à Khatovo ?

— À Khatovo ? Non, ce n’est pas que j’aille à Khatovo… Je ne connais même pas du tout cet endroit ; j’en ai entendu parler cependant.

— Khatovo est un village, à neuf verstes d’ici.

— Un village ? C’est charmant, je crois bien en avoir entendu parler…

Stépan Trophimovitch marchait toujours, et les paysans ne se pressaient pas de le prendre dans leur chariot. Une heureuse inspiration lui vint tout à coup.

— Vous pensez peut-être que je… J’ai mon passeport et je suis professeur, c’est-à-dire, si vous voulez, précepteur… mais principal. Je suis précepteur principal. Oui, c’est comme ça qu’on peut traduire. Je voudrais bien m’asseoir à côté de vous et je vous payerais… je vous payerais pour cela une demi-bouteille d’eau-de-vie.

— Donnez-nous cinquante kopeks, monsieur, le chemin est difficile.

— Nous ne pouvons pas vous demander moins sans nous faire tort, ajouta la femme.

— Cinquante kopeks ! Allons, va pour cinquante kopeks. C’est encore mieux, j’ai en tout quarante roubles, mais…

Le moujik s’arrêta ; aidé par les deux paysans, Stépan Trophimovitch parvint à grimper dans le chariot et s’assit sur le sac, à côté de la femme. Sa pensée continuait à vagabonder. Parfois lui-même s’apercevait avec étonnement qu’il était fort distrait et que ses idées manquaient totalement d’à-propos. Cette conscience de sa maladive faiblesse d’esprit lui était, par moments, très pénible et même le fâchait.

— Comment donc cette vache est-elle ainsi attachée par derrière ? demanda-t-il à la paysanne.

— On dirait que vous n’avez jamais vu cela, monsieur, fit-elle en riant.

— Nous avions acheté nos bêtes à cornes à la ville, observa l’homme, — et, va te promener, au printemps le typhus s’est déclaré parmi elles, et presque toutes ont succombé, il n’en est pas resté la moitié.

En achevant ces mots, il fouetta de nouveau son cheval qui avait mis le pied dans une ornière.

— Oui, cela arrive chez nous en Russie… et, en général, nous autres Russes… eh bien, oui, il arrive…

Stépan Trophimovitch ne finit pas sa phrase.

— Si vous êtes précepteur, qu’est-ce qui vous appelle à Khatovo ? Vous allez peut-être plus loin ?

— Je… c’est-à-dire, ce n’est pas que j’aille plus loin… Je vais chez un marchand.

— Alors c’est à Spassoff que vous allez ?

— Oui, oui, justement, à Spassoff. Du reste, cela m’est égal.

— Si vous allez à pied à Spassoff avec vos bottes, vous mettrez huit jours pour y arriver, remarqua en riant la femme.

— Oui, oui, et cela m’est égal, mes amis, cela m’est égal, reprit impatiemment Stépan Trophimovitch.

« Ces gens-là sont terriblement curieux ; la femme, du reste, parle mieux que le mari : je remarque que depuis le 19 février leur style s’est un peu modifié et… qu’importe que j’aille à Spassoff ou ailleurs ? Du reste, je les payerai, pourquoi donc me persécutent- ils ainsi ? »

— Si vous allez à Spassoff, il faut prendre le bateau à vapeur, dit le moujik.

— Certainement, ajouta avec animation la paysanne : — en prenant une voiture et en suivant la rive, vous allongeriez votre route de trente verstes.

— De quarante.

— Demain, à deux heures, vous trouverez le bateau à Oustiévo, reprit la femme.

Mais Stépan Trophimovitch s’obstina à ne pas répondre, et ses compagnons finirent par le laisser tranquille. Le moujik était occupé avec son cheval de nouveau engagé dans une ornière ; de loin en loin les deux époux échangeaient de courtes observations. Le voyageur commençait à sommeiller. Il fut fort étonné quand la paysanne le poussa en riant et qu’il se vit dans un assez gros village ; le chariot était arrêté devant une izba à trois fenêtres.

— Vous dormiez, monsieur ?

— Qu’est-ce que c’est ? Où suis-je ? Ah ! Allons ! Allons… cela m’est égal, soupira Stépan Trophimovitch, et il mit pied à terre.

Il regarda tristement autour de lui, se sentant tout désorienté dans ce milieu nouveau.

— Mais je vous dois cinquante kopeks, je n’y pensais plus ! dit-il au paysan vers lequel il s’avança avec un empressement extraordinaire ; évidemment, il n’osait plus se séparer de ses compagnons de route.

— Vous règlerez dans la chambre, entrez, répondit le moujik.

— Oui, c’est cela, approuva la femme.

Stépan Trophimovitch monta un petit perron aux marches branlantes.

« Mais comment cela est-il possible ? » murmurait-il non moins inquiet que surpris, pourtant il entra dans la maison. « Elle l’a voulu », se dit-il avec un déchirement de cœur, et soudain il oublia encore tout, même le lieu où il se trouvait.

C’était une cabane de paysan, claire, assez propre, et comprenant deux chambres. Elle ne méritait pas, à proprement parler, le nom d’auberge, mais les voyageurs connus des gens de la maison avaient depuis longtemps l’habitude d’y descendre. Sans penser à saluer personne, Stépan Trophimovitch alla délibérément s’asseoir dans le coin de devant, puis il s’abandonna à ses réflexions. Toutefois il ne laissa pas d’éprouver l’influence bienfaisante de la chaleur succédant à l’humidité dont il avait souffert pendant ses trois heures de voyage. Comme il arrive toujours aux hommes nerveux quand ils ont la fièvre, en passant brusquement du froid au chaud Stépan Trophimovitch sentit un léger frisson lui courir le long de l’épine dorsale, mais cette sensation même était accompagnée d’un étrange plaisir. Il leva la tête, et une délicieuse odeur chatouilla son nerf olfactif : la maîtresse du logis était en train de faire des blines. Il s’approcha d’elle avec un sourire d’enfant et se mit tout à coup à balbutier :

— Qu’est-ce que c’est ? Ce sont des blines ? Mais… c’est charmant.

— En désirez-vous, monsieur ? demanda poliment la femme.

— Oui, justement, j’en désire, et… je vous prierais aussi de me donner du thé, répondit avec empressement Stépan Trophimovitch.

— Vous voulez un samovar ? Très volontiers.

On servit les blines sur une grande assiette ornée de dessins bleus. Ces savoureuses galettes de village qu’on fait avec de la farine de froment et qu’on arrose de beurre frais furent trouvées exquises par Stépan Trophimovitch.

— Que c’est bon ! Que c’est onctueux ! Si seulement on pouvait avoir un doigt d’eau-de-vie ?

— Ne désirez-vous pas un peu de vodka, monsieur ?

— Justement, justement, une larme, un tout petit rien.

— Pour cinq kopeks alors ?

— Pour cinq, pour cinq, pour cinq, pour cinq, un tout petit rien, acquiesça avec un sourire de béatitude Stépan Trophimovitch.

— Demandez à un homme du peuple de faire quelque chose pour vous : s’il le peut et le veut, il vous servira de très bonne grâce. Mais priez-le d’aller vous chercher de l’eau-de-vie, et à l’instant sa placide serviabilité accoutumée fera place à une sorte d’empressement joyeux : un parent ne montrerait pas plus de zèle pour vous être agréable. En allant chercher la vodka, il sait fort bien que c’est vous qui la boirez et non lui, — n’importe, il semble prendre sa part de votre futur plaisir. Au bout de trois ou quatre minutes (il y avait un cabaret à deux pas de la maison) le flacon demandé se trouva sur la table, ainsi qu’un grand verre à patte.

— Et c’est tout pour moi ! s’exclama d’étonnement Stépan Trophimovitch — j’ai toujours eu de l’eau-de-vie chez moi, mais j’ignorais encore qu’on pouvait en avoir tant que cela pour cinq kopeks.

Il remplit le verre, se leva et se dirigea avec une certaine solennité vers l’autre coin de la chambre, où était assise sa compagne de voyage, la femme aux noirs sourcils, dont les questions l’avaient excédé pendant la route. Confuse, la paysanne commença par refuser, mais, après ce tribut payé aux convenances, elle se leva, but l’eau-de-vie à petits coups, comme boivent les femmes, et, tandis que son visage prenait une expression de souffrance extraordinaire, elle rendit le verre en faisant une révérence à Stépan Trophimovitch. Celui-ci, à son tour, la salua gravement et retourna non sans fierté à sa place.

Il avait agi ainsi par une sorte d’inspiration subite : une seconde auparavant il ne savait pas encore lui-même qu’il allait régaler la paysanne.

« Je sais à merveille comment il faut en user avec le peuple », pensait-il tout en se versant le reste de l’eau-de-vie ; il n’y en avait plus un verre, néanmoins la liqueur le réchauffa et l’entêta même un peu.

« Je suis malade tout à fait, mais ce n’est pas trop mauvais d’être malade. »

— Voulez-vous acheter ?… fit près de lui une douce voix de femme.

Levant les yeux, il aperçut avec surprise devant lui une dame — une dame, et elle en avait l’air — déjà dans la trentaine et dont l’extérieur était fort modeste. Vêtue comme à la ville, elle portait une robe de couleur foncée, et un grand mouchoir gris couvrait ses épaules. Sa physionomie avait quelque chose de très affable qui plut immédiatement à Stépan Trophimovitch. Elle venait de rentrer dans l’izba où ses affaires étaient restées sur un banc, près de la place occupée par le voyageur. Ce dernier se rappela que tout à l’heure, en pénétrant dans la chambre, il avait remarqué là, entre autres objets, un portefeuille et un sac en toile cirée. La jeune femme tira de ce sac deux petits livres élégamment reliés, avec des croix en relief sur les couvertures, et les offrit à Stépan Trophimovitch.

— Eh… mais je crois que c’est l’Évangile ; avec le plus grand plaisir… Ah ! maintenant je comprends… Vous êtes ce qu’on appelle une colporteuse de livres ; j’ai lu à différentes reprises… C’est cinquante kopeks ?

— Trente-cinq, répondit la colporteuse.

— Avec le plus grand plaisir. Je n’ai rien contre l’Évangile, et… Depuis longtemps je me proposais de le relire…

Il songea soudain que depuis trente ans au moins il n’avait pas lu l’Évangile et qu’une seule fois, sept ans auparavant, il avait eu un vague souvenir de ce livre, en lisant la Vie de Jésus de Renan. Comme il était sans monnaie, il prit dans sa poche ses quatre billets de dix roubles — tout son avoir. Naturellement, la maîtresse de la maison se chargea de les lui changer ; alors seulement il s’aperçut, en jetant un coup d’œil dans l’izba, qu’il s’y trouvait un assez grand nombre de gens, lesquels depuis quelque temps déjà l’observaient et paraissaient s’entretenir de lui. Ils causaient aussi de l’incendie du Zariétchié ; le propriétaire du chariot et de la vache, arrivant de la ville, parlait plus qu’aucun autre. On disait que le sinistre était dû à la malveillance, que les incendiaires étaient des ouvriers de l’usine Chpigouline.

« C’est singulier », pensa Stépan Trophimovitch, « il ne m’a pas soufflé un mot de l’incendie pendant la route, et il a parlé de tout. »

— Batuchka, Stépan Trophimovitch, est-ce vous que je vois, monsieur ? Voilà une surprise !… Est-ce que vous ne me reconnaissez pas ? s’écria un homme âgé qui rappelait le type du domestique serf d’autrefois ; il avait le visage rasé et portait un manteau à long collet. Stépan Trophimovitch eut peur en entendant prononcer son nom.

— Excusez-moi, balbutia-t-il, — je ne vous remets pas du tout…

— Vous ne vous souvenez pas de moi ? Mais je suis Anisim Ivanoff. J’étais au service de feu M. Gaganoff, et que de fois, monsieur, je vous ai vu avec Barbara Pétrovna chez la défunte Avdotia Serguievna ! Elle m’envoyait vous porter des livres, et deux fois je vous ai remis de sa part des bonbons de Pétersbourg…

— Ah ! oui, je te reconnais, Anisim, fit en souriant Stépan Trophimovitch. — Tu demeures donc ici ?

— Dans le voisinage de Spassoff, près du monastère de V…, chez Marfa Serguievna, la sœur d’Avdotia Serguievna, vous ne l’avez peut-être pas oubliée ; elle s’est cassé la jambe en sautant à bas de sa voiture un jour qu’elle se rendait au bal. Maintenant elle habite près du monastère, et je reste chez elle. Voyez-vous, si je me trouve ici en ce moment, c’est que je suis venu voir des proches…

— Eh bien, oui, eh bien, oui.

— Je suis bien aise de vous rencontrer, vous étiez gentil pour moi, poursuivit avec un joyeux sourire Anisim. — Mais où donc allez-vous ainsi tout seul, monsieur ?… Il me semble que vous ne sortiez jamais seul ?

Stépan Trophimovitch regarda son interlocuteur d’un air craintif.

— Ne comptez-vous pas venir nous voir à Spassoff ?

— Oui, je vais à Spassoff. Il me semble que tout le monde va à Spassoff…

— Et n’irez-vous pas chez Fédor Matviévitch ? Il sera charmé de votre visite. En quelle estime il vous tenait autrefois ! Maintenant encore il parle souvent de vous…

— Oui, oui, j’irai aussi chez Fédor Matviévitch.

— Il faut y aller absolument. Il y a ici des moujiks qui s’étonnent : à les en croire, monsieur, on vous aurait rencontré sur la grande route voyageant à pied. Ce sont de sottes gens.

— Je… c’est que je… Tu sais, Anisim, j’avais parié, comme font les Anglais, que j’irais à pied, et je…

La sueur perlait sur son front et sur ses tempes.

— Sans doute, sans doute,… allait continuer l’impitoyable Anisim ; Stépan Trophimovitch ne put supporter plus longtemps ce supplice. Sa confusion était telle qu’il voulut se lever et quitter l’izba. Mais on apporta le samovar, et au même instant la colporteuse, qui était sortie, rentra dans la chambre. Voyant en elle une suprême ressource, Stépan Trophimovitch s’empressa de lui offrir du thé. Anisim se retira.

Le fait est que les paysans étaient fort intrigués. « Qu’est-ce que c’est que cet homme-là ? » se demandaient-ils, « on l’a trouvé faisant route à pied, il se dit précepteur, il est vêtu comme un étranger, et son intelligence ne paraît pas plus développée que celle d’un petit enfant ; il répond d’une façon si louche qu’on le prendrait pour un fugitif, et il a de l’argent ! » On pensait déjà à prévenir la police — « attendu qu’avec tout cela la ville était loin d’être tranquille ». Mais Anisim ne tarda pas à calmer les esprits. En arrivant dans le vestibule, il raconta à qui voulut l’entendre que Stépan T rophimovitch n’était pas, à vrai dire, un précepteur, mais « un grand savant, adonné aux hautes sciences et en même temps propriétaire dans le pays ; depuis vingt-deux ans il demeurait chez la grosse générale Stavroguine dont il était l’homme de confiance, et tout le monde en ville avait pour lui une considération extraordinaire ; au club de la noblesse, il lui arrivait de perdre en une soirée des centaines de roubles ; son rang dans le tchin était celui de secrétaire, titre correspondant au grade de lieutenant-colonel dans l’armée. Ce n’était pas étonnant qu’il eût de l’argent, car la grosse générale Stavroguine ne comptait pas avec lui », etc., etc.

« Mais c’est une dame, et très comme il faut », se disait Stépan Trophimovitch à peine remis du trouble que lui avait causé la rencontre d’Anisim, et il considérait d’un œil charmé sa voisine la colporteuse, qui pourtant avait sucré son thé à la façon des gens du peuple. « Ce petit morceau de sucre, ce n’est rien… Il y a en elle quelque chose de noble, d’indépendant et, en même temps, de doux. Le comme il faut tout pur, seulement avec une nuance sui generis. »

Elle lui apprit qu’elle s’appelait Sophie Matvievna Oulitine et qu’elle avait son domicile à K…, où habitait sa sœur, une veuve appartenant à la classe bourgeoise ; elle-même était veuve aussi : son mari, ancien sergent-major promu sous-lieutenant, avait été tué à Sébastopol.

— Mais vous êtes encore si jeune, vous n’avez pas trente ans.

— J’en ai trente-quatre, répondit en souriant Sophie Matvievna.

— Comment, vous comprenez le français ?

— Un peu ; après la mort de mon mari, j’ai passé quatre ans dans une maison noble, et là j’ai appris quelques mots de français en causant avec les enfants.

Elle raconta que, restée veuve à l’âge de dix-huit ans, elle avait été quelque temps ambulancière à Sébastopol, qu’ensuite elle avait vécu dans différents endroits, et que maintenant elle allait çà et là vendre l’Évangile.

Mais, mon Dieu, ce n’est pas à vous qu’est arrivée dans notre ville une histoire étrange, fort étrange même ?

Elle rougit ; c’était elle, en effet, qui avait été la triste héroïne de l’aventure à laquelle Stépan Trophimovitch faisait allusion.

Ces vauriens, ces malheureux !… commença-t-il d’une voix tremblante d’indignation ; cet odieux souvenir avait rouvert une plaie dans son âme. Pendant une minute il resta songeur.

« Tiens, mais elle est encore partie », fit-il à part soi en s’apercevant que Sophie Matvievna n’était plus à côté de lui. « Elle sort souvent, et quelque chose la préoccupe : je remarque qu’elle est même inquiète… Bah ! je deviens égoïste ! »

Il leva les yeux et aperçut de nouveau Anisim, mais cette fois la situation offrait l’aspect le plus critique. Toute l’izba était remplie de paysans qu’Anisim évidemment traînait à sa suite. Il y avait là le maître du logis, le propriétaire du chariot, deux autres moujiks (des cochers), et enfin un petit homme à moitié ivre qui parlait plus que personne ; ce dernier, vêtu comme un paysan, mais rasé, semblait être un bourgeois ruiné par l’ivrognerie. Et tous s’entretenaient de Stépan Trophimovitch. Le propriétaire du chariot persistait dans son dire, à savoir qu’en suivant le rivage on allongeait la route de quarante verstes et qu’il fallait absolument prendre le bateau à vapeur. Le bourgeois à moitié ivre et le maître de la maison répliquaient avec vivacité :

— Sans doute, mon ami, Sa Haute Noblesse aurait plus court à traverser le lac à bord du bateau, mais maintenant le service de la navigation est suspendu.

— Non, le bateau fera encore son service pendant huit jours ! criait Anisim plus échauffé qu’aucun autre.

— C’est possible, mais à cette saison-ci il n’arrive pas exactement, quelquefois on est obligé de l’attendre pendant trois jours à Oustiévo.

— Il viendra demain, il arrivera demain à deux heures précises. Vous serez rendu à Spassoff avant le soir, monsieur ! vociféra Anisim hors de lui.

Mais qu’est-ce qu’il a cet homme ? gémit Stépan Trophimovitch qui tremblait de frayeur en attendant que son sort de décidât.

Ensuite les cochers prirent aussi la parole : pour conduire le voyageur jusqu’à Oustiévo, ils demandaient trois roubles. Les autres criaient que ce prix n’avait rien d’exagéré, et que pendant tout l’été tel était le tarif en vigueur pour ce parcours.

— Mais… il fait bon ici aussi… Et je ne veux pas… articula faiblement Stépan Trophimovitch.

— Vous avez raison, monsieur, il fait bon maintenant chez nous à Spassoff, et Fédor Matviévitch sera si content de vous voir !

Mon Dieu, mes amis, tout cela est si inattendu pour moi !

À la fin, Sophie Matvievna reparut, mais, quand elle revint s’asseoir sur le banc, son visage exprimait la désolation la plus profonde.

— Je ne puis pas aller à Spassoff ! dit-elle à la maîtresse du logis.

Stépan Trophimovitch tressaillit.

— Comment, est-ce que vous deviez aussi aller à Spassoff ? demanda-t-il.

La colporteuse raconta que la veille une propriétaire, Nadejda Egorovna Svietlitzine, lui avait donné rendez-vous à Khatovo, promettant de la conduire de là à Spassoff. Et voilà que cette dame n’était pas venue !

— Que ferai-je maintenant ? répéta Sophie Matvievna.

Mais, ma chère et nouvelle amie, voyez-vous, je viens de louer une voiture pour me rendre à ce village — comment l’appelle-t-on donc ? je puis vous y conduire tout aussi bien que la propriétaire, et demain, — eh bien, demain nous partirons ensemble pour Spassoff.

— Mais est-ce que vous allez aussi à Spassoff ?

Mais que faire ? Et je suis enchanté ! Je vous co nduirai avec la plus grande joie ; voyez-vous, ils veulent… j’ai déjà loué… J’ai fait prix avec l’un de vous, ajouta Stépan Trophimovitch qui maintenant brûlait d’aller à Spassoff.

Un quart d’heure après, tous deux prenaient place dans une britchka couverte, lui très animé et très content, elle à côté de lui avec son sac et un reconnaissant sourire. Anisim les aida à monter en voiture.

— Bon voyage, monsieur, cria l’empressé personnage ; — combien j’ai été heureux de vous rencontrer !

— Adieu, adieu, mon ami, adieu.

— Vous irez voir Fédor Matviévitch, monsieur…

— Oui, mon ami, oui… Fédor Matviévitch… seulement, adieu.

II modifier

— Voyez-vous, mon amie, vous me permettez de m’appeler votre ami, n’est-ce pas ? commença précipitamment le voyageur, dès que la voiture se fut mise en marche. — Voyez-vous, je… J’aime le peuple, c’est indispensable, mais il me semble que je ne l’avais jamais vu de près. Stasie… cela va sans dire qu’elle est aussi du peuple… mais le vrai peuple, j’entends celui qu’on rencontre sur la grande route, celui-là n’a, à ce qu’il paraît, d’autre souci que de savoir où je vais… Mais, trêve de récriminations. Je divague un peu, dirait-on ; cela tient sans doute à ce que je parle vite.

Sophie Matvievna fixa sur son interlocuteur un regard pénétrant, quoique respectueux.

— Vous êtes souffrant, je crois, observa-t-elle.

— Non, non, je n’ai qu’à m’emmitoufler ; le vent est frais, il est même très frais, mais laissons cela. Chère et incomparable amie, il me semble que je suis presque heureux, et la faute en est à vous. Le bonheur ne me vaut rien, parce que je me sens immédiatement porté à pardonner à tous mes ennemis…

— Eh bien ! c’est ce qu’il faut.

— Pas toujours, chère innocente. L’Évangile… Voyez-vous, désormais nous le prêcherons ensemble, et je vendrai avec plaisir vos beaux livres. Oui, je sens que c’est une idée, quelque chose de très nouveau dans ce genre. Le peuple est religieux, c’est admis, mais il ne connaît pas encore l’Évangile. Je le lui ferai connaître… Dans une exposition orale on peut corriger les erreurs de ce livre remarquable que je suis disposé, bien entendu, à traiter avec un respect extraordinaire. Je serai utile même sur la grande route. J’ai toujours été utile, je le leur ai toujours dit, à eux et à cette chère ingrate... Oh ! pardonnons, pardonnons, avant tout pardonnons à tous et toujours… Nous pourrons espérer que l’on nous pardonnera aussi. Oui, car nous sommes tous coupables les uns envers les autres. Nous sommes tous coupables !…

— Tenez, ce que vous venez de dire est fort bien, me semble-t-il.

— Oui, oui… Je sens que je parle très bien. Je leur parlerai très bien, mais, mais que voulais-je donc dire d’important ? Je perds toujours le fil et je ne me rappelle plus… Me permettez- vous de ne pas vous quitter ? Je sens que votre regard et… j’admire même vos façons : vous êtes naïve, votre langage est ingénu, et vous versez votre thé dans la soucoupe… avec ce vilain petit morceau de sucre ; mais il y a en vous quelque chose de charmant, et je vois à vos traits… Oh ! ne rougissez et n’ayez pas peur de moi parce que je suis un homme. Chère et incomparable, pour moi une femme, c’est tout. Il faut absolument que je vive à côté d’une femme, mais seulement à côté… Je sors complètement du sujet… Je ne sais plus du tout ce que je voulais dire. Oh ! heureux celui à qui Dieu envoie toujours une femme et… je crois que je suis comme en extase. Dans la grande route même il y a une haute pensée ! Voilà, voilà ce que je voulais dire, voilà l’idée que je cherchais et que je ne retrouvais plus . Et pourquoi nous ont-ils emmenés plus loin ? Là aussi l’on était bien, ici cela devient trop froid. À propos, j’ai en tout quarante roubles, et voilà cet argent, prenez, prenez, je ne saurais pas le garder, je le perdrais, ou l’on me le volerait, et… Il me semble que j’ai envie de dormir, il y a quelque chose qui tourne dans ma tête. Oui, ça tourne, ça tourne, ça tourne. Oh ! que vous êtes bonne ! Avec quoi me couvrez-vous ainsi ?

— Vous avez une forte fièvre, et j’ai mis sur vous ma couverture, mais, pour ce qui est de l’argent, je ne…

— Oh ! de grâce, n’en parlons plus, parce que cela me fait mal ; oh ! que vous êtes bonne !

À ce flux de paroles succéda tout à coup un sommeil fiévreux, accompagné de frissons. Les voyageurs firent ces dix-sept verstes sur un chemin raboteux où la voiture cahotait fort. Stépan Trophimovitch s’éveillait souvent, il se soulevait brusquement de dessus le petit coussin que Sophie Matvievna lui avait placé sous la tête, saisissait la main de sa compagne et lui demandait : « Vous êtes ici ? » comme s’il craignait qu’elle ne l’eût quitté. Il lui assurait aussi qu’il voyait en songe une mâchoire ouverte, et que cela l’impressionnait très désagréablement. Son état inquiétait fort la colporteuse.

Les voituriers arrêtèrent devant une grande izba à quatre fenêtres, flanquée de bâtiments logeables. S’étant réveillé, Stépan Trophimovitch se hâta d’entrer et alla droit à la seconde pièce, la plus grande et la plus belle de la maison. Son visage ensommeillé avait pris une expression très soucieuse. La maîtresse du logis était une grande et robuste paysanne de quarante ans, qui avait des cheveux très noirs et un soupçon de moustache. Le voyageur lui déclara incontinent qu’il voulait avoir pour lui toute la chambre. « Fermez la porte », ajouta-t-il, « et ne laissez plus entrer personne ici, parce que nous avons à parler. Oui, j’ai beaucoup à vous dire, chère amie. Je vous payerai, je payerai ! » acheva-t-il en s’adressant à la logeuse avec un geste de la main.

Quoiqu’il parlât précipitamment, il paraissait avoir quelque peine à remuer la langue. La femme l’écouta d’un air peu aimable ; elle ne fit aucune objection, mais son acquiescement muet était gros de menaces. Stépan Trophimovitch ne le remarqua pas et, du ton le plus pressant, demanda qu’on lui servît tout de suite à dîner.

Cette fois la maîtresse de la maison rompit le silence.

— Vous n’êtes pas ici à l’auberge, monsieur, nous ne donnons pas à dîner aux voyageurs. On peut vous cuire des écrevisses ou vous faire du thé, mais c’est tout ce que nous avons. Il n’y aura pas de poisson frais avant demain.

Mais Stépan Trophimovitch ne voulut rien entendre. « Je payerai, seulement dépêchez-vous, dépêchez-vous ! » répétait-il en gesticulant avec colère. Il demanda une soupe au poisson et une poule rôtie. La femme assura que dans tout le village il était impossible de se procurer une poule ; elle consentit néanmoins à aller voir si elle n’en trouverait pas une, mais sa mine montrait qu’elle croyait par là faire preuve d’une complaisance extraordinaire.

Dès qu’elle fut sortie, Stépan Trophimovitch s’assit sur le divan et invita Sophie Matvievna à prendre place auprès de lui. Il y avait dans la chambre un divan et des fauteuils, mais ces meubles étaient en fort mauvais état. La pièce, assez spacieuse, était coupée en deux par une cloison derrière laquelle se trouvait un lit. Une vieille tapisserie jaune, très délabrée, couvrait les murs. Avec son mobilier acheté d’occasion, ses affreuses lithographies mythologiques et ses icônes rangés dans le coin de devant, cette chambre offrait un disgracieux mélange de la ville et de la campagne. Mais Stépan Trophimovitch ne donna pas un coup d’œil à tout cela et n’alla même pas à la fenêtre pour contempler l’immense lac qui commençait à dix sagènes de l’izba.

— Enfin nous voici seuls, et nous ne laisserons entrer personne ! Je veux vous raconter tout, tout depuis le commencement…

Sophie Matvievna, qui paraissait fort inquiète, se hâta de l’interrompre :

— Savez-vous, Stépan Trophimovitch…

Com ment, vous savez déjà mon nom ? fit-il avec un joyeux sourire.

— Tantôt j’ai entendu Anisim Ivanovitch vous nommer, pendant que vous causiez avec lui.

Et, après avoir regardé vers la porte pour s’assurer qu’elle était fermée et que personne ne pouvait entendre, la colporteuse, baissant soudain la voix, apprit à son interlocuteur quel danger l’on courait dans ce village. « Quoique, dit-elle, tous les paysans d’ici soient pêcheurs et vivent principalement de ce métier, cela ne les empêche pas chaque été de rançonner abominablement les voyageurs. Cette localité n’est pas un lieu de passage, on n’y vient que parce que le bateau à vapeur s’y arrête, mais celui-ci fait très irrégulièrement son service : pour peu que le temps soit mauvais, on est obligé d’attendre plusieurs jours l’arrivée du bateau ; pendant ce temps-là le village se remplit de monde, toutes les maisons sont pleines, et les habitants profitent de la circonstance pour vendre chaque objet le triple de sa valeur. »

Tandis que Sophie Matvievna parlait avec une animation extrême, quelque chose comme un reproche se lisait dans le regard que Stépan Trophimovitch fixait sur elle ; plusieurs fois il essaya de la faire taire, mais la jeune femme n’en poursuivait pas moins le cours de ses récriminations contre l’avidité des gens d’Oustiévo : déjà précédemment elle était venue dans ce village avec une « dame très noble », elles y avaient logé pendant deux jours en attendant l’arrivée du bateau à vapeur, et ce qu’on les avait écorchées ! C’était même terrible de se rappeler cela… « Voyez-vous, Stépan Trophimovitch, vous avez demandé cette chambre pour vous seul… moi, ce que je vous en dis, c’est uniquement pour vous prévenir… Là, dans l’autre pièce, il y a déjà des voyageurs : un vieillard, un jeune homme, une dame avec des enfants ; mais demain l’izba sera pleine jusqu’à deux heures, parce que le bateau à vapeur n’étant pas venu depuis deux jours arrivera certainement demain. Eh bien, pour la chambre particulière que vous avez louée et pour le dîner que vous avez commandé, ils vous demanderont un prix qui serait inouï même dans une capitale… »

Mais ce langage le faisait souffrir, il était vraiment affligé :

Assez, mon enfant, je vous en supplie ; nous avons notre argent et après — et après le bon Dieu. Je m’étonne même que vous, avec votre élévation d’idées… Assez, assez, vous me tourmentez, dit-il, pris d’une sorte d’impatience hystérique : — l’avenir est grand ouvert devant nous, et vous… vous m’inquiétez pour l’avenir…

Il se mit aussitôt à raconter toute son histoire, parlant si vite qu’au commencement il était même difficile de le comprendre. Ce récit dura fort longtemps. On servit la soupe au poisson, on servit la poule, on apporta enfin le samovar, et Stépan Trophimovitch parlait toujours… Cette étrange loquacité avait quelque chose de morbide, et, en effet, le pauvre homme était malade. En l’écoutant, Sophie Matvievna prévoyait avec angoisse qu’à cette brusque tension des forces intellectuelles succéderait immédiatement un affaiblissement extraordinaire de l’organisme. Il narra d’abord ses premières années, ses « courses enfantines dans la campagne » ; au bout d’une heure seulement, il arriva à ses deux mariages et à son séjour à Berlin. Du reste, je ne me permets pas de rire. Il y avait là réellement pour lui un intérêt supérieur en jeu, et, comme on dit aujourd’hui, presque une lutte pour l’existence. Il voyait devant lui celle dont il rêvait déjà de faire la compagne de sa route future, et il était pressé de l’initier, si l’on peut s’exprimer ainsi. Le génie de Stépan Trophimovitch ne devait plus être un secret pour Sophie Matvievna. Peut-être se faisait-il d’elle une opinion fort exagérée, toujours est-il qu’il l’avait choisie. Il ne pouvait se passer de femme. En considérant le visage de la colporteuse, force lui fut de s’avouer que nombre de ses paroles, des plus importantes même, restaient lettre close pour elle.

« Ce n’est rien, nous attendrons ; maintenant déjà elle peut comprendre par la divination du sentiment. »

— Mon amie ! fit-il avec élan, — il ne me faut que votre cœur, et, tenez, ce charmant, cet adorable regard que vous fixez sur moi en ce moment ! Oh ! ne rougissez pas ! Je vous ai déjà dit…

Ce qui parut surtout obscur à la pauvre Sophie Matvievna, ce fut une longue dissertation destinée à prouver que personne n’avait jamais compris Stépan Trophimovitch et que « chez nous, en Russie, les talents sont étouffés ». « C’était bien trop fort pour moi », disait-elle plus tard avec tristesse. Elle écoutait d’un air de compassion profonde, en écarquillant un peu les yeux. Lorsqu’il se répandit en mots piquants à l’adresse de nos « hommes d’avant- garde », elle essaya à deux reprises de sourire, mais son visage exprimait un tel chagrin que cela finit par déconcerter Stépan Trophimovitch. Changeant de thème, il tomba violemment sur les nihilistes et les « hommes nouveaux ». Alors son emportement effraya la colporteuse, et elle ne respira un peu que quand le narrateur aborda le chapitre de ses amours. La femme, fût-elle nonne, est toujours femme. Sophie Matvievna souriait, hochait la tête ; parfois elle rougissait et baissait les yeux, ce qui réjouissait Stépan Trophimovitch, si bien qu’il ajouta à son histoire force enjolivements romanesques. Dans son récit, Barbara Pétrovna devint une délicieuse brune (« fort admirée à Pétersbourg et dans plusieurs capitales de l’Europe »), dont le mari « s’était fait tuer à Sébastopol », uniquement parce que, se sentant indigne de l’amour d’une telle femme, il voulait la laisser à son rival, lequel, bien entendu, n’était autre que Stépan Trophimovitch… « Ne vous scandalisez pas, ma douce chrétienne ! » s’écria-t-il presque dupe lui-même de ses propres inventions, — « c’était quelque chose d’élevé, quelque chose de si platonique que pas une seule fois, durant toute notre vie, nous ne nous sommes avoué nos sentiments l’un à l’autre. » Comme la suite l’apprenait, la cause d’un pareil état de choses était une blonde (s’il ne s’agissait pas ici de Daria Pavlovna, — je ne sais à qui Stépan Trophimovitch faisait allusion). Cette blonde devait tout à la brune, qui, en qualité de parente éloignée, l’avait élevée chez elle. La brune, remarquant enfin l’amour de la blonde pour Stépan Trophimovitch, avait imposé silence à son cœur. La blonde, de son côté, en avait fait autant lorsque, à son tour, elle s’était aperçue qu’elle avait une rivale dans la brune. Et ces trois êtres, victimes chacun de sa magnanimité, s’étaient tus ainsi pendant vingt années, renfermant tout en eux-mêmes. « Oh ! quelle passion c’était ! quelle passion c’était ! » sanglota-t-il, très sincèrement ému. — « Je la voyais (la brune) dans le plein épanouissement de ses charmes ; cachant ma blessure au fond de moi-même, je la voyais chaque jour passer à côté de moi, comme honteuse de sa beauté. » (Une fois il lui échappa de dire : « comme honteuse de son embonpoint. ») À la fin, il avait pris la fuite, s’arrachant à ce rêve, à ce délire qui avait duré vingt ans. — Vingt ans ! Et voilà que maintenant, sur la grande route… Puis, en proie à une sorte de surexcitation cérébrale, il entreprit d’expliquer à Sophie Matvievna ce que devait signifier leur rencontre d’aujourd’hui, « cette rencontre si imprévue et si fatidique ». Extrêmement agitée, la colporteuse finit par se lever ; il voulut se jeter à ses genoux, elle fondit en larmes. Les ténèbres s’épaississaient ; tous deux avaient déjà passé plusieurs heures enfermés ensemble…

— Non, il vaut mieux que je loge dans cette pièce-là, balbutia-t- elle, — autrement, qu’est-ce que les gens penseraient ?

Elle réussit enfin à s’échapper ; il la laissa partir après lui avoir juré qu’il se coucherait tout de suite. En lui disant adieu, il se plaignit d’un violent mal de tête. Sophie Matvievna avait laissé son sac et ses affaires dans la première chambre ; elle comptait passer la nuit là avec les maîtres de la maison, mais il lui fut impossible de reposer un instant.

À peine au lit, Stépan Trophimovitch eut une de ces cholérines que tous ses amis et moi nous connaissions si bien ; ainsi que le lecteur le sait, cet accident se produisait presque régulièrement chez lui à la suite de toute tension nerveuse, de toute secousse morale. La pauvre Sophie Matvievna fut sur pied toute la nuit. Comme, pour donner ses soins au malade, elle était obligée de traverser assez souvent la pièce voisine où couchaient les voyageurs et les maîtres de l’izba, ceux-ci, troublés dans leur sommeil par ces allées et venues, manifestaient tout haut leur mécontentement ; ils en vinrent même aux injures lorsque, vers le matin, la colporteuse s’avisa de faire chauffer du thé. Pendant toute la durée de son accès, Stépan Trophimovitch resta dans un état de demi-inconscience ; parfois il lui semblait qu’on mettait le samovar sur le feu, qu’on lui faisait boire quelque chose (du sirop de framboises), qu’on lui frictionnait le ventre, la poitrine. Mais, presque à chaque instant, il sentait qu’elle était là, près de lui ; que c’était elle qui entrait et qui sortait, elle qui l’aidait à se lever et ensuite à se recoucher. À trois heures du matin le malade se trouva mieux ; il quitta son lit, et, par un mouvement tout spontané, se prosterna sur le parquet devant Sophie Matvievna. Ce n’était plus la génuflexion de tout à l’heure ; il était tombé aux pieds de la colporteuse et il baisait le bas de sa robe.

— Cessez, je ne mérite pas tout cela, bégayait-elle, et en même temps elle s’efforçait d’obtenir de lui qu’il regagnât son lit.

— Vous êtes mon salut, dit-il en joignant pieusement les mains devant elle ; — vous êtes noble comme une marquise ! Moi, je suis un vaurien ! oh ! toute ma vie j’ai été un malhonnête homme !

— Calmez-vous, suppliait Sophie Matvievna.

— Tantôt je ne vous ai dit que des mensonges, — pour la gloriole, pour le chic, pour le désoeuvrement, — tout est faux, tout jusqu’au dernier mot, oh ! vaurien, vaurien !

Comme on le voit, après la cholérine, Stépan Trophimovitch éprouvait un besoin hystérique de se condamner lui-même. J’ai déjà mentionné ce phénomène en parlant de ses lettres à Barbara Pétrovna. Il se souvint tout à coup de Lise, de sa rencontre avec elle le matin précédent : « C’était si terrible et — sûrement il y a eu là un malheur, mais je ne l’ai pas questionnée, je ne me suis pas informé ! Je ne pensais qu’à moi ! Oh ! qu’est ce qui lui est arrivé ? Vous ne le savez pas ? » demandait-il d’un ton suppliant à Sophie Matvievna.

Ensuite il jura qu’« il n’était pas un infidèle », qu’il reviendrait à elle (c’est-à-dire à Barbara Pétrovna). « Nous nous approcherons chaque jour de son perron (Sophie Matvievna était comprise dans ce « nous ») ; nous viendrons à l’heure où elle monte en voiture pour sa promenade du matin, et nous regarderons sans faire de bruit… Oh ! je veux qu’elle me frappe sur l’autre joue ; je le veux passionnément ! Je lui tendrai mon autre joue comme dans votre livre ! Maintenant, maintenant seulement j’ai compris ce que signifient ces mots : « tendre l’autre joue. » Jusqu’à ce moment je ne les avais jamais compris ! »

Cette journée et la suivante comptent parmi les plus cruelles que Sophie Matvievna ait connues dans sa vie ; à présent encore elle ne se les rappelle qu’en frissonnant. Stépan Trophimovitch était trop souffrant pour pouvoir prendre le bateau à vapeur qui, cette fois, arriva exactement à deux heures de l’après-midi. La colporteuse n’eut pas le courage de le laisser seul, et elle n’alla pas non plus à Spassoff. D’après ce qu’elle a raconté, le malade témoigna une grande joie quand il apprit que le bateau était parti :

— Allons, c’est parfait ; allons, très bien, murmura-t-il couché dans son lit ; — j’avais toujours peur que nous ne nous en allassions. On est si bien ici, on est mieux ici que n’importe où… Vous ne me quitterez pas ? Oh ! vous ne m’avez pas quitté !

Pourtant on était loin d’être si bien « ici ». Stépan Trophimovitch ne voulait rien savoir des embarras de sa compagne ; sa tête n’était pleine que de chimères. Quant à sa maladie, il la regardait comme une petite indisposition sans conséquence et il n’y songeait pas du tout. Sa seule idée, c’était d’aller vendre « ces petits livres » avec la colporteuse. Il la pria de lui lire l’Évangile :

Il y a longtemps que je l’ai lu… dans l’original. Si par hasard on me questionnait, je pourrais me tromper ; il faut se mettre en mesure de répondre.

Elle s’assit à côté de lui et ouvrit le livre.

Il l’interrompit dès la première ligne :

— Vous lisez très bien. Je vois, je vois, que je ne me suis pas trompé ! ajouta-t-il. Ces derniers mots, obscurs en eux-mêmes, furent prononcés d’un ton enthousiaste. Du reste, l’exaltation était en ce moment la caractéristique de Stépan Trophimovitch.

Sophie Matvievna lut le sermon sur la montagne.

Assez, assez, mon enfant, assez !… Pouvez-vous penser que cela ne suffit pas ?

Et il ferma les yeux avec accablement. Il était très faible, mais n’avait pas encore perdu connaissance. La colporteuse allait se lever, supposant qu’il avait envie de dormir ; il la retint :

— Mon amie, j’ai menti toute ma vie. Même quand je disais des choses vraies. Je n’ai jamais parlé pour la vérité, mais pour moi ; je le savais déjà autrefois, maintenant seulement je le vois… Oh ! où sont les amis que, toute ma vie, j’ai blessés par mon amitié ? Et tous, tous ! Savez-vous, je mens peut-être encore maintenant ; oui, à coup sûr, je mens encore. Le pire, c’est que moi-même je suis dupe de mes paroles quand je mens. Dans la vie il n’y a rien de plus difficile que de vivre sans mentir… et… et sans croire à son propre mensonge, oui, oui, justement ! Mais attendez, nous parlerons de tout cela plus tard… Nous sommes ensemble, ensemble ! acheva-t-il avec enthousiasme.

— Stépan Trophimovitch, demanda timidement Sophie Matvievna, — ne faudrait-il pas envoyer chercher un médecin au chef-lieu ?

Ces mots firent sur lui une impression terrible.

— Pourquoi ? Est-ce que je suis si malade ? Mais rien de sérieux. Et quel besoin avons-nous des étrangers ? On me reconnaîtra encore et — qu’arrivera-t-il alors ? Non, non, pas d’étrangers, nous sommes ensemble, ensemble !

— Vous savez, dit-il après un silence, — lisez-moi encore quelque chose, n’importe quoi, ce qui vous tombera sous les yeux.

Sophie Matvievna ouvrit le livre et se mit en devoir de lire.

— Au hasard, le premier passage venu, répéta-t-il.

— « Écris aussi à l’ange de l’église de Laodicée… »

— Qu’est-ce que c’est ? Quoi ? Où cela se trouve-t-il ?

— C’est dans l’Apocalypse.

Oh ! je m’en souviens, oui, l’Apocalypse. Lisez, lisez, je conjecturerai notre avenir d’après ce livre, je veux savoir ce qu’il en dit ; lisez à partir de l’ange, à partir de l’ange…

— « Écris aussi à l’ange de l’église de Laodicée : voici ce que dit celui qui est la vérité même, le témoin fidèle et véritable, le principe des œuvres de Dieu. Je sais quelles sont tes œuvres ; tu n’es ni froid ni chaud ; oh ! si tu étais froid ou chaud ! Mais parce que tu es tiède et que tu n’es ni froid ni chaud, je te vomirai de ma bouche. Car tu dis : Je suis riche, je suis comblé de biens et je n’ai besoin de rien, et tu ne sais pas que tu es malheureux et misérable, et pauvre, et aveugle, et nu. »

Stépan Trophimovitch se souleva sur son oreiller, ses yeux étincelaient.

— C’est… et c’est dans votre livre ? s’écria-t-il ; — je ne connaissais pas encore ce beau passage ! Ecoutez : plutôt froid, oui, froid que tiède, que seulement tiède. Oh ! je prouverai : seulement ne me quittez pas, ne me laissez pas seul ! Nous prouverons, nous prouverons !

— Mais je ne vous quitterai pas, Stépan Trophimovitch, je ne vous abandonnerai jamais ! répondit Sophie Matvievna.

Elle lui prit les mains, les serra dans les siennes et les posa sur son cœur en le regardant avec des yeux pleins de larmes. « Il me faisait vraiment pitié en ce moment-là ! » a-t-elle raconté plus tard.

Un tremblement convulsif agita les lèvres du malade.

— Pourtant, Stépan Trophimovitch, qu’est-ce qu e nous allons faire ? Si l’on prévenait quelqu’un de vos amis ou de vos proches ?

Mais il fut si effrayé que la colporteuse regretta de lui avoir parlé de la sorte. Il la supplia en tremblant de n’appeler personne, de ne rien entreprendre ; il exigea d’elle une promesse formelle à cet égard. « Personne, personne ! répétait-il, — nous deux, rien que nous deux ! Nous partirons ensemble. »

Pour comble de disgrâce, les logeurs commençaient aussi à s’inquiéter ; ils bougonnaient, harcelaient de leurs réclamations Sophie Matvievna. Elle les paya et s’arrangea de façon à leur prouver qu’elle avait de l’argent, ce qui lui procura un peu de répit. Toutefois le maître de l’izba demanda à voir les « papiers » de Stépan Trophimovitch. Avec un sourire hautain celui-ci indiqua du geste son petit sac où se trouvait un document qui lui avait toujours tenu lieu de passeport : c’était un certificat constatant sa sortie du service. Sophie Matvievna montra cette pièce au logeur, mais il ne s’humanisa guère : « Il faut, dit-il, transporter le malade ailleurs, car notre maison n’est pas un hôpital, et s’il venait à mourir ici, cela nous attirerait beaucoup de désagréments. » Sophie Matvievna lui parla aussi d’envoyer chercher un médecin au chef-lieu, mais c’eût été une trop grosse dépense, et force fut de renoncer à cette idée. La colporteuse angoissée revint auprès de Stépan Trophimovitch. Ce dernier s’affaiblissait à vue d’œil.

— Maintenant lisez-moi encore quelque chose… l’endroit où il est question des cochons, dit-il tout à coup.

— Quoi ? fit avec épouvante Sophie Matvievna.

— L’endroit où l’on parle des cochons… C’est aussi dans votre livre… ces cochons… je me rappelle, des diables entrèrent dans des cochons, et tous se noyèrent. Lisez-moi cela, j’y tiens absolument ; je vous dirai ensuite pourquoi. Je veux me remettre en mémoire le texte même.

Sophie Matvievna connaissait bien les évangiles ; elle n’eut pas de peine à trouver dans celui de saint Luc le passage qui sert d’épigraphe à ma chronique. Je le transcris de nouveau ici :

— « Or il y avait là un grand troupeau de pourceaux qui paissaient sur une montagne, et les démons Le priaient qu’Il leur permit d’entrer dans ces pourceaux, et il le leur permit. Les démons étant donc sortis de cet homme entrèrent dans les pourceaux, et le troupeau se précipita de la montagne dans le lac, et y fut noyé. Et ceux qui les paissaient, voyant ce qui était arrivé, s’enfuirent et le racontèrent dans la ville et à la campagne. Alors les gens sortirent pour voir ce qui s’était passé, et, étant venus vers Jésus, ils trouvèrent l’homme, duquel les démons étaient sortis, assis aux pieds de Jésus, habillé et dans son bon sens, et ils furent saisis de frayeur. Et ceux qui avaient vu la chose leur racontèrent comment le démoniaque avait été délivré. »

— Mon amie, dit Stépan Trophimovitch fort agité, — savez-vous, ce passage merveilleux et… extraordinaire a été pour moi toute ma vie une pierre d’achoppement… aussi en avais-je gardé le souvenir depuis l’enfance. Mais maintenant il m’est venu une idée ; une comparaison. J’ai à présent une quantité effrayante d’idées : voyez-vous, c’est trait pour trait l’image de notre Russie. Ces démons qui sortent du malade et qui entrent dans des cochons — ce sont tous les poisons, tous les miasmes, toutes les impuretés, tous les diables accumulés depuis des siècles dans notre grande et chère malade, dans notre Russie ! Oui, cette Russie, que j’aimais toujours. Mais sur elle, comme sur ce démoniaque insensé, veille d’en haut une grande pensée, une grande volonté qui expulsera tous ces démons, toutes ces impuretés, toute cette corruption suppurant à la surface… et eux-mêmes demanderont à entrer dans des cochons. Que dis-je ! peut-être y sont-ils déjà entrés ! C’est nous, nous et eux, et Pétroucha… et les autres avec lui, et moi peut-être le premier : affolés, furieux, nous nous précipiterons du rocher dans la mer, nous nous noierons tous, et ce sera bien fait, car nous ne méritons que cela. Mais la malade sera sauvée, et « elle s’assiéra aux pieds de Jésus… » et tous la contempleront avec étonnement… Chère, vous comprendrez après, maintenant cela m’agite trop… Vous comprendrez après… Nous comprendrons ensemble.

Le délire s’empara de lui, et à la fin il perdit connaissance. Toute la journée suivante se passa de même. Sophie Matvievna pleurait, assise auprès du malade ; depuis trois nuits elle avait à peine pris un instant de repos, et elle évitait la présence des logeurs qui, elle le pressentait, songeaient déjà à les mettre tous deux à la porte. La délivrance n’arriva que le troisième jour. Le matin, Stépan Trophimovitch revint à lui, reconnut la colporteuse et lui tendit la main. Elle fit le signe de la croix avec confiance. Il voulut regarder par la fenêtre : « Tiens, un lac, dit-il ; ah ! mon Dieu, je ne l’avais pas encore vu… » En ce moment un équipage s’arrêta devant le perron de l’izba, et dans la maison se produisit un remue-ménage extraordinaire.

III modifier

C’était Barbara Pétrovna elle-même qui arrivait dans une voiture à quatre places, avec Daria Pavlovna et deux laquais. Cette apparition inattendue s’expliquait le plus naturellement du monde : Anisim, qui se mourait de curiosité, était allé chez la générale dès le lendemain de son arrivée à la ville et avait raconté aux domestiques qu’il avait rencontré Stépan Trophimovitch seul dans un village, que des paysans l’avaient vu voyageant seul à pied sur la grande route, qu’enfin il était parti en compagnie de Sophie Matvievna pour Oustiévo, d’où il devait se rendre à Spassoff. Comme, de son côté, Barbara Pétrovna était déjà fort inquiète et cherchait de son mieux le fugitif, on l’avertit immédiatement de la présence d’Anisim. Après que celui-ci l’eût mise au courant des faits rapportés plus haut, elle donna ord re d’atteler et partit en toute hâte pour Oustiévo. Quant à la maladie de son ami, elle n’en avait encore aucune connaissance.

Sa voix dure et impérieuse intimida les logeurs eux-mêmes. Elle ne s’était arrêtée que pour demander des renseignements, persuadée que Stépan Trophimovitch se trouvait depuis longtemps déjà à Spassoff ; mais, en apprenant qu’il n’avait pas quitté la maison et qu’il était malade, elle entra fort agitée dans l’izba.

— Eh bien, où est-il ? Ah ! c’est toi ! cria-t-elle à la vue de Sophie Matvievna, qui justement se montrait sur le seuil de la seconde pièce ; — à ton air effronté, j’ai deviné que c’était toi ! Arrière, coquine ! Qu’elle ne reste pas une minute de plus ici ! Chasse-la, ma mère, sinon je te ferai mettre en prison pour toute ta vie ! Qu’on la garde pour le moment dans une autre maison ! À la ville, elle a déjà été emprisonnée et elle le sera encore. Je te prie, logeur, de ne laisser entrer personne ici, tant que j’y serai. Je suis la générale Stavroguine, et je prends pour moi toute la maison. Mais toi, ma chère, tu me rendras compte de tout.

Le son de cette voix qu’il connaissait bien effraya Stépan Trophimovitch. Il se mit à trembler. Mais déjà Barbara Pétrovna était dans la chambre. Ses yeux lançaient des flammes ; avec son pied elle attira à elle une chaise, se renversa sur le dossier et interpella violemment Daria Pavlovna :

— Retire-toi pour le moment, reste avec les logeurs. Qu’est-ce que cette curiosité ? Aie soin de bien fermer la porte en t’en allant.

Pendant quelque temps elle garda le silence et attacha sur le visage effaré du malade un regard d’oiseau de proie.

— Eh bien, comment vous portez-vous, Stépan Trophimovitch ? Vous faisiez un petit tour de promenade ? commença-t-elle soudain avec une ironie pleine de colère.

Chère, balbutia-t-il dans son émoi, — j’étudiais la vraie vie russe… et je prêcherais l’Évangile

— Ô homme effronté, ingrat ! vociféra-t-elle tout à coup en frappant ses mains l’une contre l’autre. — Ce n’était pas assez pour vous de me couvrir de honte, vous vous êtes lié… Oh ! vieux libertin, homme sans vergogne !

Chère…

La voix lui manqua, tandis qu’il considérait la générale avec des yeux dilatés par la frayeur.

—Qui est-elle ?

C’est un ange… c’était plus qu’un ange pour moi, toute la nuit elle… Oh ! ne criez pas, ne lui faites pas peur, chère, chère…

Barbara Pétrovna se dressa brusquement sur ses pieds : « De l’eau, de l’eau ! » fit-elle d’un ton d’épouvante ; quoique Stépan Trophimovitch eût repris ses sens, elle continuait à regarder, pâle et tremblante, son visage défait ; maintenant seulement elle se doutait de la gravité de sa maladie.

— Daria, dit-elle tout bas à la jeune fille, — il faut faire venir immédiatement le docteur Zaltzfisch ; qu’Alexis Égorovitch parte tout de suite ; il prendra des chevaux ici, et il ramènera de la ville une autre voiture. Il faut que le docteur soit ici ce soir.

Dacha courut transmettre l’ordre de la générale. Le regard de Stépan Trophimovitch avait toujours la même expression d’effroi, ses lèvres blanches frémissaient, Barbara Pétrovna lui parlait comme à un enfant :

— Attends, Stépan Trophimovitch, attends, mon chéri ! Eh bien, attends donc, attends, Daria Pavlovna va revenir et… Ah ! mon Dieu, ajouta-t-elle, — logeuse, logeuse, mais viens donc, toi du moins, matouchka !

Dans son impatience, elle alla elle-même trouver la maîtresse de la maison.

— Fais revenir celle-là tout de suite, à l’instant. Ramène-la, ramène-la !

Par bonheur, Sophie Matvievna n’était pas encore sortie de la maison ; elle allait franchir le seuil de la porte avec son sac et son petit paquet, quand on lui fit rebrousser chem in. Sa frayeur fut telle qu’elle se mit à trembler de tous ses membres. Barbara Pétrovna la saisit par le bras comme un milan fond sur un poulet, et, d’un mouvement impétueux, l’entraîna auprès de Stépan Trophimovitch.

— Eh bien, tenez, la voilà. Je ne l’ai pas mangée. Vous pensiez que je l’avais mangée.

Stépan Trophimovitch prit la main de Barbara Pétrovna, la porta à ses yeux, puis, dans un accès d’attendrissement maladif, commença à pleurer et à sangloter.

— Allons, calme-toi, calme-toi, allons, mon cher, allons, batuchka ! Ah ! mon Dieu, mais calmez-vous donc ! cria avec colère la générale. — Oh ! bourreau, mon éternel bourreau !

— Chère, balbutia enfin Stépan Trophimovitch en s’adressant à Sophie Matvievna, — restez-là, chère, j’ai quelque chose à dire ici…

Sophie Matvievna se retira aussitôt.

Chérie… chérie… fit il d’une voix haletante.

— Ne parlez pas maintenant, Stépan Trophimovitch, attendez un peu, reposez-vous auparavant. Voici de l’eau. Mais attendez donc !

Barbara Pétrovna se rassit sur la chaise. Le malade lui serrait la main avec force. Pendant longtemps elle l’empêcha de parler. Il se mit à baiser la main de la générale tandis que celle-ci, les lèvres serrées, regardait dans le coin.

Je vous aimais ! laissa-t-il échapper à la fin. Jamais encore Barbara Pétrovna ne l’avait entendu proférer une telle parole.

— Hum, grommela-t-elle.

Je vous aimais toute ma vie… vingt ans !

Elle se taisait toujours. Deux minutes, trois minutes s’écoulèrent ainsi.

— Et comme il s’était fait beau pour Dacha, comme il s’était parfumé !… dit-elle tout à coup d’une voix sourde mais menaçante, qui stupéfia Stépan Trophimovitch.

— Il avait mis une cravate neuve…

Il y eut de nouveau un silence pendant deux minutes.

— Vous vous rappelez le cigare ?

— Mon amie, bégaya-t-il terrifié.

— Le cigare, le soir, près de la fenêtre… au clair de la lune… après notre entrevue sous la charmille… à Skvorechniki ? T’en souviens-tu ? T’en souviens-tu ?

En même temps, Barbara Pétrovna se levait d’un bond, saisissait l’oreiller par les deux coins et le secouait sans égards pour la tête qui reposait dessus.

— T’en souviens-tu, homme vain, homme sans gloire, homme pusillanime, être éternellement futile ? poursuivit-elle d’un ton bas, mais où perçait l’irritation la plus violente. À la fin elle lâcha l’oreiller, se laissa tomber sur sa chaise et couvrit son visage de ses mains. — Assez ! acheva-t-elle en se redressant. — Ces vingt ans sont passés, ils ne reviendront plus ; moi aussi je suis une sotte.

Je vous aimais, répéta en joignant les mains Stépan Trophimovitch.

De nouveau, la générale se leva brusquement.

— « Je vous aimais… je vous aimais… » pourquoi me chanter toujours cette antienne ? Assez ! répliqua-t-elle. — Et maintenant si vous ne vous endormez pas tout de suite, je… Vous avez besoin de repos ; dormez, dormez tout de suite, fermez les yeux. Ah ! mon Dieu, il veut peut-être déjeuner ! Qu’est-ce que vous mangez ? Qu’est-ce qu’il mange ? Ah ! mon Dieu, où est-elle celle-là ? Où est- elle ?

Elle allait se mettre en quête de Sophie Matvievna, quand Stépan Trophimovitch balbutia d’une voix à peine distincte qu’il dormirait en effet une heure, et ensuite — un bouillon, un thé… enfin il est si heureux ! Il s’endormit, comme il l’avait dit, ou plutôt il feignit de dormir. Après avoir attendu un moment, Barbara Pétrovna sortit sur la pointe du pied.

Elle s’installa dans la chambre des logeurs, mit ces derniers à la porte et ordonna à Dacha d’aller lui chercher celle-là. Alors commença un interrogatoire sérieux.

— À présent, matouchka, raconte-moi tout en détail ; assieds-toi près de moi, c’est cela. Eh bien ?

— J’ai rencontré Stépan Trophimovitch…

— Un instant, tais-toi. Je t’avertis que si tu me mens ou si tu caches quelque chose, tu auras beau ensuite te réfugier dans les entrailles de la terre, tu n’échapperas pas à ma vengeance. Eh bien ?

— J’ai rencontré Stépan Trophimovitch… dès mon arrivée à Khatovo… déclara Sophie Matvievna presque suffoquée par l’émotion…

— Attends un peu, une minute, pourquoi te presses-tu ainsi ? D’abord, toi-même, quelle espèce d’oiseau es-tu ?

La colporteuse donna, du reste, aussi brièvement que possible, quelques renseignements sur sa vie passée, à partir de son séjour à Sébastopol. Barbara Pétrovna écouta en silence, se redressant sur sa chaise et tenant ses yeux fixés avec une expression sévère sur le visage de la jeune femme.

— Pourquoi es-tu si effrayée ? Pourquoi regardes-tu à terre ? J’aime les gens qui me regardent en face et qui disputent avec moi. Continue.

Sophie Matvievna fit le récit détaillé de la rencontre, parla des livres, raconta comme quoi Stépan Trophimovitch Stépan Trophimovitch avait offert de l’eau-de-vie à une paysanne…

— Bien, bien, approuva Barbara Pétrovna, — n’omets pas le moindre détail.

— Quand nous sommes arrivés ici, poursuivit la colporteuse, — il était déjà très malade et parlait toujours ; il m’a raconté toute sa vie depuis le commencement, cela a duré plusieurs heures.

— Raconte-moi ce qu’il t’a dit de sa vie.

Cette exigence mit Sophie Matvievna dans un grand embarras.

— Je ne saurais pas reproduire ce récit, fit-elle les larmes aux yeux, — je n’y ai presque rien compris.

— Tu mens ; il est impossible que tu n’y aies pas compris quelque chose.

— Il m’a longuement parlé d’une dame de la haute société, qui avait les cheveux noirs, reprit Sophie Matvievna, rouge comme une pivoine ; du reste, elle avait remarqué que Barbara Pétrovna était blonde et n’offrait aucune ressemblance avec la « brune ».

— Une dame qui avait les cheveux noirs ? — Qu’est-ce que c’est bien que cela ? Allons, parle !

— Il m’a dit que cette dame l’avait passionnément aimé pendant toute sa vie, pendant vingt années entières ; mais que jamais elle n’avait osé lui avouer son amour et qu’elle se sentait honteuse devant lui, parce qu’elle était trop grosse…

— L’imbécile ! déclara sèchement Barbara Pétrovna qui cependant paraissait songeuse.

Sophie Matvievna n’était plus en état de retenir ses larmes.

— Je ne saurais pas bien raconter, car, pendant qu’il parlait, j’étais moi-même fort inquiète pour lui, et puis je ne pouvais pas comprendre, parce que c’est un homme si spirituel…

— Ce n’est pas une corneille comme toi qui peut juger de son esprit. Il t’a offert sa main ?

La narratrice se mit à trembler.

— Il s’est amouraché de toi ? — Parle ! Il t’a proposé le mariage ? cria Barbara Pétrovna.

— À peu près, répondit en pleurant Sophie Matvievna. — Mais j’ai pris tout cela pour l’effet de la maladie et n’y ai attaché aucune importance, ajouta-t-elle en relevant hardiment les yeux.

— Comment t’appelle-t-on : ton prénom et ta dénomination patronymique ?

— Sophie Matvievna.

— Eh bien, sache, Sophie Matvievna, que c’est l’homme le plus vain, le plus mauvais… Seigneur ! Seigneur ! Me prends-tu pour une vaurienne ?

La colporteuse ouvrit de grands yeux.

— Pour une vaurienne, pour un tyran ? Crois-tu que j’aie fait le malheur de sa vie ?

— Comment cela serait-il possible, alors que vous-même pleurez ?

Des larmes mouillaient, en effet, les paupières de Barbara Pétrovna.

— Eh bien, assieds-toi, assieds-toi, n’aie pas peur. — Regarde- moi encore une fois en face, entre les deux yeux ; pourquoi rougis- tu ? Dacha, viens ici, regarde-la : qu’en penses-tu ? son cœur est pur…

Et soudain la générale tapota la joue de Sophie Matvievna, chose qui effraya celle-ci plus encore peut-être qu’elle ne l’étonna.

— C’est dommage seulement que tu sois sotte. — On n’est pas sotte comme cela à ton âge. C’est bien, ma chère, je m’occuperai de toi. Je vois que tout cela ne signifie rien. Pour le moment reste ici, je me charge de ton logement et de ta nourriture ; tu seras défrayée de tout… en attendant, je prendrai des informations.

La colporteuse fit remarquer timidement qu’elle était forcée de partir au plus tôt.

— Rien ne te force à partir. — J’achète en bloc tous tes livres, mais je veux que tu restes ici. Tais-toi, je n’admets aucune observation. Voyons, si je n’étais pas venue, tu ne l’aurais pas quitté, n’est-ce pas ?

— Pour rien au monde je ne l’aurais quitté, répondit d’une voix douce, mais ferme, Sophie Matvievna qui s’essuyait les yeux.

Le docteur Zaltzfisch n’arriva qu’à une heure avancée de la nuit. C’était un vieillard qui jouissait d’une grande considération, et un praticien expérimenté. Peu de temps auparavant, une disgrâce administrative lui avait valu la perte de sa position dans le service, et, depuis lors, Barbara Pétrovna s’était mise à le « protéger » de tout son pouvoir. Il examina longuement Stépan Trophimovitch, questionna, puis déclara avec ménagement à la générale que, par suite d’une complication survenue dans l’état du malade, celui-ci se trouvait en grand danger : « Il faut, dit-il, s’attendre au pire. » Durant ces vingt ans Barbara Pétrovna avait insensiblement perdu l’habitude de prendre au sérieux quoi que ce fût qui concernât Stépan Trophimovitch ; les paroles du médecin la bouleversèrent.

— Se peut-il qu’il n’y ait plus aucun espoir ? demanda-t-elle en pâlissant.

— Il n’en reste plus guère, mais…

Elle ne se coucha pas de la nuit et attendit impatiemment le lever du jour. Dès que le malade eut ouvert les yeux (il avait toujours sa connaissance, quoiqu’il s’affaiblît d’heure en heure), elle l’interpella du ton le plus résolu :

— Stépan Trophimovitch, il faut tout prévoir. — J’ai envoyé chercher un prêtre. Vous êtes tenu d’accomplir le devoir…

Connaissant les convictions de celui à qui elle s’adressait, la général craignait fort que sa demande ne fût repoussée. Il la regarda d’un air surpris.

— C’est absurde, c’est absurde ! vociféra-t-elle, croyant déjà à un refus ; — à présent il ne s’agit plus de jouer à l’esprit fort, le temps de ces gamineries est passé.

— Mais… est-ce que je suis malade ?

Il devint pensif et consentit. Je fus fort étonné quand plus tard Barbara Pétrovna m’apprit que la mort ne l’avait nullement effrayé. Peut-être ne la croyait-il pas si prochaine, et continuait-il à regarder sa maladie comme une bagatelle.

Il se confessa et communia de très bonne grâce. Tout le monde, y compris Sophie Matvievna et les domestiques eux-mêmes, vint le féliciter d’avoir reçu les sacrements. Tous, jusqu’au dernier, avaient peine à retenir leurs larmes en voyant le visage décharné, les lèvres blêmes et tremblantes du moribond.

Oui, mes amis, et je m’étonne seulement que vous soyez si… préoccupés. Demain sans doute je me lèverai, et nous… partirons… Toute cette cérémonie… que je considère, cela va sans dire, avec tout le respect voulu… était…

Le pope s’était déjà dépouillé de ses ornements sacerdotaux, Barbara Pétrovna le retint :

— Je vous prie instamment, batuchka, de rester avec le malade ; on va servir le thé ; parlez-lui, s’il vous plaît, des choses divines pour l’affermir dans la foi.

L’ecclésiastique prit la parole ; tous étaient assis ou debout autour du lit de Stépan Trophimovitch.

— À notre époque de péché, commença le pope en tenant à la main sa tasse de thé, — la foi au Très Haut est l’unique refuge du genre humain dans toutes les épreuves et tribulations de la vie, aussi bien que dans l’espoir du bonheur éternel promis aux justes…

Stépan Trophimovitch parut tout ranimé ; un fin sourire glissa sur ses lèvres.

Mon père, je vous remercie, et vous êtes bien bon, mais…

— Pas de mais, pas de mais ! s’écria Barbara Pétrovna bondissant de dessus son siège. — Batuchka, dit-elle au pope, — c’est un homme qui… dans une heure il faudra encore le confesser ! Voilà l’homme qu’il est !

Le malade eut un sourire contenu.

— Mes amis, déclara-t-il, — Dieu m’est nécessaire, parce que c’est le seul être qu’on puisse aimer éternellement…

Croyait-il réellement, ou bien l’imposante solennité du sacrement qui venait de lui être administré agissait-elle sur sa nature artistique ? Quoi qu’il en soit, il prononça d’une voix ferme et, dit-on, avec beaucoup de sentiment quelques mots qui étaient la négation formelle de ses anciens principes.

— Mon immortalité est nécessaire, parce que Dieu ne voudrait pas commettre une iniquité, éteindre à tout jamais la flamme de l’amour divin, une fois qu’elle s’est allumée dans mon cœur. Et qu’y a-t-il de plus précieux que l’amour ? L’amour est supérieur à l’existence, l’amour est la couronne de la vie, et comment se pourrait-il que la vie ne lui fût pas soumise ? Si j’ai aimé Dieu, si je me suis réjoui de mon amour, est-il possible qu’il nous éteigne, moi et ma joie, qu’il nous fasse rentrer l’un et l’autre dans le néant ? Si Dieu existe, je suis immortel ! Voilà ma profession de foi.

— Dieu existe, Stépan Trophimovitch, je vous assure qu’il existe, fit d’un ton suppliant Barbara Pétrovna, — rétractez-vous, renoncez à toutes vos sottises au moins une fois dans votre vie ! (Évidemment elle n’avait pas du tout compris la « profession de foi » du malade.)

— Mon amie, reprit-il avec une animation croissante, quoique sa voix s’arrêtât souvent dans son gosier, — mon amie, quand j’ai compris… cette joue tendue… alors aussi j’ai compris plusieurs autres choses… J’ai menti toute ma vie, toute, toute ma vie ! Je voudrais… du reste demain… Demain nous partirons tous.

Barbara Pétrovna fondit en larmes. Stépan Trophimovitch cherchait des yeux quelqu’un.

— La voilà, elle est ici, dit la générale qui, prenant Sophie Matvievna par la main, l’amena auprès du lit. Le malade eut un sourire attendri.

— Oh ! je voudrais vivre encore ! s’écria-t-il avec une énergie extraordinaire. — Chaque minute, chaque instant de la vie doit être un bonheur pour l’homme… oui, cela doit être ! C’est le devoir de l’homme même d’organiser ainsi son existence ; c’est sa loi — loi cachée, mais qui n’en existe pas moins… Oh ! je voudrais voir Pétroucha… et tous les autres… et Chatoff !

Je note que ni Daria Pavlovna, ni Barbara Pétrovna, ni même Zaltzfisch, arrivé le dernier de la ville ne savaient encore rien au sujet de Chatoff.

L’agitation fébrile de Stépan Trophimovitch allait toujours en augmentant et achevait d’épuiser ses forces.

— La seule pensée qu’il existe un être infiniment plus juste, infiniment plus heureux que moi, me remplit tout entier d’un attendrissement immense, et, qui que je sois, quoi que j’aie fait, cette idée me rend glorieux ! Son propre bonheur est pour l’homme un besoin bien moindre que celui de savoir, de croire à chaque instant qu’il y a quelque part un bonheur parfait et calme, pour tous et pour tout. Toute la loi de l’existence humaine consiste à toujours pouvoir s’incliner devant l’infiniment grand. Ôtez aux hommes la grandeur infinie, ils cesseront de vivre et mourront dans le désespoir. L’immense, l’infini est aussi nécessaire à l’homme que la petite planète sur laquelle il habite… Mes amis, tous, tous : vive la Grande Pensée ! L’immense, l’éternelle Pensée ! Tout homme, quel qu’il soit, a besoin de s’incliner devant elle. Quelque chose de grand est nécessaire même à l’homme le plus bête. Pétroucha… Oh ! que je voudrais les voir tous encore une fois ! Ils ne savent pas, ils ne savent pas qu’en eux aussi réside cette grande, cette éternelle Pensée !

Le docteur Zaltzfisch qui n’avait pas assisté à la cérémonie entra à l’improviste et fut épouvanté de trouver là tant de monde. Il mit aussitôt cette foule à la porte, insistant pour qu’on épargnât toute agitation au malade.

Stépan Trophimovitch expira trois jours après, mais la connaissance l’avait déjà complètement abandonné lorsqu’il mourut. Il s’éteignit doucement, comme une bougie consumée. Barbara Pétrovna fit célébrer un service funèbre à Oustiévo, puis elle ramena à Skvorechniki les restes de son pauvre ami. Le défunt repose maintenant dans le cimetière qui avoisine l’église ; une dalle de marbre a déjà été placée sur sa tombe ; au printemps prochain, on mettra une inscription et un grillage.

L’absence de Barbara Pétrovna dura huit jours. La générale revint ensuite à la ville, ramenant dans sa voiture Sophie Matvievna qui, sans doute, restera désormais chez elle. Détail à noter, dès que Stépan Trophimovitch eut perdu l’usage de ses sens, Barbara Pétrovna ordonna de nouveau à la colporteuse de quitter l’izba et demeura seule auprès du malade pour lui donner des soins. Mais sitôt qu’il eût rendu le dernier soupir, elle se hâta de rappeler Sophie Matvievna et lui proposa ou plutôt la somma de venir se fixer à Skvorechniki. En vain la jeune femme effrayée balbutia un timide refus, la générale ne voulut rien entendre.

— Tout cela ne signifie rien ! J’irai moi-même vendre l’Évangile avec toi. Maintenant, je n’ai plus personne sur la terre.

— Pourtant vous avez un fils, observa Zaltzfisch.

— Je n’ai plus de fils, répondit Barbara Pétrovna.

L’événement allait bientôt lui donner raison.