Les Possédés/Troisième Partie/4

Traduction par Victor Derély.
E. Plon (2p. 241-270).

Chapitre IV. Dernière Résolution.

I modifier

Durant cette matinée, beaucoup de personnes virent Pierre Stépanovitch ; elles racontèrent plus tard qu’elles avaient remarqué chez lui une animation extraordinaire. À deux heures de l’après-midi, il se rendit chez Gaganoff, qui était arrivé la veille de la campagne. Une nombreuse société se trouvait réunie dans cette maison, et, bien entendu, chacun disait son mot sur les derniers événements. Pierre Stépanovitch tint le dé de la conversation et se fit écouter. Chez nous on l’avait toujours considéré comme « un étudiant bavard et un peu fêlé », mais cette fois le sujet qu’il traitait était intéressant, car il parlait de Julie Mikhaïlovna. Ayant été le confident intime de la gouvernante, il donna sur elle force détails très nouveaux et très inattendus ; comme par inadvertance, il révéla plusieurs propos piquants qu’elle avait tenus sur des personnalités connues de toute la ville. L’attitude du narrateur, pendant qu’il commettait ces indiscrétions, était celle d’un homme exempt de malice, mais obligé par son honnêteté d’éclaircir tout à coup une foule de malentendus, et en même temps si naïf, si maladroit, qu’il ne sait ni par où commencer, ni par où finir. Toujours sans avoir l’air de le faire exprès, il glissa dans la conversation que Julie Mikhaïlovna connaissait parfaitement le secret de Stavroguine et qu’elle avait mené tout l’intrigue. Il avait été, lui, Pierre Stépanovitch, mystifié par la gouvernante, car lui-même était amoureux de cette malheureuse Lisa, et pourtant on s’y était pris de telle sorte qu’il avait presque conduit la jeune fille chez Stavroguine. « Oui, oui, vous pouvez rire, messieurs », acheva-t-il, « mais si seulement j’avais su, si j’avais su comment cela finirait ! » On l’interrogea avec la plus vive curiosité au sujet de Stavroguine : il répondit carrément que, selon lui, la tragique aventure de Lébiadkine était un pur accident provoqué par l’imprudence de Lébiadkine lui-même, qui avait eu le tort de montrer son argent. Il donna à cet égard des explications très satisfaisantes. Un des auditeurs lui fit observer qu’il avait assez mauvaise grâce à venir maintenant débiner Julie Mikhaïlovna, après avoir mangé et bu, si pas couché, dans sa maison. Mais Pierre Stépanovitch trouva aussitôt une réplique victorieuse :

— Si j’ai mangé et bu chez elle, ce n’est pas parce que j’étais sans argent, et ce n’est pas ma faute si elle m’invitait à dîner. Permettez-moi d’apprécier moi-même dans quelle mesure j’en dois être reconnaissant.

En général, l’impression produite par ces paroles lui fut favorable : « Sans doute ce garçon-là est un écervelé », se disait- on, « mais est-ce qu’il en peut si Julie Mikhaïlovna a fait des sottises ? Au contraire, il a toujours cherché à la retenir… »

Vers deux heures, le bruit se répandit soudain que Stavroguine, dont on parlait tant, était parti à l’improviste pour Pétersbourg par le train de midi. Cette nouvelle fit sensation ; plusieurs froncèrent le sourcil. À ce qu’on raconte, Pierre Stépanovitch fut si consterné qu’il changea de visage ; sa stupeur se traduisit même par une exclamation étrange : « Mais qui donc a pu le laisser partir ? » Il quitta immédiatement la demeure de Gaganoff. Pourtant, on le vit encore dans deux ou trois maisons.

À la chute du jour, il trouva moyen de pénétrer jusqu’à Julie Mikhaïlovna, non sans difficulté toutefois, car elle ne voulait pas le recevoir. Je n’eus connaissance du fait que trois semaines plus tard ; Julie Mikhaïlovna me l’apprit elle-même, à la veille de partir pour Pétersbourg. Elle n’entra dans aucun détail et se borna à me dire en frissonnant qu’il « l’avait alors étonnée au- delà de toute mesure ». Je suppose qu’il la menaça simplement de la présenter comme sa complice, au cas où elle s’aviserait de « parler ». Pierre Stépanovitch était obligé d’effrayer la gouvernante pour assurer l’exécution de ses projets, que, naturellement, elle ignorait, et ce fut seulement cinq jours après qu’elle comprit pourquoi il avait tant douté de son silence, et tant craint de sa part quelque nouvel élan d’indignation…

Entre sept et huit heures du soir, alors que déjà il faisait très sombre, les nôtres se réunirent au grand complet, c’est-à-dire tous les cinq, chez l’enseigne Erkel qui demeurait au bout de la ville, dans une petite maison borgne de la rue Saint-Thomas. Pierre Stépanovitch lui-même leur avait donné rendez-vous en cet endroit, mais il fut fort inexact, et l’on dut attendre pendant une heure. L’enseigne Erkel était cet officier qui, à la soirée chez Virguinsky, avait tout le temps fait mine de prendre des notes sur un agenda. Arrivé depuis peu dans notre ville, il vivait très retiré, logeant dans une impasse chez deux soeurs, deux vieilles bourgeoises, et il devait bientôt partir ; en se réunissant chez lui on ne risquait pas d’attirer l’attention. Ce garçon étrange se distinguait par une taciturnité remarquable. Il pouvait passer dix soirées consécutives au milieu d’une société bruyante et entendre les conversations les plus extraordinaires, sans proférer lui-même un seul mot : dans ces occasions, il se contentait d’écouter de toutes ses oreilles, en fixant ses yeux enfantins sur ceux qui parlaient. Sa figure était agréable et paraissait même indiquer de l’intelligence. Il n’appartenait pas au quinquévirat ; les nôtres supposaient qu’il avait reçu d’un certain endroit des instructions spéciales et qu’il était purement un homme d’exécution. On sait maintenant qu’il n’avait d’instruction d’aucune sorte, et c’est tout au plus si lui-même se rendait bien compte de sa position. Il n’était que le séide fanatique de Pierre Stépanovitch, dont il avait fait la connaissance peu de temps auparavant. S’il avait rencontré quelque monstre prématurément perverti, et que celui-ci lui eût demandé, comme un service à rendre à la cause sociale, d’organiser une bande de brigands et d’assassiner le premier moujik venu, Erkel se fût exécuté sans désemparer. Il avait quelque part une mère malade à qui il envoyait la moitié de sa maigre solde, — et comme, sans doute, la pauvre femme embrassait cette petite tête blonde, comme elle tremblait, comme elle priait pour sa conservation !

Une grande agitation régnait parmi les nôtres. Les événements de la nuit précédente les avaient stupéfiés, et ils se sentaient inquiets. À quelles conséquences inattendues avait abouti le scandale systématiquement organisé par eux, mais qui, dans leur pensée, ne devait pas dépasser les proportions d’un simple boucan ! L’incendie du Zariétchié, l’assassinat des Lébiadkine, le meurtre de Lisa, c’étaient là autant de surprises qu’ils n’avaient pas prévues dans leur programme. Ils accusaient hautement de despotisme et de dissimulation la main qui les avait fait mouvoir. Bref, en attendant Pierre Stépanovitch, tous s’excitaient mutuellement à réclamer de lui une explication catégorique ; si cette fois encore ils ne pouvaient l’obtenir, eh bien, ils se dissoudraient, sauf à remplacer le quinquévirat par une nouvelle société secrète, fondée, celle-ci, sur des principes égalitaires et démocratiques. Lipoutine, Chigaleff et l’homme versé dans la connaissance du peuple se montraient surtout partisans de cette idée ; Liamchine, silencieux, semblait approuver tacitement. Virguinsky hésitait ; sur sa proposition, on convint d’entendre d’abord Pierre Stépanovitch ; mais celui-ci n’apparaissait toujours pas, et ce sans gêne contribuait encore à irriter les esprits. Erkel servait ses hôtes sans proférer une parole ; pour plus de sûreté, l’enseigne était allé lui-même chercher le thé chez ses logeuses au lieu de le faire monter par la servante.

Pierre Stépanovitch n’arriva qu’à huit heures et demie. D’un pas rapide il s’avança vers la table ronde qui faisait face au divan sur lequel la compagnie avait pris place ; il garda à la main son bonnet fourré et refusa le thé qu’on lui offrit. Sa physionomie était courroucée, dure et hautaine. Sans doute, il lui avait suffi de jeter les yeux sur les nôtres pour deviner la révolte qui grondait au fond de leurs âmes.

— Avant que j’ouvre la bouche, dites ce que vous avez sur le coeur, commença-t-il en regardant autour de lui avec un sourire fielleux.

Lipoutine prit la parole au nom de tous, et, d’une voix tremblante de colère, il déclara que « si l’on continuait ainsi, on se briserait le front ». Oh ! ils ne redoutaient nullement cette éventualité, ils étaient même tout prêts à l’affronter, mais seulement pour l’œuvre commune (mouvement et approbation). En conséquence, on devait être franc avec eux et leur dire toujours d’avance où on les conduisait, « autrement, qu’arriverait-il ? » (Nouveau mouvement, quelques sons gutturaux.) Une pareille manière de procéder était pour eux aussi humiliante que dangereuse… « Ce n’est pas du tout que nous ayons peur, acheva l’orateur, — mais si un seul agit et fait manœuvrer les autres comme de simples pions, les erreurs d’un seul causeront la perte de tous. » (Cris : Oui, oui ! Assentiment général.)

— Le diable m’emporte, qu’est-ce qu’il vous faut donc ?

— Et quel rapport les petites intrigues de monsieur Stavroguine ont-elles avec l’œuvre commune ? répliqua violemment Lipoutine. — Qu’il appartienne d’une façon occulte au centre, si tant est que ce centre fantastique existe réellement, c’est possible, mais nous ne voulons pas savoir cela. Le fait est qu’un assassinat a été commis et que l’éveil est donné à la police ; en suivant le fil on arrivera jusqu’à notre groupe.

— Vous vous perdrez avec Stavroguine, et nous nous perdrons avec vous, ajouta l’homme qui connaissait le peuple.

— Et sans aucune utilité pour l’œuvre commune, observa tristement Virguinsky.

— Quelle absurdité ! L’assassinat est un pur accident, Fedka a tué pour voler.

— Hum ! Pourtant il y a là une coïncidence étrange, remarqua aigrement Lipoutine.

— Eh bien, si vous voulez que je vous le dise, c’est par votre propre fait que cela est arrivé.

— Comment, par notre fait ?

— D’abord vous, Lipoutine, avez vous-même pris part à cette intrigue, ensuite et surtout on vous avait ordonné d’expédier Lébiadkine à Pétersbourg, et l’on vous avait remis de l’argent à cet effet ; or, qu’avez-vous fait ? Si vous vous étiez acquitté de votre tâche, cela n’aurait pas eu lieu.

— Mais n’avez-vous pas vous-même émis l’idée qu’il serait bon de laisser Lébiadkine lire ses vers ?

— Une idée n’est pas un ordre. L’ordre, c’était de le faire partir.

— L’ordre ! Voilà un mot assez étrange… Au contraire, s’il n’est pas parti, c’est précisément en vertu d’un contrordre que vous avez donné.

— Vous vous êtes trompé et vous avez fait une sottise en même temps qu’un acte d’indiscipline. Quant au meurtre, c’est l’œuvre de Fedka, et il a agi seul, dans un but de pillage. Vous avez entendu raconter des histoires et vous les avez crues. La peur vous a pris. Stavroguine n’est pas si bête, et la preuve, c’est qu’il est parti à midi, après avoir vu le vice-gouverneur ; si les bruits qui courent avaient le moindre fondement, on ne l’aurait pas laissé partir en plein jour pour la capitale.

— Mais nous sommes loin d’affirmer que monsieur Stavroguine personnellement ait assassiné, reprit d’un ton caustique Lipoutine, — il a pu même ignorer la chose, tout comme moi ; vous savez fort bien vous-même que je n’étais au courant de rien, quoique je me sois fourré là dedans comme un mouton dans la marmite.

— Qui donc accusez-vous ? demanda Pierre Stépanovitch en le regardant d’un air sombre.

— Ceux qui ont besoin de brûler les villes.

— Le pire, c’est que vous vous esquivez par la tangente. Du reste, voulez-vous lire ceci et le montrer aux autres ? C’est seulement pour votre édification.

Il tira de sa poche la lettre anonyme que Lébiadkine avait écrite à Lembke et la tendit à Lipoutine. Celui-ci la lut avec un étonnement visible, et, pensif, la donna à son voisin ; la lettre eut bientôt fait le tour de la société.

— Est-ce, en effet, l’écriture de Lébiadkine ? questionna Chigaleff.

— Oui, c’est son écriture, déclarèrent Lipoutine et Tolkatchenko (celui qui connaissait le peuple).

— J’ai seulement voulu vous édifier, voyant combien vous étiez sensible au sort de Lébiadkine, répéta Pierre Stépanovitch ; — ainsi, messieurs, continua-t-il après avoir repris la lettre, — un Fedka, sans s’en douter, nous débarrasse d’un homme dangereux. Voilà ce que fait parfois le hasard ! N’est-ce pas que c’est instructif ?

Les membres échangèrent entre eux un rapide regard.

— Et maintenant, messieurs, c’est à mon tour de vous interroger, poursuivit avec dignité Pierre Stépanovitch. — Puis-je savoir pourquoi vous avez cru devoir brûler la ville sans y être autorisés ?

— Comment ? Quoi ? C’est nous, nous qui avons brûlé la ville ? Voilà une idée de fou ! s’écrièrent les interpellés.

— Je comprends que vous ayez voulu vous amuser, continua sans s’émouvoir Pierre Stépanovitch, — mais il ne s’agit pas, dans l’espèce, des petits scandales qui ont égayé la fête de Julie Mikhaïlovna. Je vous ai convoqués ici pour vous révéler la gravité du danger que vous avez si bêtement attiré sur vous et qui menace bien autre chose encore que vos personnes.

Virguinsky, resté jusqu’alors silencieux, prit la parole d’un ton presque indigné :

— Permettez, nous avions, nous, l’intention de vous déclarer qu’une mesure si grave et en même temp s si étrange, prise en dehors des membres, est le fait d’un despotisme qui ne tient aucun compte de nos droits.

— Ainsi vous niez ? Eh bien, moi, j’affirme que c’est vous, vous seuls, qui avez brûlé la ville. Messieurs, ne mentez pas, j’ai des renseignements précis. Par votre indiscipline vous avez mis en danger l’œuvre commune elle-même. Vous n’êtes qu’une des mailles d’un réseau immense, et vous devez obéir aveuglément au centre. Cependant trois d’entre vous, sans avoir reçu les moindres instructions à cet égard, ont poussé les ouvriers de l’usine à mettre le feu, et l’incendie a eu lieu.

— Quels sont ces trois ? Nommez-les !

— Avant-hier, entre trois et quatre heures, vous, Tolkatchenko, vous avez tenu des propos incendiaires à Fomka Zavialoff au Myosotis.

L’homme qui connaissait le peuple bondit d’étonnement :

— Allons donc, je lui ai à peine dit un mot, et encore sans intention, je n’attachais à cela aucune importance ; il avait été fouetté le matin, voilà pourquoi je lui ai parlé ainsi ; du reste, je l’ai quitté tout de suite, il était trop ivre. Si vous ne m’aviez pas rappelé la chose, je ne m’en serais pas souvenu. Ce n’est pas un simple mot qui a pu occasionner l’incendie.

— Vous ressemblez à un homme qui s’étonnerait en voyant une petite étincelle provoquer l’explosion d’une poudrière.

— Fomka et moi, nous étions dans un coin, et je lui ai parlé tout bas dans le tuyau de l’oreille ; comment avez-vous pu savoir ce que je lui ai dit ? s’avisa brusquement de demander Tolkatchenko.

— J’étais là, sous la table. Soyez tranquilles, messieurs, je n’ignore aucune de vos actions. Vous souriez malignement, monsieur Lipoutine ? Mais je sais, par exemple, qu’il y a trois jours, dans votre chambre à coucher, au moment de vous mettre au lit, vous avez arraché les cheveux à votre femme.

Lipoutine resta bouche béante et pâlit.

(On sut plus tard comment ce détail était arrivé à la connaissance de Pierre Stépanovitch : il le tenait d’Agafia, la servante de Lipoutine, qu’il avait embauchée comme espionne.)

Chigaleff se leva soudain.

— Puis-je constater un fait ? demanda-t-il.

— Constatez.

Chigaleff se rassit.

— Si j’ai bien compris, et il était impossible de ne pas comprendre, commença-t-il, — vous-même nous avez fait à plusieurs reprises un tableau éloquent, — quoique trop théorique, — de la Russie enserrée dans un filet aux mailles innombrables. Chacune des sections, recrutant des prosélytes et se ramifiant à l’infini, a pour tâche de miner sans cesse par une propagande systématique le prestige de l’autorité locale ; elle doit semer le trouble dans les esprits, mettre le cynisme à la mode, faire naître des scandales, propager la négation de toutes les croyances, éveiller la soif des améliorations, enfin, si besoin est, recourir à l’incendie, comme à un procédé éminemment national, pour qu’au moment voulu le désespoir s’empare des populations. Je me suis efforcé de vous citer textuellement : reconnaissez-vous vos paroles dans cet exposé ? Est-ce bien là le programme d’action que vous nous avez communiqué, comme fondé de pouvoirs d’un comité central, du reste complètement inconnu de nous jusqu’à présent et presque fantastique à nos yeux ?

— C’est exact, seulement vous êtes bien long.

— Chacun a le droit de parler comme il veut. En nous donnant à croire que les mailles du réseau qui couvre la Russie se comptent déjà par centaines, et en nous faisant espérer que si chacun s’acquitte avec succès de sa tâche, toute la Russie à l’époque fixée, lorsque le signal sera donné…

— Ah ! le diable m’emporte, vous nous faites perdre un temps précieux ! interrompit Pierre Stépanovitch en s’agitant sur son fauteuil.

— Soit, j’abrège et je me borne, pour finir, à une question : nous avons déjà vu des scandales, nous avons vu le mécontentement des populations, nous avons assisté à la chute de l’administration provinciale et nous y avons aidé, enfin nous avons été témoins d’un incendie. De quoi donc vous plaignez-vous ? N’est-ce pas votre programme. Que pouvez-vous nous reprocher ?

— Votre indiscipline ! répliqua avec colère Pierre Stépanovitch. - — Tant que je suis ici, vous ne pouvez pas agir sans ma permission. Assez. Une dénonciation est imminente, et demain peut- être ou même cette nuit on vous arrêtera. Voilà ce que j’avais à vous dire. Tenez cette nouvelle pour sûre.

Ces mots causèrent une stupeur générale.

— On vous arrêtera non seulement comme instigateurs de l’incendie, mais encore comme membres d’une société secrète. Le dénonciateur connaît toute notre mystérieuse organisation. Voilà le résultat de vos incartades !

— C’est assurément Stavroguine ! cria Lipoutine.

— Comment… pourquoi Stavroguine ? reprit Pierre Stépanovitch qui, dans le premier moment, parut troublé. — Eh ! diable, c’est Chatoff ! ajouta-t-il se remettant aussitôt. — Maintenant, je crois, vous savez tous que, dans son temps, Chatoff a pris part à notre œuvre. Je dois vous le déclarer, en le faisant espionner par des gens qu’il ne soupçonne pas, j’ai appris non sans surprise que le secret du réseau n’en était plus un pour lui et… en un mot, qu’il savait tout. Pour se faire pardonner son passé, il va dénoncer tous ses anciens camarades. Jusqu’à présent il hésitait encore, aussi je l’épargnais. Maintenant, par cet incendie, vous avez levé ses derniers scrupules, il est très impressionné et il n’hésitera plus. Demain donc nous serons arrêtés et comme incendiaires et comme criminels politiques.

— Est-ce sûr ? Comment Chatoff sait-il ?

Les membres étaient en proie à une agitation indescriptible.

— Tout est parfaitement sûr. Je n’ai pas le droit de vous révéler mes sources d’information, mais voici ce que je puis faire pour vous provisoirement : par l’intermédiaire d’une tierce personne je puis agir sur Chatoff à son insu et l’amener à retarder de vingt- quatre heures sa dénonciation, de vingt-quatre heures seulement. Il m’est impossible d’obtenir un plus long sursis. Vous n’avez donc rien à craindre jusqu’à après-demain.

Tous gardèrent le silence.

— Il faut l’expédier au diable, à la fin ! cria le premier Tolkatchenko.

— C’est ce qu’on aurait dû faire depuis longtemps ! ajouta avec colère Liamchine en frappant du poing sur la table.

— Mais comment s’y prendre ? murmura Lipoutine.

En réponse à cette question, Pierre Stépanovitch se hâta d’exposer son plan : sous prétexte de prendre livraison de l’imprimerie clandestine qui se trouvait entre les mains de Chatoff, on attirerait ce dernier demain à la tombée de la nuit dans l’endroit solitaire où le matériel typographique était enfoui et — « là on lui ferait son affaire ». Le jeune homme donna tous les éclaircissements nécessaires et renseigna ses auditeurs sur la position équivoque que Chatoff avait prise vis-à-vis de la société centrale. Ces détails étant déjà connus du lecteur, je n’y reviens plus.

— Oui, observa avec hésitation Lipoutine, — mais après ce qui vient de se passer… une nouvelle aventure du même genre donnera l’éveil à l’opinion publique.

— Sans doute, reconnut Pierre Stépanovitch, — mais les mesures sont prises en conséquence. Il y a un moyen d’écarter tout soupçon.

Alors il raconta comme quoi Kiriloff décidé à se brûler la cervelle avait promis de remettre l’exécution de son dessein au moment qui lui serait fixé ; avant de mourir, l’ingénieur devait écrire une lettre qu’on lui dicterait et où il s’avouerait coupable de tout.

— Sa ferme résolution de se donner la mort, — résolution philosophique, mais selon moi insensée, — est arrivée à leur connaissance, poursuivit Pierre Stépanovitch. — on ne laisse rien perdre, tout est utilisé pour l’œuvre commune. Prévoyant la possibilité de mettre à profit le suicide de Kiriloff, et convaincu que son projet est tout à fait sérieux, ' 'ils lui ont offert de l’argent pour revenir en Russie (il tenait absolument, je ne sais pourquoi, à mourir dans son pays), ils lui ont confié une mission qu’il s’est chargé de remplir (et il l’a remplie) ; enfin, comme je vous l’ai dit, ils lui ont fait promettre de ne se tuer que quand on le jugerait opportun. Il a pris tous les engagements qu’on lui a demandés. Notez qu’il appartient dans une certaine mesure à notre société et qu’il désire être utile ; je ne puis être plus explicite. Demain, après Chatoff, je lui dicterai une lettre dans laquelle il se déclarera l’auteur du meurtre. Ce sera très vraisemblable : ils ont été amis et sont allés ensemble en Amérique, là ils se sont brouillés, tout cela sera expliqué dans la lettre… et… suivant la tournure que prendront les circonstances, on pourra encore dicter à Kiriloff quelque autre chose, par exemple au sujet des proclamations ou même de l’incendie. Du reste, j’y penserai. Soyez tranquilles, c’est un homme sans préjugés ; il signera tout ce qu’on voudra.

Des marques d’incrédulité accueillirent ce récit qui paraissait fantastique. Du reste, tous avaient plus ou moins entendu parler de Kiriloff, et Lipoutine le connaissait un peu personnellement.

— Il changera d’idée tout d’un coup et il ne voudra plus, dit Chigaleff ; — au bout du compte, c’est un fou ; par conséquent il n’y a pas à faire fond sur ses résolutions.

— Ne vous inquiétez pas, messieurs, il voudra, répondit Pierre Stépanovitch. — D’après nos conventions, je dois le prévenir la veille, c’est-à-dire aujourd’hui même. J’invite Lipoutine à venir immédiatement chez lui avec moi, et, au retour, messieurs, il pourra vous certifier la vérité de mes paroles. Du reste, ajouta- t-il avec une irritation soudaine, comme s’il eût brusquement senti qu’il faisait à de pareilles gens beaucoup trop d’honneur en s’évertuant ainsi à les convaincre, — du reste, agissez comme il vous plaira. Si vous ne vous décidez pas, notre association est dissoute, — mais seulement par le fait de votre désobéissance et de votre trahison. Alors nous devons nous séparer à partir de ce moment. Sachez toutefois qu’en ce cas, sans parler des conséquences désagréables que peut avoir pour vous la dénonciation de Chatoff, vous vous attirerez un autre petit désagrément au sujet duquel on s’est nettement expliqué lors de la création du groupe. Quant à moi, messieurs, je ne vous crains guère… Ne croyez pas que ma cause soit tellement liée à la vôtre… Du reste, tout cela est indifférent.

— Non, nous sommes décidés, déclara Liamchine.

— Il n’y a pas d’autre parti à prendre, murmura Tolkatchenko, — et si Lipoutine nous donne toutes les assurances désirables en ce qui concerne Kiriloff, alors…

— Je suis d’un avis contraire ; je proteste de toutes les forces de mon âme contre une décision si sanguinaire ! dit Virguinsky en se levant.

— Mais ? questionna Pierre Stépanovitch.

— Comment, mais ?

— Vous avez dit mais… et j’attends.

— Je ne croyais pas avoir prononcé ce mot… J’ai seulement voulu dire que si l’on était décidé, eh bien…

— Eh bien ?

Virguinsky n’acheva pas sa phrase.

— On peut, je crois, négliger le soin de sa sécurité personnelle, observa soudain Erkel, — mais j’estime que cette négligence n’est plus permise, lorsqu’elle risque de compromettre l’œuvre commune…

Il se troubla et rougit. Nonobstant les réflexions qui occupaient l’esprit de chacun, tous regardèrent l’enseigne avec surprise, tant ils s’attendaient peu à le voir donner aussi son avis.

— Je suis pour l’œuvre commune, fit brusquement Virguinsky.

Tous les membres se levèrent. Pierre Stépanovitch fit connaître l’endroit où le matériel typographique était enfoui, il distribua les rôles entre ses affidés, et, accompagné de Lipoutine, se rendit chez Kiriloff.

II modifier

Le projet de dénonciation prêté à Chatoff ne faisait doute pour aucun des nôtres, mais ils croyaient non moins fermement que Pierre Stépanovitch jouait avec eux comme avec des pions. De plus, ils savaient que le lendemain ils se trouveraient tous à l’endroit convenu et que le sort de Chatoff était décidé. Ils se sentaient pris comme des mouches dans la toile d’une énorme araignée, et leur irritation n’avait d’égale que leur frayeur.

Pierre Stépanovitch s’était incontestablement donné des torts envers eux. Si, du moins, par égard pour des scrupules délicats, il avait quelque peu gazé l’entreprise à laquelle il les conviait, s’il la leur avait représentée comme un acte de civisme à la Brutus ! Mais non, il s’était tout bonnement adressé au grossier sentiment de la peur, il les avait fait trembler pour leur peau, ce qui était fort impoli. Sans doute, il n’y a pas d’autre principe que la lutte pour l’existence, tout le monde sait cela, cependant…

Mais il s’agissait bien pour Pierre Stépanovitch de dorer la pilule aux nôtres ! Lui-même était déraillé. La fuite de Stavroguine lui avait porté un coup terrible. Il avait menti en disant qu’avant de quitter notre ville Nicolas Vsévolodovitch avait vu le vice-gouverneur ; en réalité, le jeune homme était parti sans voir personne, pas même sa mère, et l’on pouvait à bon endroit s’étonner qu’il n’eût pas été inquiété. (Plus tard les autorités furent mises en demeure de s’expliquer sur ce point.) Pendant toute la journée, Pierre Stépanovitch était allé aux renseignements, mais sans succès, et jamais il n’avait été aussi alarmé. Pouvait-il ainsi tout d’un coup faire son deuil de Stavroguine ? Voilà pourquoi il lui était impossible d’être fort aimable avec les nôtres. D’ailleurs, ils lui liaient les mains : son désir était de se mettre au plus tôt à la poursuite de Stavroguine, et Chatoff le retenait. Il fallait, à tout hasard, cimenter l’union des cinq de façon à la rendre indissoluble. « Ce serait absurde de les lâcher, ils peuvent être utiles. » Tel devait être, si je ne me trompe, son raisonnement.

Quant à Chatoff, il le tenait positivement pour un délateur. Ce qu’il avait dit aux nôtres de la dénonciation était un mensonge : jamais il ne l’avait vue, et jamais il n’en avait entendu parler, mais il croyait à son existence comme il croyait que deux et deux font quatre. Il lui semblait que les événements qui venaient de s’accomplir, — la mort de Lisa, la mort de Marie Timoféievna, — mettraient nécessairement fin aux dernières hésitations de l’ex- révolutionnaire. Qui sait ? peut-être certaines donnés l’autorisaient à penser de la sorte. De plus, on n’ignore pas qu’il détestait personnellement Chatoff. Ils avaient eu autrefois ensemble une violente altercation, et Pierre Stépanovitch ne pardonnait jamais une injure. Je suis même persuadé que ce fut là son motif déterminant.

Chez nous, les trottoirs, qu’ils soient en briques ou en planches, sont fort étroits. Pierre Stépanovitch marchait au milieu du trottoir et l’occupait tout entier, sans faire la moindre attention à Lipoutine, qui, faute de pouvoir trouver place à ses côtés, était obligé, ou de lui emboîter le pas, ou de trotter sur le pavé boueux. Soudain Pierre Stépanovitch se rappela que, peu auparavant, il avait ainsi pataugé dans la boue, tandis que Stavroguine, comme lui-même maintenant, cheminait au milieu du trottoir et en occupait toute la largeur. Au souvenir de cette scène, la colère faillit l’étrangler.

Lipoutine, lui aussi, étouffait de rage en se voyant traiter si cavalièrement. Passe encore si Pierre Stépanovitch s’était contenté d’être incivil avec les autres sectionnaires, mais en user ainsi avec lui ! Il en savait plus que tous ses collègues, il était plus intimement associé à l’affaire qu’aucun d’eux, et jusqu’à ce moment il y avait participé d’une façon constante, quoique indirecte. Oh ! il n’ignorait pas que maintenant même Pierre Stépanovitch pouvait le perdre ; mais depuis longtemps il le détestait, moins encore comme un homme dangereux que comme un insolent personnage. À présent qu’il fallait se résoudre à une pareille chose, il était plus irrité que tous les autres pris ensemble. Hélas ! il savait que « comme un esclave » il serait demain le premier au rendez-vous, que même il y amènerait les autres, et si, avant cette fatale journée, il avait pu, d’une façon quelconque, faire périr Pierre Stépanovitch, — sans se perdre lui-même, bien entendu, — il l’aurait certainement tué.

Absorbé dans ses réflexions, il se taisait et suivait timidement son bourreau. Ce dernier semblait avoir oublié sa présence ; de temps à autre seulement il le poussait du coude avec le sans gêne le plus grossier. Dans la plus belle rue de la ville, Pierre Stépanovitch interrompit brusquement sa marche et entra dans un restaurant.

—Où allez-vous donc ? demanda vivement Lipoutine ; — mais c’est un traktir.

— Je veux manger un beefsteak.

— Vous n’y pensez pas ! cet établissement est toujours plein de monde.

— Eh bien, qu’est-ce que cela fait ?

— Mais… cela va nous mettre en retard. Il est déjà dix heures.

— Où nous allons, on n’arrive jamais trop tard.

— Mais c’est moi qui serai en retard. Ils m’attendent, je dois retourner auprès d’eux après cette visite.

— Qu’importe ? Pourquoi retourner auprès d’eux ? Ce sera une bêtise de votre part. Avec l’embarras que vous m’avez donné, je n’ai pas dîné aujourd’hui. Mais, chez Kiriloff, plus tard on se présente, mieux cela vaut.

Pierre Stépanovitch se fit servir dans un cabinet particulier. Lipoutine, toujours fâché, s’assit sur un fauteuil un peu à l’écart et regarda manger son compagnon. Plu s d’une demi-heure se passa ainsi. Pierre Stépanovitch ne se pressait pas et dînait de bon appétit ; il sonna pour demander une autre moutarde, ensuite il se fit apporter de la bière, et toujours sans dire un seul mot à son acolyte. Il était fort préoccupé, mais chez lui les soucis de l’homme politique ne faisaient aucun tort aux jouissances du gastronome. Lipoutine finit par le haïr au point de ne plus pouvoir détacher de lui ses regards. C’était quelque chose comme un accès nerveux. Il comptait toutes les bouchées de beefsteak que Pierre Stépanovitch mangeait, il s’irritait en le voyant ouvrir la bouche, mâcher la viande et l’humecter de salive, il en vint à prendre en haine le beefsteak lui-même. À la fin, une sorte de brouillard se répandit sur ses yeux, la tête commençait à lui tourner, des sensations de chaleur brûlante et de froid glacial parcouraient alternativement son dos.

— Puisque vous ne faites rien, lisez cela, dit soudain Pierre Stépanovitch en lui jetant une petite feuille de papier.

Lipoutine s’approcha de la lumière et se mit en devoir de déchiffrer ce papier qui était couvert d’une écriture horriblement fine, avec des ratures à chaque ligne. Quand il en eut achevé la lecture, Pierre Stépanovitch régla son addition et sortit. Sur le trottoir, Lipoutine voulut lui rendre le papier.

— Gardez-le ; je vous dirai ensuite pourquoi. Eh bien, qu’est-ce que vous en pensez ?

Lipoutine trembla de tout son corps.

— À mon avis… une pareille proclamation… n’est qu’une absurdité ridicule.

Sa colère ne pouvait plus se contenir.

— Si nous nous décidons à répandre de pareils écrits, poursuivit- il tout frémissant, — nous nous ferons mépriser : on dira que nous sommes des sots et que nous n’entendons rien à l’affaire.

— Hum ! Ce n’est pas mon avis, dit Pierre Stépanovitch, qui marchait à grands pas sur le trottoir.

— Moi, c’est le mien ; est-il possible que ce soit vous-même qui ayez rédigé cela ?

— Ce n’est pas votre affaire.

— Je pense aussi que les vers de la Personnalité éclairée sont les plus mauvais que l’on puisse lire, et que jamais ils n’ont pu être écrits par Hertzen.

— Vous ne savez pas ce que vous dites ; ces vers-là sont fort bons.

— Par exemple, il y a encore une chose qui m’étonne, reprit Lipoutine, qui s’essoufflait à suivre Pierre Stépanovitch, — c’est qu’on nous propose de travailler à la destruction universelle. En Europe, il est naturel de désirer un effondrement général, parce que là le prolétariat existe, mais ici nous ne sommes que des amateurs et, à mon avis, nous ne faisons que de la poussière.

— Je vous croyais fouriériste.

— Il n’y a rien de pareil dans Fourier.

— Je sais qu’il ne s’y trouve que des sottises.

— Non, il n’y a pas de sottises dans Fourier… Excusez-moi, je ne puis pas croire à un soulèvement pour le mois de mai.

Lipoutine avait si chaud qu’il dut déboutonner son vêtement.

— Allons, assez, dit Pierre Stépanovitch avec un sang-froid terrible. — Maintenant, pour ne pas l’oublier, vous aurez à composer et à imprimer de vos propres mains cette proclamation. Nous allons déterrer la typographie de Chatoff, et demain vous la recevrez. Vous composerez la feuille le plus promptement possible, vous en tirerez autant d’exemplaires que vous pourrez, et ensuite vous les répandrez pendant tout l’hiver. Les moyens vous seront indiqués. Il faut un très grand nombre d’exemplaires, parce qu’on vous en demandera de différents côtés.

— Non, pardonnez-moi, je ne puis pas me charger d’une telle… je refuse.

— Il faudra pourtant bien que vous vous en chargiez.

— J’agis en vertu des instructions du comité central, et vous devez obéir.

— Eh bien, j’estime que nos centres organisés à l’étranger ont oublié la réalité russe et rompu tout lien avec la patrie, voilà pourquoi ils ne font qu’extravaguer… Je crois même que les quelques centaines de sections, censément éparpillées sur toute la surface de la Russie, se réduisent en définitive à une seule : la nôtre, et que le prétendu réseau est un mythe, répliqua Lipoutine, suffoqué de colère.

— Votre conduite n’en est que plus vile si vous vous êtes mis au service d’une œuvre à laquelle vous ne croyez pas… maintenant encore, vous courez derrière moi comme un chien couchant.

— Non, je ne cours pas. Nous avons pleinement le droit de nous retirer et de fonder une nouvelle société.

— Imbécile ! fit soudain d’une voix tonnante Pierre Stépanovitch en lançant un regard foudroyant à son interlocuteur.

Pendant quelque temps, tous deux s’arrêtèrent en face l’un de l’autre. Pierre Stépanovitch tourna sur ses talons et se remit en marche avec une assurance imperturbable.

Une idée traversa comme un éclair le cerveau de Lipoutine : « Je vais rebrousser chemin, c’est le moment ou jamais de prendre cette détermination. » Il fit dix pas en songeant à cela, mais, au onzième, une idée nouvelle, désespérée, surgit dans son esprit : il ne revint pas en arrière.

Avant d’arriver à la maison Philippoff, ils prirent un péréoulok ou, pour mieux dire, une étroite ruelle qui longeait le mur de l’immeuble. À l’angle le plus sombre de la clôture, Pierre Stépanovitch détacha une planche : une ouverture se forma, par laquelle il se glissa aussitôt. Cette manière de s’introduire dans la maison étonna Lipoutine, néanmoins il imita l’exemple de son compagnon ; ensuite, ils bouchèrent l’ouverture en remettant la planche à son ancienne place. C’était par cette entrée secrète que Fedka avait pénétré chez Kiriloff.

— Chatoff ne doit pas savoir que nous sommes ici, murmura d’un ton sévère Pierre Stépanovitch à l’oreille de Lipoutine.

III modifier

Comme toujours à cette heure-là, Kiriloff était assis sur son divan de cuir et buvait du thé à l’arrivée des visiteurs, il ne se leva point, mais il eut une sorte de tressaillement et regarda d’un air effaré ceux qui entraient chez lui.

— Vous ne vous êtes pas trompé, dit Pierre Stépanovitch, — c’est pour cela même que je viens.

— Aujourd’hui ?

— Non, non, demain… vers cette heure-ci.

Et il se hâta de s’asseoir près de la table tout en observant avec une certaine inquiétude Kiriloff, dont le trouble ne lui avait pas échappé. Du reste, l’ingénieur ne tarda pas à se remettre et à reprendre sa physionomie accoutumée.

— Voyez-vous, ils ne veulent pas le croire. Vous n’êtes pas fâché que j’aie amené Lipoutine ?

— Aujourd’hui je ne me fâcherai pas, mais demain je veux être seul.

— Mais auparavant il faut que j’aille chez vous, par conséquent je serai là.

— J’aimerais mieux me passer de votre présence.

— Vous vous rappelez que vous avez promis d’écrire et de signer tout ce que je vous dicterais.

— Cela m’est égal. Et maintenant serez-vous longtemps ?

— J’ai à voir quelqu’un avec qui je dois passer une demi-heure ; ainsi, faites comme vous voudrez, je resterai une demi-heure.

Kiriloff ne répondit pas. Pendant ce temps, Lipoutine s’était assis un peu à l’écart, au-dessous du portrait de l’é vêque. La pensée désespérée qui lui était venue tantôt s’emparait de plus en plus de son esprit. Kiriloff l’avait à peine remarqué. Lipoutine connaissait depuis longtemps déjà la théorie de l’ingénieur, et il s’était toujours moqué de ce dernier, mais maintenant il se taisait et regardait autour de lui d’un air sombre.

— J’accepterais bien du thé, dit Pierre Stépanovitch, — je viens de manger un beefsteak, et je comptais trouver du thé chez vous.

— Soit, buvez.

— Auparavant vous n’attendiez pas que je vous en demandasse pour m’en offrir, observa quelque peu aigrement Pierre Stépanovitch.

— Cela ne fait rien. Que Lipoutine boive aussi.

— Non, je… je ne peux pas.

— Je ne veux pas ou je ne peux pas ? questionna Pierre Stépanovitch en se tournant brusquement vers lui.

— Je ne prendrai rien chez lui, répondit Lipoutine d’un ton significatif.

Pierre Stépanovitch fronça le sourcil.

— Cela sent le mysticisme ; le diable sait quelles gens vous êtes tous !

Personne ne releva cette observation ; le silence régna pendant une minute.

— Mais je sais une chose, ajouta d’un ton impérieux Pierre Stépanovitch, — c’est qu’en dépit de tous les préjugés chacun de nous accomplira son devoir.

— Stavroguine est parti ? demanda Kiriloff.

— Oui.

— Il a bien fait.

Une flamme brilla dans les yeux de Pierre Stépanovitch, mais il se contint.

— Peu m’importe votre manière de voir, pourvu que chacun tienne sa parole.

— Je tiendrai ma parole.

— Du reste, j’ai toujours été convaincu que vous acc ompliriez votre devoir comme un homme indépendant et progressiste.

— Vous êtes plaisant.

— Tant mieux, je suis bien aise de vous amuser. Je me réjouis toujours quand il m’est donné d’égayer les gens.

— Vous tenez beaucoup à ce que je me brûle la cervelle, et vous avez peur que je ne revienne sur ma résolution.

— Voyez-vous, c’est vous-même qui avez associé votre projet à nos agissements. Comptant que vous accompliriez votre dessein, nous avons entrepris quelque chose, en sorte qu’à présent un refus de votre part équivaudrait à une trahison.

— Vous n’avez aucun droit.

— Je comprends, je comprends, vous êtes parfaitement libre, et nous ne sommes rien ; tout ce que nous vous demandons, c’est d’accomplir votre volonté.

— Et je devrai prendre à mon compte toutes vos infamies ?

— Écoutez, Kiriloff, vous ne canez pas ? Si vous voulez vous dédire, déclarez-le tout de suite.

— Je ne cane pas.

— Je dis cela parce que vous faites beaucoup de questions.

— Partirez-vous bientôt ?

— Vous voilà encore à demander cela ?

Kiriloff le considéra avec mépris.

— Voyez-vous, poursuivit Pierre Stépanovitch, qui, de plus en plus irrité et inquiet, ne trouvait pas le ton convenable, — vous voulez que je m’en aille et que je vous laisse à vos réflexions ; mais tout cela, c’est mauvais signe pour vous-même, pour vous le premier. Vous voulez trop méditer. À mon avis, il vaudrait mieux faire tout cela d’un coup, sans réfléchir. Et vraiment vous m’inquiétez.

— Il n’y a qu’une chose qui me répugne, c’est d’avoir à ce moment-là une canaille comme vous à côté de moi.

— Eh bien, qu’à cela ne tienne, je sortirai quand il le faudra et j’attendrai sur le perron. Si vous vous donnez la mort et que vous soyez si peu indifférent… tout cela est fort dangereux. Je me retirerai sur le perron, vous serez libre de supposer que je ne comprends rien et que je suis un homme infiniment au-dessous de vous.

— Non, vous n’êtes pas infiniment au-dessous de moi ; vous avez des moyens, mais il y a beaucoup de choses que vous ne comprenez pas, parce que vous êtes un homme bas.

— Enchanté, enchanté. Je vous ai déjà dit que j’étais bien aise de vous procurer une distraction… dans un pareil moment.

— Vous ne comprenez rien.

— C’est-à-dire que je… en tout cas je vous écoute avec respect.

— Vous ne pouvez rien ; maintenant même vous ne pouvez pas cacher votre mesquine colère, quoiqu’il soit désavantageux pour vous de la laisser voir. Vous allez me fâcher, et je m’accorderai six mois de répit.

Pierre Stépanovitch regarda sa montre.

— Je n’ai jamais rien compris à votre théorie, mais je sais que, ne l’ayant pas inventée pour nous, vous la mettrez en pratique, que nous vous demandions ou non de le faire. Je sais aussi que ce n’est pas vous qui avez absorbé l’idée, mais que c’est l’idée qui vous a absorbé, par conséquent vous ne remettrez pas à plus tard l’exécution de votre dessein.

— Comment ? L’idée m’a absorbé ?

— Oui.

— Et ce n’est pas moi qui ai absorbé l’idée ? C’est bien. Vous avez un petit esprit. Mais vous ne savez que taquiner, et moi, j’ai de l’orgueil.

— Très bien, très bien. C’est précisément ce qu’il faut.

— Assez ; vous avez bu, allez-vous-en.

— Le diable m’emporte, il faut s’en aller, dit Pierre Stépanovitch en se levant à demi. — Pourtant il est encore trop tôt. Écoutez, Kiriloff, trouverai-je cet homme-là chez la bouchère, vous comprenez ? Ou bien est-ce qu’elle a menti ?

— Vous ne l’y trouverez pas, car il est ici et non là.

— Comment, ici ? Le diable m’emporte, où donc ?

— Il est à la cuisine, il mange et boit.

— Mais comment a-t-il osé ?… cria Pierre Stépanovitch rouge de colère. — Il devait attendre… c’est absurde ! Il n’a ni passeport, ni argent !

— Je ne sais pas. Il est venu en costume de voyage me faire ses adieux. Il part sans esprit de retour. Il dit que vous êtes un coquin et qu’il ne veut pas attendre votre argent.

— A-ah ! Il a peur que je… Eh bien, mais je puis maintenant encore le…, si… Où est-il ? À la cuisine ?

Kiriloff ouvrit une porte latérale donnant accès à une chambre toute petite et plongée dans l’obscurité. En descendant un escalier de trois marches, on passait de ce réduit dans la partie de la cuisine où couchait habituellement la cuisinière, et qu’une cloison séparait du reste de la pièce. Là, dans un coin, au- dessous des icônes, Fedka était attablé devant une demi-bouteille, une assiette de pain, un morceau de bœuf froid et des pommes de terre. L’ex-forçat, déjà à moitié ivre, portait une pelisse de mouton et semblait tout prêt à se mettre en route. Derrière la cloison un samovar bouillait, mais non à l’intention de Fedka ; c’était ce dernier qui, connaissant les habitudes d’Alexis Nilitch, avait l’obligeance de lui préparer du thé chaque nuit, depuis une semaine au moins. Quant au bœuf et aux pommes de terre, je suis très disposé à croire que Kiriloff, n’ayant pas de cuisinière, les avait fait cuire lui-même pour son hôte dans la matinée.

— Qu’est-ce que tu as imaginé ? cria Pierre Stépanovitch en faisant irruption dans la cuisine. — Pourquoi n’as-tu pas attendu à l’endroit où l’on t’avait ordonné de te trouver ?

Et il déchargea un violent coup de poing sur la table.

Fedka prit un air digne.

— Une minute, Pierre Stépanovitch, une minute ! commença-t-il en détachant chaque mot avec une netteté qui visait à l’effet, — ton premier devoir est de comprendre que tu as l’honneur d’être en visite ici chez M. Kiriloff, Alexis Nilitch, dont tu pourras toujours nettoyer les bottes, car c’est une intelligence cultivée, tandis que toi… pouah !

Là-dessus, il lança un jet de salive. Le ton arrogant et résolu du galérien était de nature à inquiéter Pierre Stépanovitch, si celui-ci avait eu assez de liberté d’esprit pour remarquer le danger qui le menaçait. Mais il était dérouté, abasourdi par les malencontreux événements de la journée… Debout sur l’escalier, Lipoutine regardait avec curiosité dans la cuisine.

— Veux-tu ou ne veux-tu pas avoir un passeport et de l’argent pour aller où l’on t’a dit ? Oui ou non ?

— Vois-tu Pierre Stépanovitch, depuis le premier moment tu n’as pas cessé de me tromper ; aussi je te considère comme un vrai coquin. Tu es à mes yeux un païen, une vermine humaine, — voilà mon opinion sur ton compte. Pour m’amener à verser le sang innocent, tu m’as promis une grosse somme et tu m’as juré que M. Stavroguine était dans l’affaire, bien que ce fût un impudent mensonge. Au lieu des quinze cents roubles que tu m’avais fait espérer, je n’ai rien eu du tout, et tantôt M. Stavroguine t’a souffleté sur les deux joues, ce qui est déjà arrivé à notre connaissance. Maintenant tu recommences à me menacer et tu me promets de l’argent sans me dire ce que tu attends de moi. Mais je devine de quoi il s’agit : comptant sur ma crédulité, tu veux m’envoyer à Pétersbourg pour assassiner M. Stavroguine, Nicolas Vsévolodovitch, dont tu as juré de tirer vengeance. Par conséquent, tu es, tout le premier, un assassin. Et sais-tu de quoi tu t’es rendu digne par ce seul fait que, dans ta dépravation, tu as cessé de croire en Dieu, le vrai Créateur ? Tu t’es placé sur la même ligne qu’un idolâtre, qu’un Tatare ou un Morduan. Alexis Nilitch, qui est un philosophe, t’a plusieurs fois expliqué le vrai Dieu, l’auteur de toutes choses ; il t’a parlé de la création du monde, ainsi que des destinées futures et de la transfiguration de toute créature et de toute bête d’après le livre de l’Apocalypse. Mais tu restes sourd et muet comme une idole stupide, et, semblable à ce pervers tentateur qu’on appelle athée, tu as fait partager tes erreurs à l’enseigne Ertéleff…

— Ah ! quelle caboche d’ivrogne ! Il dépouille les icônes et il prêche sur l’existence de Dieu !

— Vois-tu, Pierre Stépanovitch, c’est vrai que j’ai volé comme tu le dis, mais je me suis contenté de prendre des perles, et puis, qu’en sais-tu ? peut-être en ce moment même mes larmes m’ont obtenu le pardon du Très-Haut pour un péché auquel j’étais poussé par la misère, car je suis un orphelin sans asile. Sais-tu que, jadis, dans les temps anciens, il s’est passé un fait du même genre ? Un marchand fondant en larmes et poussant de gros soupirs déroba une des perles du nimbe qui entourait la tête de la très sainte mère de Dieu ; plus tard il vint s’agenouiller publiquement devant l’image et déposa toute la somme sur le tapis ; alors, à la vue de tout le monde, la sainte Vierge le bénit en le couvrant de son voile. Ce miracle a été consigné dans les archives de l’État par ordre du gouvernement. Mais toi, tu as glissé une souris dans la niche de l’icône, c’est-à-dire que tu t’es moqué du doigt divin lui-même. Et si tu n’étais pas mon barine, si je ne t’avais pas porté dans mes bras autrefois, j’en finirais avec toi tout maintenant, sans sortir d’ici.

Pierre Stépanovitch entra en fureur.

— Parle, as-tu vu aujourd’hui Stavroguine ?

— Ne te permets jamais de me demander cela. M. Stavroguine est on ne peut plus étonné de tes inventions : non seulement il n’a pas organisé la chose et n’y a point contribué pécuniairement, mais il ne désirait même pas qu’elle eût lieu. Tu t’es joué de moi.

— Je vais te donner de l’argent, et, quand tu seras à Pétersbourg, je t’enverrai en une seule fois deux mille roubles, sans parler de ce que tu recevras encore après.

— Tu mens, mon très cher, et cela m’amuse de voir les illusions que tu te fais. M. Stavroguine est vis-à-vis de toi comme sur une échelle du haut de laquelle il te crache dessus, tandis que toi, en bas, tu aboies après lui, pareil à un chien stupide.

— Sais-tu, vaurien cria Pierre Stépanovitch exaspéré, — que je ne te laisserai pas sortir d’ici et que je vais incontinent te livrer à la police ?

Fedka se dressa d’un bond, une lueur sinistre brillait dans ses yeux. Pierre Stépanovitch prit son revolver dans sa poche. La scène qui suivit fut aussi rapide que répugnante. Avant que Pierre Stépanovitch eût pu faire usage de son arme, Fedka se pencha vivement de côté, et de toute sa force le frappa au visage. Dans le même instant retentit un second coup non moins terrible que le premier, puis un troisième et un quatrième, tous assénés sur la joue. Étourdi par la violence de cette attaque, Pierre Stépanovitch ouvrit de grands yeux, grommela quelques mots inintelligibles et soudain s’abattit de tout son long sur le parquet.

— Voilà, prenez-le ! cria Fedka triomphant ; en un clin d’œil il saisit sa casquette, ramassa son paquet qui se trouvait sous un banc et détala. Des sons rauques sortaient de la poitrine de Pierre Stépanovitch ; il avait perdu connaissance, et Lipoutine croyait même que c’en était fait de lui. Kiriloff accourut précipitamment à la cuisine.

— Il faut lui jeter de l’eau au visage ! dit vivement l’ingénieur, et, puisant de l’eau dans un seau avec une jatte de fer, il la versa sur la tête de Pierre Stépanovitch. Celui-ci tressaillit et releva un peu la tête, puis il se mit sur son séant et regarda devant lui d’un air hébété.

— Eh bien, comment vous sentez-vous ? demanda Kiriloff.

Pierre Stépanovitch n’avait pas encore recouvré l’usage de ses sens, il considéra longuement celui qui parlait. Mais, à la vue de Lipoutine, un sourire venimeux lui vint aux lèvres. Il se leva brusquement, ramassa son revolver resté sur le parquet et, blême de rage, s’élança sur Kiriloff.

— Si demain vous vous avisez de déguerpir, comme ce coquin de Stavroguine, articula-t-il d’une voix conv ulsive, — j’irai vous chercher à l’autre bout de la terre… je vous écraserai comme une mouche… vous comprenez !

Et il braqua son revolver sur le front de Kiriloff ; mais, presque aussitôt, reprenant enfin possession de lui-même, il remit l’arme dans sa poche et s’esquiva sans ajouter un mot. Lipoutine se retira aussi. Tous deux se glissèrent hors de la maison par l’issue secrète que nous connaissons déjà. Une fois dans la rue, Pierre Stépanovitch commença à marcher d’un pas si rapide que son compagnon eut peine à le suivre. Arrivé au premier carrefour, il s’arrêta tout à coup.

— Eh bien ? fit-il d’un ton de défi en se retournant vers Lipoutine.

Celui-ci songeait au revolver, et le souvenir de la scène précédente le faisait encore trembler de tous ses membres ; mais la réponse jaillit de ses lèvres, pour ainsi dire, spontanément :

— Je pense… je pense que « de Smolensk à Tachkent on n’attend plus l’étudiant avec tant d’impatience ».

— Et avez-vous vu ce que Fedka buvait à la cuisine ?

— Ce qu’il buvait ? c’était de la vodka.

— Eh bien, sachez qu’il a bu de la vodka pour la dernière fois de sa vie. Je vous prie de vous rappeler cela pour votre gouverne. Et maintenant allez-vous-en au diable, je n’ai plus besoin de vous d’ici à demain… Mais prenez garde à vous : pas de bêtise !

Lipoutine revint chez lui en toute hâte.

IV modifier

Depuis longtemps il s’était muni d’un faux passeport. Chose qu’on aura peine à s’expliquer, cet homme aux instincts bourgeois, ce petit tyran domestique resté fo nctionnaire nonobstant son fouriérisme, enfin ce capitaliste adonné à l’usure avait prévu de longue date qu’il pourrait avoir besoin de ce passeport pour filer à l’étranger, si… Il admettait la possibilité de ce si, quoique, bien entendu, il l’eût toujours fait suivre mentalement d’une ligne de points…

Mais maintenant l’énigmatique particule prenait soudain un sens précis. Une idée désespérée, ai-je dit, était venue à Lipoutine pendant qu’il se rendait chez Kiriloff, après s’être entendu traiter d’imbécile par Pierre Stépanovitch : cette idée, c’était de planter là tout et de partir pour l’étranger le lendemain à la première heure ! Celui qui, en lisant ces lignes, serait tenté de crier à l’exagération, n’a qu’à consulter la biographie de tous les réfugiés russes : pas un n’a émigré dans des conditions moins fantastiques.

De retour chez lui, il commença par s’enfermer dans sa chambre, ensuite il procéda fiévreusement à ses préparatifs de départ. Sa principale préoccupation, c’était la somme d’argent à emporter. Quant au voyage, il n’était pas encore fixé sur la manière dont il l’entreprendrait, il songeait vaguement à aller prendre le train à la seconde ou à la troisième station avant notre ville, dût-il faire la route à pied jusque-là. Tout en roulant ces pensées dans sa tête, il empaquetait machinalement ses effets, quand soudain il interrompit sa besogne, poussa un profond soupir et s’étendit sur le divan.

Il sentait tout à coup, il s’avouait clairement que sans doute il prendrait la fuite, mais qu’il ne lui appartenait plus de décider si ce serait avant ou après l’affaire de Chatoff ; qu’il était maintenant un corps brut, une masse inerte mue par une force étrangère ; qu’enfin, bien qu’ayant toute facilité de s’enfuir avant le meurtre de Chatoff, il ne partirait qu’après. Jusqu’au lendemain matin il resta en proie à une angoisse insupportable, tremblant, gémissant, ne se comprenant pas lui-même. À onze heures, lorsqu’il quitta son appartement, les gens de la maison lui firent part d’une nouvelle qui courait déjà toute la ville : le fameux Fedka, la terreur de la contrée, le forçat évadé que la police recherchait en vain depuis si longtemps, avait été trouvé assassiné le matin à sept verstes de la ville, au point de jonction de la grande route avec le chemin conduisant à Zakharino. Avide d’en savoir davantage, Lipoutine sortit immédiatement de chez lui et alla aux informations ; il apprit bientôt que Fedka avait été trouvé avec la tête fracassée, et que tous les indices donnaient à penser qu’on l’avait dévalisé ; d’après les renseignements recueillis par la police, le meurtrier devait être un ouvrier de l’usine Chpigouline, un certain Femka qui avait pris part conjointement avec le galérien à l’incendie de la demeure des Lébiadkine et à l’assassinat de ceux-ci : sans doute une querelle s’était élevée entre les deux scélérats pour le partage du butin… Lipoutine courut au logement de Pierre Stépanovitch et questionna les gens de service ; ils lui dirent que leur maître, rentré chez lui à une heure du matin, avait dormi fort paisiblement jusqu’à huit heures. Certes, rien ne pouvait paraître extraordinaire dans la mort de Fedka, c’était en quelque sorte le dénouement naturel d’une existence de brigand. Mais, la veille, Pierre Stépanovitch avait dit « Fedka a bu de la vodka pour la dernière fois de sa vie » : comment ne pas rapprocher cette parole de l’événement qui l’avait suivie de si près ? Frappé d’une telle coïncidence, Lipoutine n’hésita plus. Rentré chez lui, il poussa du pied son sac de voyage sous son lit, et, le soir, à l’heure fixée, il se trouva le premier à l’endroit où l’on devait se rencontrer avec Chatoff : à la vérité, il avait toujours son passeport dans sa poche…