Les Possédés/Troisième Partie/2

Traduction par Victor Derély.
E. Plon (2p. 177-212).

Chapitre II. La Fête (2).

I modifier

Il ne me reçut pas. Il s’était enfermé et écrivait. Comme j’insistais pour qu’il m’ouvrît, il me répondit à travers la porte :

— Mon ami, j’ai tout terminé, qui peut exiger plus de moi ?

— Vous n’avez rien terminé du tout, vous n’avez fait qu’aider à la déroute générale. Pour l’amour de Dieu, pas de phrases, Stépan Trophimovitch ; ouvrez. Il faut prendre des mesures ; on peut encore venir vous insulter chez vous…

Je me croyais autorisé à lui parler sévèrement, et même à lui demander des comptes. J’avais peur qu’il n’entreprit quelque chose de plus fou encore. Mais, à mon grand étonnement, je rencontrai chez lui une fermeté inaccoutumée :

— Ne m’insultez pas vous-même le premier. Je vous remercie pour tout le passé ; mais je répète que j’en ai fini avec les hommes, aussi bien avec les bons qu’avec les mauvais. J’écris à Daria Pavlovna que j’ai eu l’inexcusable tort d’oublier jusqu’à présent. Demain, si vous voulez, portez-lui ma lettre, et, maintenant, merci.

— Stépan Trophimovitch, l’affaire, soyez-en sûr, est plus sérieuse que vous ne le pensez. Vous croyez avoir remporté là-bas une victoire écrasante ? Détrompez-vous, vous n’avez écrasé personne, et c’est vous-même qui avez été brisé comme verre (oh ! je fus incivil et grossier ; je me le rappelle avec tristesse !) Vous n’avez décidément aucune raison pour écrire à Daria Pavlovna… Et qu’allez-vous devenir maintenant sans moi ? Est-ce que vous entendez quelque chose à la vie pratique ? Vous avez certainement un nouveau projet dans l’esprit ? En ce cas, un second échec vous attend…

Il se leva et vint tout près de la porte.

— Quoique vous n’ayez pas longtemps vécu avec eux, vous avez déjà pris leur langage et leur ton. Dieu vous pardonne, mon ami, et Dieu vous garde ! Mais j’ai toujours reconnu en vous l’étoffe d’un homme comme il faut : vous viendrez peut-être à résipiscence, — avec le temps, bien entendu, comme nous tous en Russie. Quant à votre observation concernant mon défaut de sens pratique, je vous citerai une remarque faite par moi il y a longtemps : nous avons dans notre pays quantité de gens qui critiquent on ne peut plus violemment l’absence d’esprit pratique chez les autres, et qui ne font grâce de ce reproche qu’à eux-mêmes. Cher, songez que je suis agité, et ne me tourmentez pas. Encore une fois, merci pour tout ; séparons-nous l’un de l’autre, comme Karmazinoff s’est séparé du public, c’est-à-dire en nous faisant réciproquement l’aumône d’un oubli magnanime. Lui, il jouait une comédie quand il priait si instamment ses anciens lecteurs de l’oublier ; moi, je n’ai pas autant d’amour-propre, et je compte beaucoup sur la jeunesse de votre cœur : pourquoi conserveriez-vous le souvenir d’un vieillard inutile ? « Vivez davantage », mon ami, comme disait Nastasia la dernière fois qu’elle m’a adressé ses vœux à l’occasion de ma fête (ces pauvres gens ont quelquefois des mots charmants et pleins de philosophie). Je ne vous souhaite pas beaucoup de bonheur, ce serait fastidieux ; je ne vous souhaite pas de mal non plus, mais, d’accord avec la philosophie populaire, je me borne à vous dire : « Vivez davantage », et tâchez de ne pas trop vous ennuyer ; ce frivole souhait, je l’ajoute de ma poche. Allons, adieu, sérieusement, adieu. Ne restez pas à ma porte, je n’ouvrirai pas.

Il s’éloigna, et je n’en pus rien tirer de plus. Malgré son « agitation », il parlait coulamment, sans précipitation, et avec une gravité qu’il s’efforçait visiblement de rendre imposante. Sans doute il était un peu fâché contre moi et, peut-être, me punissait d’avoir été, la veille, témoin de ses puériles frayeurs. D’un autre côté, il savait aussi que les larmes qu’il avait versées le matin devant tout le monde l’avaient placé dans une situation assez comique ; or personne n’était plus soucieux que Stépan Trophimovitch de conserver son prestige intact vis-à-vis de ses amis. Oh ! je ne le blâme pas ! Mais je me rassurai en voyant que cette humeur sarcastique et cette petite faiblesse subsistaient chez lui en dépit de toutes les secousses morales : un homme, en apparence si peu différent de ce qu’il avait toujours été, ne devait point être disposé à prendre en ce moment quelque résolution désespérée. Voilà comme j’en jugeai alors, et, mon Dieu, dans quelle erreur j’étais ! Je perdais de vue bien des choses…

Anticipant sur les événements, je reproduis les premières lignes de la lettre qu’il fit porter le lendemain à Daria Pavlovna :

— « Mon enfant, ma main tremble, mais j’ai tout fini. Vous n’avez pas assisté à mon dernier engagement avec les humains ; vous n’êtes pas venue à cette « lecture », et vous avez bien fait. Mais on vous racontera que dans notre Russie si pauvre en caractères un homme courageux s’est levé, et que, sourd aux menaces de mort proférées de tous côtés contre lui, il a dit à ces imbéciles leur fait, à savoir que ce sont des imbéciles. Oh ! ce sont de pauvres petits vauriens, et rien de plus, de petits imbéciles, — voilà le mot ! Le sort en est jeté ! je quitte cette ville pour toujours, et je ne sais où j’irai. Tous ceux que j’aimais se sont détournés de moi. Mais vous, vous, être si pur et naïf, vous, douce créature dont le sort a failli être uni au mien par la volonté d’un coeur capricieux et despote ; vous qui peut-être m’avez vu avec mépris verser mes lâches larmes à la veille de notre mariage projeté ; vous qui, en tout état de cause, ne pouvez me considérer que comme un personnage comique, — oh ! à vous, à vous le dernier cri de mon coeur ! Envers vous seule j’ai un dernier devoir à remplir ! Je ne puis vous quitter pour toujours en vous laissant l’impression que je suis un ingrat, un sot, un rustre et un égoïste, comme probablement vous le répète chaque jour une personne ingrate et dure qu’il m’est, hélas ! impossible d’oublier…

Etc., etc. Il y avait quatre pages de phrases dans ce goût-là.

En réponse à son « je n’ouvrirai pas », je cognai trois fois à la porte. « J’aurai ma revanche », lui criai-je en m’en allant, « aujourd’hui même vous m’enverrez chercher trois fois par Nastasia, et je ne viendrai pas. » Je courus ensuite chez Julie Mikhaïlovna.

II modifier

Là, je fus témoin d’une scène révoltante : on trompait effrontément la pauvre femme, et j’étais forcé de me taire. Qu’aurais-je pu lui dire, en effet ? Revenu à une plus calme appréciation des choses, je m’étais aperçu que tout se réduisait pour moi à des impressions, à des pressentiments sinistres, et qu’en dehors de cela je n’avais aucune preuve. Je trouvai la gouvernante en larmes, ses nerfs étaient très agités. Elle se frictionnait avec de l’eau de Cologne, et il y avait un verre d’eau à côté d’elle. Pierre Stépanovitch, debout devant Julie Mikhaïlovna, parlait sans discontinuer ; le prince était là aussi, mais il ne disait mot. Tout en pleurant, elle reprochait avec vivacité à Pierre Stépanovitch ce qu’elle appelait sa « défection » : d’après elle, tous les déplorables incidents survenus dans la matinée n’avaient eu pour cause que l’absence de Pierre Stépanovitch.

Je remarquai en lui un grand changement : il semblait très préoccupé, presque grave. Ordinairement il n’avait pas l’air sérieux et riait toujours, même quand il se fâchait, ce qui lui arrivait souvent. Oh ! maintenant encore Pierre Stépanovitch était fâché ; il parlait d’un ton brutal, plein d’impatience et de colère. Il prétendait avoir été pris d’un mal de tête accompagné de nausées pendant une visite qu’il avait faite tout au matin à Gaganoff. Hélas ! la pauvre femme désirait tant être trompée encore ! Lorsque j’entrai, la principale question qu’on agitait était celle-ci : y aurait-il un bal ou n’y en aurait-il pas ? En un mot, c’était toute la seconde partie de la fête qui se trouvait remise en discussion. Julie Mikhaïlovna déclarait formellement qu’elle ne consentirait jamais à assister au bal « après les affronts de tantôt » ; au fond, elle ne demandait pas mieux que d’avoir la main forcée, et forcée précisément par Pierre Stépanovitch. Elle le considérait comme un oracle, et s’il l’avait tout à coup plantée là, je crois qu’elle en aurait fait une maladie. Mais il n’avait pas envie de s’en aller : il insistait de toutes ses forces pour que le bal eût lieu, et surtout pour que la gouvernante s’y montrât…

— Allons, pourquoi pleurer ? Vous tenez donc bien à faire une scène ? Il faut absolument que vous passiez votre colère sur quelqu’un ? Soit, passez-là sur moi ; seulement dépêchez-vous, car le temps presse, et il est urgent de prendre une décision. La séance littéraire a été un four, le bal réparera cela. Tenez, c’est aussi l’avis du prince. Tout de même, sans le prince, je ne sais pas comment l’affaire se serait terminée.

Au commencement, le prince s’était prononcé contre le bal (c’est- à-dire qu’il n’était pas d’avis que Julie Mikhaïlovna y parût ; quant au bal même, on ne pouvait en aucun cas le contremander) ; mais Pierre Stépanovitch ayant plusieurs fois fait mine de s’en référer à son opinion, il changea peu à peu de sentiment.

Le ton impoli de Pierre Stépanovitch était aussi trop extraordinaire pour ne pas m’étonner. Oh ! j’oppose un démenti indigné aux bruits répandus plus tard concernant de prétendues relations intimes qui auraient existé entre Julie Mikhaïlovna et Pierre Stépanovitch. Ce sont là de pures calomnies. Non, l’empire que le jeune homme exerçait sur la gouvernante, il le devait exclusivement aux basses flagorneries dont il s’était mis à l’accabler dès le début : la voyant désireuse de jouer un grand rôle politique et social, il avait flatté sa manie, il avait feint de s’associer à ses rêves et d’en poursuivre la réalisation conjointement avec elle ; enfin il s’y était si bien pris pour l’entortiller, que maintenant elle ne pensait plus que par lui.

Lorsqu’elle m’aperçut, un éclair s’alluma dans ses yeux.

— Tenez, interrogez-le ! s’écria-t-elle : — lui aussi est resté tout le temps près de moi, comme le prince. Dites, n’est-il pas évident que tout cela est un coup monté, un coup bassement, perfidement monté pour me faire à moi et à André Antonovitch tout le mal possible ? Oh ! ils s’étaient concertés, ils avaient leur plan. C’est une cabale organisée de longue main.

— Vous exagérez, selon votre habitude. Vous avez toujours un poème dans la tête. Du reste, je suis bien aise de voir monsieur… (il fit semblant de ne pas se rappeler mon nom), il vous dira son opinion.

— Mon opinion, répondis-je aussitôt, — est de tout point conforme à celle de Julie Mikhaïlovna. Le complot n’est que trop évident. Je vous rapporte cette rosette, Julie Mikhaïlovna. Que le bal ait lieu ou non, ce n’est pas mon affaire, car je n’y puis rien, mais mon rôle en tant que commissaire de la fête est terminé. Excusez ma vivacité, mais je ne puis agir au mépris du bon sens et de ma conviction.

— Vous entendez, vous entendez ! fit-elle en frappant ses mains l’une contre l’autre.

— J’entends, et voici ce que je vous dirai, reprit en s’adressant à moi Pierre Stépanovitch, — je suppose que vous avez tous mangé quelque chose qui vous a fait perdre l’esprit. Selon moi, il ne s’est rien passé, absolument rien, qu’on n’ait déjà vu et qu’on n’ait pu toujours voir dans cette ville. Que parlez-vous de ce complot ? Cela a été fort laid, honteusement bête, mais où donc y a-t-il un complot ? Comment, ils auraient comploté contre Julie Mikhaïlovna qui les protège, qui les gâte, qui leur pardonne avec une indulgence inépuisable toutes leurs polissonneries ? Julie Mikhaïlovna ! Que vous ai-je répété à satiété depuis un mois ? De quoi vous ai-je prévenue ? Allons, quel besoin aviez-vous de tous ces gens-là ? Vous teniez donc bien à vous encanailler ? Pourquoi ? Dans quel but ? Pour fusionner les divers éléments sociaux ? Eh bien, elle est jolie, votre fusion !

— Quand donc m’avez-vous prévenue ? Au contraire, vous m’approuviez, vous exigiez même que j’agisse ainsi… Votre langage, je l’avoue, m’étonne à un tel point… Vous m’avez vous- même amené plusieurs fois d’étranges gens…

— Au contraire, loin de vous approuver, je disputais avec vous. Je reconnais que je vous ai présenté d’étranges gens, mais je ne l’ai fait que tout récemment, après avoir vu vos salons envahis déjà par des douzaines d’individus semblables ; je vous ai amené des danseurs pour le « quadrille de la littérature », et l’on n’aurait pas pu les recruter dans la bonne société. Du reste, je parie qu’à la séance littéraire d’aujourd’hui on a laissé entrer sans billets bien d’autres crapules.

— Certainement, confirmai-je.

— Vous voyez, vous en convenez. Vous rappelez-vous le ton qui régnait ici en ville dans ces derniers temps ? C’était l’effronterie la plus impudente, le cynisme le plus scandaleux. Et qui encourageait cela ? Qui couvrait cela de son patronage ? Qui a dévoyé l’esprit public ? Qui a jeté tout le fretin hors des gonds ? Est-ce que les secrets de toutes les familles ne s’étalent pas dans votre album ? Ne combliez-vous pas de caresses vos poètes et vos dessinateurs ? Ne donniezvous pas votre main à baiser à Liamchine ? Un séminariste n’a-t-il pas, en votre présence, insulté un conseiller d’État actuel venu chez vous avec sa fille, et n’a- t-il pas gâté la robe de celle-ci en essuyant dessus ses grosses bottes goudronnées ? Pourquoi donc vous étonnez-vous que le public vous soit hostile ?

— Mais tout cela, c’est votre œuvre, je n’ai fait que suivre vos conseils ! Ô mon Dieu !

— Non, je vous ai avertie, je vous ai engagée à vous tenir sur vos gardes, nous avons eu des discussions ensemble à ce sujet, nous nous sommes querellés !

— Vous mentez effrontément.

— Allons, sans doute il est inutile de vous parler de cela. Maintenant vous êtes fâchée, il vous faut une victime ; eh bien, je le répète, passez votre colère sur moi. Mieux vaut que je m’adresse à vous, monsieur… (il feignait toujours d’avoir oublié mon nom) : en laissant de côté Lipoutine, j’affirme qu’il n’y a eu aucun complot, au-cun ! Je le prouverai, mais examinons d’abord le cas de Lipoutine. Il est venu lire les vers de l’imbécile Lébiadkine, et c’est cela que vous appelez un complot ? Mais savez- vous que Lipoutine a très bien pu trouver la chose spirituelle ? Sérieusement, sérieusement spirituelle. En faisant cette lecture, il comptait amuser la société, égayer tout le monde, à commencer par sa protectrice Julie Mikhaïlovna, voilà tout. Vous ne le croyez pas ? Eh bien, cette facétie n’est-elle pas dans le goût de tout ce qui s’est fait ici depuis un mois ? Voulez-vous que je vous dise toute ma pensée ? Je suis sûr que dans un autre moment cela aurait passé comme une lettre à la poste ; on n’y aurait vu qu’une plaisanterie risquée, grossière peut-être, mais amusante.

— Comment ! Vous trouvez spirituelle l’action de Lipoutine ? s’écria dans un transport d’indignation Julie Mikhaïlovna ; — vous osez appeler ainsi une pareille sottise, une pareille inconvenance, un acte si bas, si lâche, si perfide ? Je vois bien maintenant que vous-même êtes du complot !

— Sans aucun doute, c’est moi qui, invisible et présent, faisais mouvoir tous les fils. Mais, voyons, si je prenais part à un complot, — comprenez du moins cela ! — ce serait pour aboutir à autre chose qu’à la lecture de quelques vers ridicules ! Pourquoi ne pas dire tout de suite que j’avais donné le mot à papa pour qu’il causât un pareil scandale ? À qui la faute si vous avez laissé papa s’exhiber en public ? Qui est-ce qui, hier, vous avait déconseillé cela, hier encore, hier ?

— Oh ! hier il avait tant d’esprit, je comptais tant sur lui ; il a, en outre, de si belles manières ; je me disais : lui et Karmazinoff… et voilà !

— Oui : et voilà. Mais, avec tout son esprit, papa s’est conduit bêtement. Je savais d’avance qu’il ferait des bêtises ; si donc j’étais entré dans une conspiration ourdie contre votre fête, est- ce que je vous aurais engagée à ne pas lâcher l’âne dans le potager ? Non, sans doute. Eh bien, hier je vous ai vivement sollicitée d’interdire la parole à papa, car je pressentais ce qui devait arriver. Naturellement il était impossible de tout prévoir, et lui-même, pour sûr, ne savait pas, une minute avant de monter sur l’estrade, quel brûlot il allait allumer. Est-ce que ces vieillards nerveux ressemblaient à des hommes ? Mais le mal n’est pas sans remède : pour donner satisfaction au public, demain ou même aujourd’hui envoyez chez lui par mesure administrative deux médecins chargés d’examiner son état mental, et ensuite fourrez-le dans un asile d’aliénés. Tout le monde rira et comprendra qu’il n’y a pas lieu de se sentir offensé. En ma qualité de fils, j’annoncerai la nouvelle ce soir au bal. Karmazinoff, c’est une autre affaire : l’animal a mis son auditoire de mauvaise humeur en lisant pendant une heure entière. En voilà encore un qui, à coup sûr, s’entendait avec moi ! Il avait été convenu entre nous qu’il ferait des sottises afin de nuire à Julie Mikhaïlovna !

— Oh ! Karmazinoff, quelle honte ! J’en ai rougi pour notre public !

— Eh bien, moi, je n’aurais pas rougi, mais j’aurais étrillé d’importance le lecteur lui-même. C’est le public qui avait raison. Et, pour ce qui est de Karmazinoff, à qui la faute encore ? Est-ce moi qui l’ai jeté à votre tête ? Ai-je jamais été de ses adorateurs ? Allons, que le diable l’emporte ! Reste le troisième, la maniaque politique ; celui-là, c’est autre chose. Ici tout le monde a fait une boulette, et l’on ne peut pas mettre exclusivement en cause mes machinations.

— Ah ! taisez-vous, c’est terrible, terrible ! Sur ce point, c’est moi, moi seule qui suis coupable !

— Assurément, mais ici je vous excuse. Eh ! qui se défie de ces francs parleurs ? À Pétersbourg même on ne prend pas garde à eux. Il vous avait été recommandé, et dans quels termes encore ! Ainsi convenez que maintenant vous êtes même obligée de vous montrer au bal. La chose est grave, car c’est vous-même qui avez fait monter cet homme-là sur l’estrade. À présent vous devez donc décliner publiquement toute solidarité avec lui, dire que le gaillard est entre les mains de la police et que vous avez été trompée d’une façon inexplicable. Vous déclarerez avec indignation que vous avez été victime d’un fou, car c’est un fou et rien de plus. Voilà comme il faut présenter le fait. Moi, je ne puis pas souffrir ces furieux. Il m’arrive parfois à moi-même d’en dire de plus roides encore, mais ce n’est pas ex cathedra. Et justement voici qu’on parle d’un sénateur.

— De quel sénateur ? Qui est-ce qui en parle ?

— Voyez-vous, moi-même je n’y comprends rien. Est-ce que vous n’avez point été avisée, Julie Mikhaïlovna, de la prochaine arrivée d’un sénateur ?

— D’un sénateur ?

— Voyez-vous, on est convaincu qu’un sénateur a reçu mission de se rendre ici, et que le gouvernement va vous destituer. Cela m’est revenu de plusieurs côtés.

— Je l’ai entendu dire aussi, observai-je.

— Qui a parlé de cela ? demanda la gouvernante toute rouge.

— Vous voulez dire : qui en a parlé le premier ? Je n’en sais rien. Toujours est-il qu’on en parle, et même beaucoup. Le public ne s’est pas entretenu d’autre chose dans la journée d’hier. Tout le monde est très sérieux, quoiqu’on n’ait encore aucune donnée positive. Sans doute les personnes plus intelligentes, les gens plus compétents se taisent, mais parmi ceux-ci plusieurs ne laissent pas d’écouter.

— Quelle bassesse ! Et… quelle bêtise !

— Eh bien, vous voyez, il faut maintenant que vous vous montriez pour fermer la bouche à ces imbéciles.

— Je l’avoue, je sens moi-même que je ne puis faire autrement, mais… si une nouvelle humiliation m’était réservée ? Si j’allais me trouver seule à ce bal ? Car personne ne viendra, personne, personne !

— Quelle idée ? On n’ira pas au bal ! Et les robes qu’on a fait faire, et les toilettes des demoiselles ? Vraiment, après cela, je nie que vous soyez une femme ! Voilà comme vous connaissez votre sexe !

— La maréchale de la noblesse n’y sera pas !

— Mais enfin, qu’est-ce qui est arrivé ? Pourquoi n’ira-t-on pas au bal ? cria-t-il impatienté.

— Une ignominie, une honte, — voilà ce qui est arrivé. Qu’y a-t- il au fond de tout cela ? Je l’ignore, mais, après une telle affaire, je ne puis pas me montrer au bal…

— Pourquoi ? Mais, au bout du compte, quels sont vos torts ? De quoi êtes-vous coupable ? La faute n’est-elle pas plutôt au public, à vos hommes respectables, à vos pères de famille ? C’était à eux d’imposer silence aux vauriens et aux imbéciles, — car parmi les tapageurs il n’y avait que des imbéciles et des vauriens. Nulle part, dans aucune société, l’autorité ne maintient l’ordre à elle toute seule. Chez nous chacun, en entrant quelque part, exige qu’on détache un commissaire de police pour veiller à sa sûreté personnelle. On ne comprend pas que la société doit se protéger elle-même. Et que font en pareille circonstance vos pères de famille, vos hauts fonctionnaires, vos femmes mariées, vos jeunes filles ? Tous ces gens-là se tai sent et boudent. Le public n’a pas même assez d’initiative pour mettre les braillards à la raison.

— Ah ! que cela est vrai ! Ils se taisent, boudent et… regardent autour d’eux.

— Eh bien, si cela est vrai, vous devez le déclarer hautement, fièrement, sévèrement. Il faut montrer que vous n’êtes pas brisée, et le montrer précisément à ces vieillards, à ces mères de famille. Oh ! vous saurez : vous ne manquez pas d’éloquence, lorsque votre tête est lucide. Vous les réunirez autour de vous et vous leur ferez un discours qui sera ensuite envoyé au Golos et à la Gazette de la Bourse. Attendez, je vais moi-même me mettre à l’oeuvre, je me charge de tout organiser. Naturellement les mesures d’ordre devront être mieux prises ; il faudra surveiller le buffet, prier le prince, prier monsieur… Vous ne pouvez pas nous laisser en plan, monsieur, alors que tout est à recommencer. Et enfin vous ferez votre entrée au bras d’André Antonovitch. Comment va-t-il ?

— Oh ! quels jugements faux, injustes, outrageants vous avez toujours portés sur cet homme angélique ! s’écria avec un subit attendrissement Julie Mikhaïlovna, et peu s’en fallut qu’elle ne fondît en larmes. Sur le moment Pierre Stépanovitch déconcerté ne sut que balbutier :

— Allons donc, je… mais quoi ? J’ai toujours…

— Jamais, jamais ! vous ne lui avez jamais rendu justice !

— Il faut renoncer à comprendre la femme ! grommela Pierre Stépanovitch en grimaçant un sourire.

— C’est l’homme le plus droit, le plus délicat, le plus angélique ! L’homme le meilleur !

— Pour ce qui est de sa bonté, je l’ai toujours hautement reconnue…

— Jamais. Du reste, laissons cela. Je l’ai défendu fort maladroitement. Tantôt la sournoise maréchale de la noblesse a fait plusieurs allusions sarcastiques à ce qui s’est passé hier.

— Oh ! maintenant elle ne parlera plus de la journée d’hier, celle d’aujourd’hui doit la préoccuper bien davantage. Et pourquoi l’idée qu’elle n’assistera pas au bal vou s trouble-t-elle à ce point ? Certainement elle n’y viendra pas, après la part qu’elle a eue à un tel scandale ! Ce n’est peut-être pas sa faute, mais sa réputation n’en souffre pas moins, elle a de la boue sur les mains.

— Qu’est-ce que c’est ? je ne comprends pas : pourquoi a-t-elle de la boue sur les mains ? demanda Julie Mikhaïlovna en regardant Pierre Stépanovitch d’un air étonné.

— Je n’affirme rien, mais en ville le bruit court qu’elle leur a servi d’entremetteuse.

— Comment ? À qui a-t-elle servi d’entremetteuse ?

— Eh ! mais est-ce que vous ne savez pas encore la chose ? s’écria- t-il avec une surprise admirablement jouée, — eh bien, à Stavroguine et à Élisabeth Nikolaïevna !

Nous n’eûmes tous qu’un même cri :

— Comment ? Quoi ?

— Vrai, on dirait que vous n’êtes encore au courant de rien ! Eh bien, il s’agit d’un événement tragico-romanesque : en plein jour Élisabeth Nikolaïevna a quitté la voiture de la maréchale de la noblesse pour monter dans celle de Stavroguine, et elle a filé avec « ce dernier » à Skvorechniki. Il y a de cela une heure tout au plus.

Ces paroles nous plongèrent dans une stupéfaction facile à comprendre. Naturellement, nous avions hâte d’en savoir davantage, et nous nous mîmes à interroger Pierre Stépanovitch. Mais, circonstance singulière, quoiqu’il eût été, « par hasard », témoin du fait, il ne put nous en donner qu’un récit très sommaire. Voici, d’après lui, comment la chose s’était passée : après la matinée littéraire, la maréchale de la noblesse avait ramené dans sa voiture Lisa et Maurice Nikolaïévitch à la demeure de la générale Drozdoff (celle-ci avait toujours les jambes malades) ; au moment où l’équipage venait de s’arrêter devant le perron, Lisa, sautant à terre, s’était élancée vers une autre voiture qui stationnait à vingt-cinq pas de là, la portière s’était ouverte et refermée : « Épargnez-moi ! » avait crié la jeune fille à Maurice Nikolaïévitch, et la voiture était partie à fond de train d ans la direction de Skvorechniki. En réponse aux questions qui jaillirent spontanément de nos lèvres : Y a-t-il eu entente préalable ? Qui est-ce qui était dans la voiture ? — Pierre Stépanovitch déclara qu’il ne savait rien, que sans doute cette fugue avait été concertée à l’avance entre les deux jeunes gens, mais qu’il n’avait pas aperçu Stavroguine lui-même dans la voiture où peut- être se trouvait le vieux valet de chambre, Alexis Egoritch.

— Comment dont vous-même étiez-vous là ? lui demandâmes-nous, — et comment savez-vous de science certaine qu’elle est allée à Skvorechniki ?

— Je passais en cet endroit par hasard, répondit-il, — et, en apercevant Lisa, j’ai couru vers la voiture.

Et pourtant, lui si curieux, il n’avait pas remarqué qui était dans cette voiture !

— Quant à Maurice Nikolaïévitch, acheva le narrateur, — non seulement il ne s’est pas mis à la poursuite de la jeune fille, mais il n’a même pas essayé de la retenir, et il a fait taire la maréchale de la noblesse qui s’époumonait à crier : « Elle va chez Stavroguine ! Elle va chez Stavroguine ! »

Je ne pus me contenir plus longtemps :

— C’est toi, scélérat, qui as tout organisé ! vociférai-je avec rage. — Voilà à quoi tu as employé ta matinée ! Tu as été le complice de Stavroguine, c’est toi qui étais dans la voiture et qui y a fait monter Lisa… toi, toi, toi ! Julie Mikhaïlovna, cet homme est votre ennemi, il vous perdra aussi ! Prenez garde !

Et je sortis précipitamment de la maison.

J’en suis encore à me demander aujourd’hui comment j’ai pu alors lancer une accusation si nette à la face de Pierre Stépanovitch. Mais j’avais deviné juste : on découvrit plus tard que les choses s’étaient passées à très peu près comme je l’avais dit. En premier lieu, j’avais trouvé fort louche la façon dont il s’y était pris pour entrer en matière. Une nouvelle aussi renversante, il aurait dû, ce semble, la raconter de prime abord, dès son arrivée dans la mais on ; au lieu de cela, il avait fait mine de croire que nous la savions déjà, ce qui était impossible, vu le peu de temps écoulé depuis l’événement. Pour la même raison, il ne pouvait non plus avoir déjà entendu dire partout que la maréchale de la noblesse avec servi d’entremetteuse. En outre, pendant qu’il parlait, j’avais deux fois surpris sur ses lèvres le sourire malicieux du fourbe qui s’imagine en conter à des jobards. Mais peu m’importait Pierre Stépanovitch ; le fait principal n’était pas douteux à mes yeux, et, en sortant de chez Julie Mikhaïlovna, je ne me connaissais plus. Cette catastrophe m’atteignait à l’endroit le plus sensible du cœur ; j’avais envie de fondre en larmes et il se put même que j’aie pleuré. Je ne savais à quoi me décider. Je courus chez Stépan Trophimovitch, mais l’irritant personnage refusa encore de me recevoir. Nastasia eut beau m’assurer à voix basse qu’il était couché, je n’en crus rien. Chez Lisa, j’interrogeai les domestiques : ils me confirmèrent la fuite de leur jeune maîtresse, mais eux-mêmes n’en savaient pas plus que moi. La consternation régnait dans cette demeure ; Prascovie Ivanovna avait déjà eu plusieurs syncopes, Maurice Nikolaïévitch se trouvait auprès d’elle ; je ne jugeai pas à propos de le demander. En réponse à mes questions, les gens de la maison m’apprirent que dans ces derniers temps Pierre Stépanovitch était venu très souvent chez eux : il lui arrivait parfois de faire jusqu’à deux visites dans la même journée. Les domestiques étaient tristes et parlaient de Lisa avec un respect particulier ; ils l’aimaient. Qu’elle fût perdue, irrévocablement perdue, — je n’en doutais pas, mais le côté psychologique de l’affaire restait incompréhensible pour moi, surtout après la scène que la jeune fille avait eue la veille avec Stavroguine. Courir la ville en quête de renseignements, m’informer auprès de personnes malveillantes que cette lamentable aventure devait réjouir, cela me répugnait, et, d’ailleurs, par égard pour Lisa, je ne l’aurais point voulu faire. Mais ce qui m’étonne, c’est que je sois allé chez Daria Pavlovna, où, du reste, je ne fus pas reçu (depuis la veille, la porte de la maison Stavroguine ne s’ouvrait pour aucun visiteur) ; je ne sais ce que j’aurais pu lui dire et quel motif m’avait déterminé à cette démarche. De chez Dacha, je me rendis au domicile de son frère. Je trouvai Chatoff plus sombre que jamais. Pensif et morne, il semblait faire un effort sur lui-même pour m’écouter ; tandis que je parlais, il se promenait silencieusement dans sa chambrette, et je pus à peine lui arracher une parole. J’étais déjà en bas de l’escalier quand il me cria du carré : « Passez chez Lipoutine, là vous saurez tout. » Mais je n’allais pas chez Lipoutine, et je revins plus tard chez Chatoff. Je me contentai d’entre-bâiller sa porte : « N’irez-vous pas aujourd’hui chez Marie Timoféievna ? » lui dis-je sans entrer. Il me répondit par des injures, et je me retirai. Je note, pour ne pas l’oublier, que, le même soir, il se rendit exprès tout au bout de la ville chez Marie Timoféievna qu’il n’avait pas vue depuis assez longtemps. Il la trouva aussi bien que possible, physiquement et moralement ; Lébiadkine ivre-mort dormait sur un divan dans la première pièce. Il était alors dix heures juste. Chatoff lui-même me fit part de ces détails le lendemain, en me rencontrant par hasard dans la rue. À neuf heures passées, je me décidai à me rendre au bal. Je ne devais plus y assister en qualité de commissaire, car j’avais laissé ma rosette chez Julie Mikhaïlovna, mais j’étais curieux de savoir ce qu’on disait en ville de tous ces événements. De plus, je voulais avoir l’œil sur la gouvernante, ne dussé-je la voir que de loin. Je me reprochais fort la précipitation avec laquelle je l’avais quittée tantôt.

III modifier

Toute cette nuit avec ces incidents absurdes aboutissant à une épouvantable catastrophe me fait encore aujourd’hui l’effet d’un affreux cauchemar, et c’est ici que ma tâche de chroniqueur devient particulièrement pénible. Il était plus de dix heures quand j’arrivai chez la maréchale de la noblesse. Malgré le peu de temps dont on disposait, la vaste salle où s’était donnée la séance littéraire avait été convertie en salle de danse, et l’on espérait y voir toute la ville. Pour moi, depuis la matinée, je ne me faisais aucune illusion à cet égard, mais l’événement dépassa mes prévisions les plus pessimistes. Pas une famille de la haute société ne vint au bal, et tous les fonctionnaires de quelque importance firent également défaut. L’abstention presque générale du public féminin donna un démenti au pronostic de Pierre Stépanovitch (sans doute celui-ci avait sciemment trompé la gouvernante) : il y avait tout au plus une dame pour quatre cavaliers, et encore quelles dames ! Des femmes d’officiers subalternes, d’employés de la poste et de petits bureaucrates, trois doctoresses accompagnées de leurs filles, deux ou trois représentantes de la petite propriété, les sept filles et la nièce du secrétaire dont j’ai parlé plus haut, des boutiquières, — était-ce cela qu’attendait Julie Mikhaïlovna ? La moitié des marchands même restèrent chez eux. Du côté des hommes, quoique le gratin tout entier brillât par son absence, la quantité, du moins, suppléait en un certain sens à la qualité, mais l’aspect de cette foule n’avait rien de rassurant. Çà et là on apercevait bien quelques officiers fort tranquilles, venus avec leurs femmes, et plusieurs pères de famille dont la condition et les manières étaient également modestes. Tous ces humbles se trouvaient au bal en quelque sorte « par nécessité », comme disait l’un d’eux. Mais, par contre, les mauvaises têtes et les gens entrés sans billets étaient en nombre plus considérable encore que le matin ; tout, à peine arrivés, se dirigeaient vers le buffet ; on aurait dit que quelqu’un leur avait assigné d’avance cet endroit comme lieu de réunion. Telle fut du moins l’impression que j’éprouvai. Prokhoritch s’était installé avec tout le matériel culinaire du club dans une vaste pièce située tout au bout d’une enfilade de chambres. Je remarquai là des gens fort débraillés, des pochards encore sous l’influence d’un reste d’ivresse, des individus sortis Dieu sait d’où, des hommes étrangers à notre ville. Sans doute je n’ignorais pas que Julie Mikhaïlovna s’était proposé de donner au bal le caractère le plus démocratique : « On recevra même les bourgeois, avait-elle dit, s’il en est qui veuillent prendre un billet. » La gouvernante l’avait belle à parler ainsi dans son comité, car elle était bien sûre, vu l’extrême misère de tous nos bourgeois, que l’idée de faire la dépense d’un billet ne viendrait à l’esprit d’aucun d’eux. N’importe, tout en tenant compte des intentions démocratiques du comité, je ne pouvais comprendre comment des toilettes si négligées n’avaient pas été refusées au contrôle. Qui donc les avait laissées entrer, et dans quel but s’était-on montré si tolérant ? Lipoutine et Liamchine avaient été relevés de leurs fonctions de commissaires (ils se trouvaient cependant au bal, devant figurer dans le « quadrille de la littérature »), mais, à mon grand étonnement, la rosette du premier ornait maintenant l’épaule du séminariste qui, en prenant violemment à partie Stépan Trophimovitch, avait plus que personne contribué au scandale de la matinée. Quant au commissaire nommé en remplacement de Liamchine, c’était Pierre Stépanovitch lui-même. À quoi ne pouvait-on pas s’attendre dans de pareilles conditions ?

Je me mis à écouter ce qui se disait. Certaines idées avaient un cachet d’excentricité tout à fait singulier. Par exemple, on assurait dans un groupe que l’histoire de Lisa avec Nicolas Vsévolodovitch était l’œuvre de Julie Mikhaïlovna qui avait reçu pour cela de l’argent de Stavroguine, on allait jusqu’à spécifier la somme. La fête même, affirmait-on, n’avait pas eu d’autre but dans la pensée de la gouvernante ; ainsi s’expliquait, au dire de ces gens bien informés, l’abstention de la moitié de la ville : on n’avait pas voulu venir au bal quand on avait su de quoi il retournait, et Lembke lui-même en avait été frappé au point de perdre la raison ; à présent c’était un fou que sa femme « conduisait ». J’entendis force rires étranges, gutturaux, sournois. Tout le monde faisait aussi d’amères critiques du bal et s’exprimait dans les termes les plus injurieux sur le compte de Julie Mikhaïlovna. En général, les conversations étaient si décousues, si confuses, si incohérentes, qu’on pouvait difficilement en dégager quelque chose de net.

Il y avait aussi au buffet des gens franchement gais, et parmi eux plusieurs dames fort aimables, de celles qui ne s’étonnent et ne s’effrayent de rien. C’étaient, pour la plupart, des femmes d’officiers, venues en compagnie de leurs maris. Chaque société s’asseyait à une table particulière où elle buvait gaiement du thé. À un moment donné, près de la moitié du public se trouva réunie au buffet.

Sur ces entrefaites, grâce aux soins du prince, trois pauvres petits quadrilles avaient été tant bien que mal organisés dans la salle blanche. Les demoiselles dansaient, et leurs parents les contemplaient avec bonheur. Mais, malgré le plaisir qu’ils éprouvaient à voir leurs filles s’amuser, beaucoup de ces gens respectables étaient décidés à filer en temps utile, c’est-à-dire avant l’ouverture du « chahut ».

La conviction qu’il y aurait du chahut était dans tous les esprits. Quant aux sentiments de Julie Mikhaïlovna elle-même, il me serait difficile de les décrire. Je ne lui parlais pas, quoique je fusse assez rapproché d’elle. Je l’avais saluée en entrant, et elle ne m’avait pas remarqué (je suis persuadé que, de sa part, ce n’était pas une feinte). Son visage était maladif ; son regard, bien que hautain et méprisant, errait de tous côtés avec une expression inquiète. Par un effort visiblement douloureux elle se roidissait contre elle-même, — pourquoi et pour qui ? Elle aurait dû se retirer, surtout emmener son mari, et elle restait !

Il suffisait de la voir en ce moment pour deviner que ses yeux « s’étaient ouverts », et qu’elle ne nourrissait plus aucune illusion. Elle n’appelait même pas auprès d’elle Pierre Stépanovitch (celui-ci, de son côté, semblait aussi l’éviter ; je l’aperçus au buffet, il était excessivement gai). Pourtant elle restait au bal et ne souffrait point qu’André Antonovitch fit un seul pas sans elle. Oh ! le matin encore, comme elle eût reçu l’imprudent qui se fût permis d’émettre en sa présence le moindre doute sur la santé intellectuelle de son époux ! Mais maintenant force lui était de se rendre à l’évidence. Pour moi, à première vue, l’état d’André Antonovitch me parut empiré depuis tantôt. Le gouverneur semblait inconscient, on aurait dit qu’il n’avait aucune idée du lieu où il était. Parfois il regardait tout à coup autour de lui avec une sévérité inattendue ; c’est ainsi qu’à deux reprises ses yeux se fixèrent sur moi. Une fois il ouvrit la bouche, prononça quelques mots d’une voix forte et n’acheva pas sa phrase ; un vieil employé, personnage fort humble, qui se trouvait par hasard à côté de lui, eut presque peur en l’entendant parler. Mais le public de la salle blanche lui-même, ce public composé en grande majorité de subalternes, s’écartait d’un air sombre et inquiet à l’approche de Julie Mikhaïlovna ; en même temps, ces gens d’ordinaire si timides vis-à-vis de leurs supérieurs tenaient leurs regards attachés sur Von Lembke avec une insistance d’autant plus étrange qu’ils n’essayaient nullement de la cacher.

— J’ai été saisie en remarquant cela, et c’est alors que l’état d’André Antonovitch m’a été révélé tout à coup, — m’avoua plus tard Julie Mikhaïlovna.

Oui, elle avait commis une nouvelle faute ! Tantôt, après avoir promis à Pierre Stépanovitch d’aller au bal, elle s’était, selon toute probabilité, rendue dans le cabinet d’André Antonovitch déjà complètement détraqué à la suite de la matinée littéraire, et, mettant en œuvre toutes ses séductions féminines, elle avait décidé le malheureux homme à l’accompagner. Mais combien elle devait souffrir à présent ! Et pourtant elle ne voulait pas s’en aller ! Était-ce par fierté qu’elle s’imposait ce supplice, ou bien avait-elle simplement perdu la tête ? — Je n’en sais rien. Nonobstant son orgueil, on la voyait aborder certaines dames humblement, le sourire aux lèvres, et ces avances étaient en pure perte. Julie Mikhaïlovna n’obtenait pour toute réponse qu’un oui ou un non, tant les femmes à qui elle adressait la parole avaient hâte de s’éloigner d’elle.

Parmi nos personnages de marque, un seul assistait au bal : c’était le général en retraite que le lecteur a déjà rencontré chez la maréchale de la noblesse. Toujours digne, comme le jour où il pérorait sur le duel de Stavroguine avec Gaganoff, le vieux débris circulait dans les salons, ouvrant l’œil, tendant l’oreille, et cherchant à se donner toutes les apparences d’un homme venu là pour étudier les mœurs plutôt que pour s’amuser. À la fin, il s’empara de la gouvernante et ne la lâcha plus. Évidemment il voulait la réconforter par sa présence et ses paroles. C’était à coup sûr un fort bon homme, très distingué de manières, et trop âgé pour que sa pitié même pût offenser. Il était néanmoins extrêmement pénible à Julie Mikhaïlovna de se dire que cette vieille baderne osait avoir compassion d’elle et se constituait en quelque sorte son protecteur. Cependant le général bavardait sans interruption.

— Une ville ne peut subsister, dit-on, que si elle possède sept justes… je crois que c’est sept, je ne me rappelle pas positivement le chiffre. Parmi les sept justes avérés que renferme notre ville, combien ont l’honneur de se trouver à votre bal ? je l’ignore, mais, malgré leur présence, je commence à me sentir un peu inquiet. Vous me pardonnerez, charmante dame, n’est-ce pas ? Je parle al-lé-go-ri-quement, mais je suis allé au buffet, et, ma foi ! je trouve que notre excellent Prokhoritch n’est pas là à sa place : il pourrait bien être razzié d’ici à demain matin. Du reste, je plaisante. J’attends seulement le « quadrille de la littérature », je tiens à savoir ce que ce sera, ensuite j’irai me coucher. Pardonnez à un vieux podagre, je me couche de bonne heure, et je vous conseillerais aussi d’aller « faire dodo », comme on dit aux enfants. Je suis venu pour les jeunes beautés… que votre bal m’offrait une occasion unique de voir en aussi grand nombre… Elles habitent toutes de l’autre côté de l’eau, et je ne vais jamais par là. La femme d’un officier… de chasseurs, paraît-il… elle n’est pas mal du tout et… ces fillettes sont fraîches aussi, mais voilà tout ; elles n’ont pour elles que la fraîcheur. Du reste, leur vue n’est pas désagréable. Ce sont des fleurs en boutons ; malheureusement les lèvres sont grosses. En général, chez les femmes russes, la beauté du visage laisse à désirer sous le rapport de la correction… Tant que dure la première jeunesse, pendant deux ans, même trois, ces petits minois sont ravissants, mais ensuite ils se fanent, d’où chez les maris ce triste indifférentisme qui contribue tant au développement de la question des femmes… si toutefois je comprends bien cette question… Hum. La salle est belle ; les chambres ne sont pas mal meublées. Cela pourrait être pire. La musique pourrait être beaucoup moins bonne… je ne dis pas qu’elle devrait l’être. Le coup d’œil n’est pas joli : cela manque de femmes. Quant aux toilettes, je n’en parle pas. Je trouve mauvais que ce monsieur en pantalon gris se permette de cancaner avec un tel sans gêne. Je lui pardonne, si c’est la joie qui lui fait oublier les convenances ; d’ailleurs, comme il est pharmacien ici… n’importe, danser le cancan avant onze heures, c’est commencer un peu tôt, même pour un pharmacien… Là-bas, au buffet, deux hommes se sont battus à coups de poing, et on ne les a pas mis à la porte. Avant onze heures, on doit expulser les querelleurs, quelles que soient les mœurs du public… passé deux heures du matin, je ne dis pas : il y aura lieu alors de faire des concessions aux habitudes régnantes, — à supposer que ce bal dure jusqu’à deux heures du matin. Barbara Pétrovna avait promis d’envoyer des fleurs, et elle n’a pas tenu parole. Hum, il s’agit bien de fleurs pour elle maintenant, pauvre mère ! Et la pauvre Lisa, vous avez entendu parler de la chose ? C’est, dit-on, une histoire mystérieuse et… et voilà encore Stavroguine sur la cimaise… Hum. J’irais volontiers me coucher, je n’en puis plus. À quand donc ce « quadrille de la littérature » ?

Satisfaction fut enfin donnée au désir impatient du vieux guerrier. Dans ces derniers temps, quand on s’entretenait, en ville, du bal projeté, on ne manquait jamais de questionner au sujet de ce « quadrille de la littérature », et, comme personne ne pouvait s’imaginer ce que c’était, il avait éveillé une curiosité extraordinaire. Combien l’attente générale allait être déçue !

Une porte latérale jusqu’alors fermée s’ouvrit, et soudain parurent quelques masques. Aussitôt le public fit cercle autour d’eux. Tout le buffet se déversa instantanément dans la salle blanche. Les masques se mirent en place pour la danse. Ayant réussi à me faufiler au premier plan, je me trouvai juste derrière le groupe formé par Julie Mikhaïlovna, Von Lembke et le général. Pierre Stépanovitch, qui jusqu’à ce moment ne s’était pas montré, accourut alors auprès de la gouvernante.

— Je suis toujours en surveillance au buffet, lui dit-il à voix basse ; pour l’irriter encore plus, il avait pris, en prononçant ces mots, la mine d’un écolier fautif. Julie Mikhaïlovna rougit de colère.

— À présent, du moins, vous devriez renoncer à vos mensonges, homme effronté ! répliqua-t-elle.

Cette réponse fut faite assez haut pour que le public l’entendît. Pierre Stépanovitch s’esquiva tout content.

Il serait difficile de concevoir une allégorie plus plate, plus fade, plus misérable que ce « quadrille de la littérature ». On n’aurait rien pu imaginer qui fût moins approprié à l’esprit de nos provinciaux ; et pourtant la paternité de cette invention appartenait, disait-on, à Karmazinoff. Le divertissement, il est vrai, avait été réglé par Lipoutine aidé du professeur boiteux que nous avons vu chez Virguinsky. Mais l’idée venait de Karmazinoff, et l’on prétend même que le grand écrivain avait voulu figurer en costume parmi les danseurs. Ceux-ci étaient répartis en six couples et pouvaient à peine être appelés des masques, attendu que leur mise ne les distinguait pas des autres personnes présentes. Ainsi, par exemple, il y avait un vieux monsieur de petite taille qui était en habit comme tout le monde et dont le déguisement se réduisait à une barbe blanche postiche. Ce personnage remuait continuellement les pieds sans presque bouger de place et conservait toujours un air sérieux en dansant. Il proférait certains sons d’une voix de basse enrouée, histoire de représenter par cet enrouement un journal connu. À ce masque faisaient vis-à- vis deux géants : KH et Z, ces lettres étaient cousues sur leurs fracs, mais que signifiaient-elles ? — on n’en savait rien. L’ »honnête pensée russe » était personnifiée par un monsieur entre deux âges qui portait des lunettes, un frac, des gants et — des chaînes (de vraies chaînes). Cette pensée avait sous le bras un portefeuille contenant une sorte de « dossier ». De la poche émergeait une lettre décachetée : c’était un certificat que quelqu’un avait envoyé de l’étranger pour attester à tous les sceptiques l’honnêteté de l’ »honnête pensée russe ». Tout cela était expliqué de vive voix par les commissaires du bal, car il n’y avait pas moyen de déchiffrer le bout de lettre qui sortait de la poche. Dans sa main droite levée en l’air, l’ »honnête pensée russe » tenait une coupe, comme si elle eût voulu porter un toast. À sa droite et à sa gauche se trouvaient deux jeunes filles nihilistes, coiffées à la Titus, qui piétinaient sur place, et vis-à-vis dansait un autre vieux monsieur en habit, mais celui-ci était porteur d’une pesante massue, pour figurer le rédacteur en chef d’un terrible organe moscovite. « Numérote tes abatis », avait l’air de dire ce matamore. Toutefois, il avait beau être armé d’une massue, il ne pouvait soutenir le regard que l’ »honnête pensée russe » dirigeait obstinément sur lui à travers ses lunettes ; il détournait les yeux, et, en esquissant un pas de deux, s’agitait, se tortillait, ne savait où se fourrer, — tant le tourmentait, évidemment, sa conscience… Du reste, je ne me rappelle pas toutes ces charges ; elles n’étaient pas plus spirituelles les unes que les autres, si bien qu’à la fin je me sentis honteux d’assister à un pareil spectacle. Cette même impression de honte se reflétait sur tous les visages, sans en excepter ceux des individus hétéroclites qui étaient venus du buffet. Pendant un certain temps le public resta silencieux, se demandant avec irritation ce que cela voulait dire. Peu à peu les langues se délièrent.

— Qu’est-ce que c’est que cela ? grommelait dans un groupe un sommelier.

— C’est une bêtise.

— C’est de la littérature. Ils blaguent le Golas.

— Mais qu’est-ce que ça me fait, à moi ?

Ailleurs, j’entendis le dialogue suivant :

— Ce sont des ânes !

— Non, les ânes, ce n’est pas eux, mais nous.

— Pourquoi es-tu un âne ?

— Je ne suis pas un âne.

— Eh bien, si tu n’es pas un âne, à plus forte raison je n’en suis pas un.

Dans un troisième groupe :

— On devrait leur flanquer à tous le pied au derrière !

— Chambarder toute la salle !

Dans un quatrième :

— Comment les Lembke n’ont-ils pas honte de regarder cela ?

— Pourquoi s’en priveraient-ils ? Tu le regardes bien, toi !

— Ce n’est pas ce que je fais de mieux, mais, après tout, moi, je ne suis pas gouverneur.

— Non, tu es un cochon.

— Jamais de ma vie je n’ai vu un bal aussi vulgaire, observa d’un ton aigre et avec le désir évident d’être entendue une dame qui se trouvait près de Julie Mikhaïlovna. C’était une robuste femme de quarante ans ; elle avait le visage fardé et portait une robe de soie d’une couleur criarde ; en ville presque tout le monde la connaissait, mais personne ne la recevait. Veuve d’un conseiller d’État qui ne lui avait laissé qu’une maison de bois et une maigre pension, elle vivait bien et avait équipage. Deux mois auparavant Julie Mikhaïlovna était allée lui faire visite, mais n’avait pas été reçue.

— Du reste, c’était facile à prévoir, ajouta-t-elle en regardant effrontément la gouvernante.

Celle-ci n’y tint plus.

— Si vous pouviez le prévoir, pourquoi êtes-vous venue ? demanda- t-elle.

— C’est le tort que j’ai eu, répliqua insolemment la dame qui ne cherchait qu’une dispute, mais le général intervint.

— Chère dame, en vérité, vous devriez vous retirer, dit-il en se penchant à l’oreille de Julie Mikhaïlovna. — Nous ne faisons que les gêner, et, sans nous, ils s’amuseront à merveille. Vous avez rempli toutes vos obligations, vous avez ouvert le bal ; eh bien, à présent, laissez-les en repos… D’ailleurs, André Antonovitch ne paraît pas dans un état très satisfaisant… Pourvu qu’il n’arrive pas de malheur !

Mais il était déjà trop tard.

Depuis que le quadrille était commencé, André Antonovitch considérait les danseurs avec un ahurissement mêlé d’irritation ; en entendant les premières remarques faites par le public, il se mit à regarder autour de lui d’un air inquiet. Alors, pour la première fois, ses yeux rencontrèrent certains hommes du buffet, et un étonnement extraordinaire se manifesta dans son regard. Tout à coup éclatèrent des rires bruyants parmi les spectateurs du quadrille : à la dernière figure, le rédacteur en chef du « terrible organe moscovite », voyant toujours braquées sur lui les lunettes de l’ »honnête pensée russe » et ne sachant comment se dérober au regard qui le poursuivait, s’avisait soudain d’aller, les pieds en l’air, à la rencontre de son ennemie, manière ingénieuse d’exprimer que tout était sens dessus dessous dans l’esprit du terrible publiciste. Comme Liamchine seul savait faire le poirier, il s’était chargé de représenter le journaliste à la massue. Julie Mikhaïlovna ignorait complètement qu’on devait marcher les pieds en l’air. « Ils m’avaient caché cela, ils me l’avaient caché », me répétait-elle plus tard avec indignation. La facétie de Liamchine obtint un grand succès de rire ; à coup sûr le public se souciait fort peu de l’allégorie, mais il trouvait drôle ce monsieur en habit noir qui marchait sur les mains. Lembke frémit de colère.

— Le vaurien ! cria-t-il en montrant Liamchine, — qu’on empoigne ce garnement, qu’on le remette… qu’on le remette sur ses pieds… la tête… la tête en haut… en haut !

Liamchine reprit instantanément sa position normale. L’hilarité redoubla.

— Qu’on expulse tous les garnements qui rient ! ordonna brusquement Lembke.

Des murmures commencèrent à se faire entendre.

— Cela n’est pas permis, Excellence.

— Il n’est pas permis d’insulter le public.

— Lui-même est un imbécile ! fit une voix dans un coin de la salle.

— Flibustiers ! cria-t-on d’un autre coin.

Le gouverneur se tourna aussitôt vers l’endroit d’où ce cri était parti, et il devint tout pâle. Un vague sourire se montra sur ses lèvres, comme s’il s’était soudain rappelé quelque chose.

Julie Mikhaïlovna se mit en devoir de l’emmener.

— Messieurs, dit-elle en s’adressant à la foule qui se pressait vers elle et son mari, — messieurs, excusez André Antonovitch. André Antonovitch est souffrant… excusez… pardonnez-lui, messieurs !

J’ai entendu le mot « pardonnez » sortir de sa bouche. La scène ne dura que quelques instants. Mais je me souviens très bien qu’en ce moment même, c’est-à-dire après les paroles de Julie Mikhaïlovna, une partie du public, en proie à une sorte d’épouvante, gagna précipitamment la porte. Je me rappelle même qu’une femme cria avec des larmes dans la voix :

— Ah ! encore comme tantôt !

Elle ne croyait pas si bien dire ; de fait, alors qu’on se bousculait déjà pour sortir au plus vite, une bombe éclata soudain au milieu de la cohue, « encore comme tantôt » :

— Au feu ! Tout le Zariétchié[28] brûle !

Je ne saurais dire si ce cri fut tout d’abord poussé dans les salons, ou si quelque nouvel arrivant le jeta de l’antichambre ; quoi qu’il en soit, il produisit aussitôt une panique dont ma plume est impuissante à donner une idée. Plus de la moitié des personnes venues au bal habitaient le Zariétchié, soit comme propriétaires, soit comme locataires des maisons de bois qui abondent dans ce quartier. Courir aux fenêtres, écarter les rideaux, arracher les stores, fut l’affaire d’un instant. Tout le Zariétchié était en flammes. À la vérité, l’incendie venait seulement de commencer, mais on le voyait sévir dans trois endroits parfaitement distincts, et c’était là une circonstance alarmante.

— Le feu a été mis volontairement ! Ce sont les ouvriers des Chpigouline qui ont fait le coup ! vociférait-on dans la foule.

Je me rappelle quelques exclamations très caractéristiques :

— Mon cœur me l’avait dit, qu’on mettrait le feu ; tous ces jours-ci j’en avais le pressentiment !

— Ce sont les ouvriers de Chpigouline, il n’y a pas à chercher les coupables ailleurs.

— On nous a réunis ici exprès pour pouvoir allumer l’incendie là- bas !

Cette dernière parole, la plus étrange de toutes, fut proférée par une femme, une Korobotchka sans doute, qu’affolait la perspective de sa ruine. Le public tout entier s’élança vers la porte. Je ne décrirai pas l’encombrement de l’antichambre pendant que les hommes prenaient leurs paletots, les dames leurs mantilles et leurs mouchoirs ; je passerai également sous silence les cris des femmes effrayées, les larmes des jeunes filles. Longtemps après on a raconté en ville que plusieurs vols avaient été commis dans cette occ asion. Le fait me semble peu croyable, mais il ne faut pas s’étonner si, au milieu d’une confusion pareille, quelques-uns durent s’en aller sans avoir retrouvé leur pelisse. Sur le seuil, la presse était telle que Lembke et Julie Mikhaïlovna faillirent être écrasés.

— Qu’on arrête tout le monde ! Qu’on ne laisse sortir personne ! tonna le gouverneur en étendant le bras pour empêcher la foule d’avancer, — qu’on les fouille tous minutieusement les uns après les autres, tout de suite !

Des clameurs injurieuses accueillirent ces paroles.

— André Antonovitch ! André Antonovitch ! s’écria Julie Mikhaïlovna au comble du désespoir.

— Qu’on l’arrête la première ! poursuivit-il en désignant sa femme d’un geste menaçant. — Qu’on la visite la première ! Le bal n’était qu’un moyen destiné à faciliter l’incendie…

Elle poussa un cri et tomba évanouie (oh ! certes, ce n’était pas un évanouissement pour rire). Le prince, le général et moi, nous courûmes à son secours ; d’autres personnes, des dames même, nous vinrent en aide dans ce moment critique. Nous emportâmes la malheureuse hors de cet enfer et la mîmes en voiture, mais elle ne reprit ses sens qu’en arrivant à sa demeure, et son premier cri fut encore pour André Antonovitch. Après l’écroulement de tous ses châteaux en Espagne, il ne restait plus devant elle que son mari. On envoya chercher un médecin. En l’attendant, le prince et moi, nous demeurâmes pendant une heure entière auprès de Julie Mikhaïlovna. Dans un élan de générosité le général (quoique fort effrayé lui-même) avait déclaré qu’il passerait toute la nuit au chevet de l’ »infortunée », mais, au bout de dix minutes, il s’endormit sur un fauteuil dans la salle, et nous le laissâmes là.

À la première nouvelle de l’incendie, le maître de police s’était empressé de quitter le bal ; il réussit à faire sortir André Antonovitch aussitôt après nous, et voulut le décider à prendre place dans la voiture à côté de Julie Mikhaïlovna, répétant sur tous les tons que Son Excellence avait besoin de repos. Je ne comprends pas qu’il n’ait point insisté davantage encore. Sans doute André Antonovitch ne voulait pas entendre parler de repos et tenait à se rendre au plus tôt sur le lieu du sinistre, mais ce n’était pas une raison. En fin de compte, Ilia Ilitch le laissa monter dans son drojki et partit avec lui pour le Zariétchié. Il raconta ensuite que pendant toute la route le gouverneur n’avait fait que gesticuler en donnant des ordres trop extraordinaires pour pouvoir être exécutés. On sut plus tard que le saisissement avait provoqué chez Von Lembke un accès de delirium tremens.

Pas n’est besoin de raconter comment finit le bal. Quelques dizaines de joyeux noceurs et avec eux plusieurs dames restèrent dans les salons que la police avait complètement évacués. Ils prétendirent garder les musiciens, et ceux-ci persistant à vouloir s’en aller, ils les accablèrent de coups. Prokhoritch fut « razzié », comme l’avait prédit le général ; on but toutes les bouteilles du buffet, on se livra aux fantaisies chorégraphiques les plus risquées, on salit les chambres, et ce fut seulement à l’aurore qu’une partie des pochards quitta la maison pour aller recommencer au Zariétchié de nouvelles saturnales… Les autres, couchés par terre ou sur les divans de velours maculés par l’orgie, cuvèrent ainsi leur vin jusqu’au matin. Ensuite les domestiques les prirent par les pieds et les poussèrent dans la rue. Voilà comment se termina la fête au profit des institutrices de notre province.

IV modifier

Notre public d’au-delà de la rivière s’était surtout ému de cette circonstance que l’incendie avait été évidemment allumé par des mains criminelles. Chose remarquable, le premier cri « Au feu ! » venait à peine d’être proféré que tout le monde accusait les ouvriers des Chpigouline. Maintenant on sait trop bien qu’en effet trois d’entre eux participèrent à l’incendie, mais tous les autres ont été reconnus innocents aussi bien par les tribunaux que par l’opinion publique. La culpabilité du forçat Fedka n’est pas moins bien établie que celle des trois gredins dont je viens de parler. Voilà toutes les données positives qu’on a recueillies jusqu’à présent concernant l’origine de l’incendie. Mais quel but se proposaient ces trois drôles ? Ont-ils agi de leur propre initiative ou à l’instigation de quelqu’un ? ce sont là des questions auxquelles maintenant encore il est impossible de répondre autrement que par des conjectures.

Allumé sur trois points et favorisé par un vent violent, le feu se propagea avec d’autant plus de rapidité que, dans cette partie de la ville, la plupart des maisons sont construites en bois (du reste, un des trois foyers de l’incendie fut éteint presque aussitôt, comme on le verra plus bas). On a cependant exagéré notre malheur dans les correspondances envoyées aux journaux de la capitale : un quart du Zariétchié, tout au plus, fut dévoré par les flammes. Notre corps de pompiers, quoique peu considérable eu égard à l’étendue et à la population de la ville, montra un courage et un dévouement au-dessus de tout éloge, mais ses efforts, même secondés, comme ils le furent, par ceux des habitants, n’auraient pas servi à grand’chose, si aux premières lueurs de l’aurore le vent n’était tombé tout à coup. Quand, une heure après avoir quitté le bal, j’arrivai sur les lieux, je trouvai l’incendie dans toute sa force. La rue parallèle à la rivière n’était qu’un immense brasier. Il faisait clair comme en plein jour. Inutile de retracer les divers détails d’un tableau que tout lecteur russe a eu bien des fois sous les yeux. Dans les péréouloks voisins de la rue en proie aux flammes régnait une agitation extraordinaire. Directement menacés par les progrès du feu, les habitants de ces ruelles se hâtaient d’opérer leur déménagement ; toutefois ils ne s’éloignaient pas encore de leurs logis ; après avoir transporté hors de chez eux leurs coffres et leurs lits de plume, ils s’asseyaient dessus en attendant. Une partie de la population mâle était occupée à un travail pénible : elle abattait à coups de hache les clôtures en planches et même les cabanes qui se trouvaient à proximité de l’endroit où l’incendie exerçait ses ravages. Les petits enfants réveillés en sursaut poussaient des cris auxquels se joignaient ceux des femmes qui avaient déjà réussi à déménager leurs meubles ; quant aux autres, elles procédaient silencieusement, mais avec la plus grande activité, au sauvetage de leur mobilier. Au loin volaient des étincelles et des flammèches, on les éteignait autant que possible. Sur le théâtre même du sinistre s’étaient groupés quantité de gens accourus de tous les coins de la ville ; les uns aidaient à combattre le feu, les autres contemplaient ce spectacle en amateurs.

Emboîtant le pas à la foule curieuse, j’arrivai, sans questionner personne, à l’endroit le plus dangereux, et là j’aperçus enfin André Antonovitch à la recherche de qui m’avait envoyé Julie Mikhaïlovna elle-même. Le gouverneur était debout sur un monceau de planches provenant d’une clôture abattue. À sa gauche, à trente pas de distance, se dressait le noir squelette d’une maison de bois presque entièrement consumée déjà : aux deux étages les fenêtres étaient remplacées par des trous béants, la toiture s’effondrait, et des flammes serpentaient encore çà et là le long des solives carbonisées. Au fond d’une cour, à vingt pas de la maison incendiée, un pavillon composé aussi de deux étages commençait à brûler et on le disputait aux flammes du mieux que l’on pouvait. À droite, des pompiers et des gens du peuple s’efforçaient de préserver un assez grand bâtiment en bois que le feu n’avait pas encore atteint, mais qui courait un danger imminent. Le visage tourné vers le pavillon, Lembke criait, gesticulait et donnait des ordres qui n’étaient exécutés par personne. Je crus remarquer que tout le monde le délaissait. Autour de lui, la foule comprenait les éléments les plus divers : à côté de la populace il y avait des messieurs, entre autres l’archiprêtre de la cathédrale. On écoutait André Antonovitch avec surprise, mais personne ne lui adressait la parole et n’essayait de l’emmener ailleurs. Pâle, les yeux étincelants, Von Lembke disait les choses les plus stupéfiantes ; pour comble, il était nu- tête, ayant depuis longtemps perdu son chapeau.

— L’incendie est toujours dû à la malveillance ! C’est le nihilisme ! Si quelque chose brûle, c’est le nihilisme ! entendis-je avec une sorte d’épouvante, quoique ce langage ne fût plus une révélation pour moi.

— Excellence, observa un commissaire de police qui se trouvait près du gouverneur, — si vous consentiez à retourner chez vous et à prendre du repos… Il y a même danger pour Votre Excellence à rester ici…

Comme je l’appris plus tard, ce commissaire de police avait été laissé par Ilia Ilitch auprès de Von Lembke avec mission expresse de veiller sur sa personne et de ne rien négliger pour le ramener chez lui ; en cas de besoin urgent, il devait même employer la force, mais comment aurait-il fait pour exécuter un pareil ordre ?

— Ils essuieront les larmes des sinistrés, mais ils brûleront la ville. Ce sont toujours les quatre coquins, les quatre coquins et demi. Qu’on arrête le vaurien ! Il s’introduit comme un ver dans l’honneur des familles. Pour brûler les maisons, on s’est servi des institutrices. C’est une lâcheté, une lâcheté ! Ah ! qu’est-ce qu’il fait ? cria André Antonovitch apercevant tout à coup sur le toit en partie consumé du pavillon un pompier que les flammes entouraient, — qu’on le fasse descendre, qu’on l’arrache de là ! La toiture va s’effondrer sous lui, et il tombera dans le feu, éteignez-le… Qu’est-ce qu’il fait là ?

— Il travaille à éteindre l’incendie, Excellence.

— C’est invraisemblable. L’incendie est dans les esprits, et non sur les toits des maisons. Tirez-le de là et ne vous occupez plus de rien ! C’est le mieux, c’est le mieux ! Que les choses s’arrangent comme elles pourront ! Ah ! qui est-ce qui pleure encore ? Une vieille femme ! Cette vieille crie, pourquoi l’a-t-on oubliée ?

En effet, au rez-de-chaussée du pavillon se faisaient entendre les cris d’une vieille femme de quatre-vingts ans, parente du maréchal à qui appartenait l’immeuble en proie aux flammes. Mais on ne l’avait pas oubliée : elle-même, avant que l’accès de la maison soit devenu impossible, avait fait la folie d’y rentrer pour sauver un lit de plume qui se trouvait dans une petite chambre jusqu’alors épargnée par l’incendie. Sur ces entrefaites, le feu avait aussi envahi cette pièce. À demi asphyxiée par la fumée, sentant une chaleur insupportable, la malheureuse poussait des cris de terreur, tout en s’efforçant de faire passer son lit par la fenêtre. Lembke courut à son secours. Tout le monde le vit s’élancer vers la croisée, saisir le lit par un bout et le tirer à lui de toutes ses forces. Mais, dans ce moment même, une planche se détachant du toit atteignit le gouverneur au cou, et le renversa, privé de connaissance, sur le sol.

L’aube parut enfin, maussade et sombre. L’incendie perdit de sa violence ; le vent cessa de souffler et fut remplacé par une petite pluie fine. J’étais déjà dans un autre endroit du Zariétchié, très éloigné de celui où avait eu lieu l’accident survenu à Lembke. Là, dans la foule, j’entendis des conversations fort étranges : on avait constaté un fait singulier. Tout à l’extrémité du quartier, il y avait dans un terrain vague, derrière des jardins potagers, une maisonnette en bois, récemment construite, qui se trouvait bien à cinquante pas des autres habitations, et c’était dans cette maison écartée que le feu avait pris en premier lieu. Vu sa situation tout à fait excentrique, elle aurait pu brûler entièrement sans mettre en danger aucune autre construction, de même qu’elle aurait été seule épargnée par un incendie dévorant tout le Zariétchié. Évidemment il s’agissait ici d’un cas isolé, d’une tentative criminelle, et non d’un accident imputable aux circonstances. Mais voici où l’affaire se corsait : la maison avait pu être sauvée, et, quand on y était entré au lever du jour, on avait eu sous les yeux le spectacle le plus inattendu. Le propriétaire de cet immeuble était un bourgeois qui habitait non loin de là, dans le faubourg ; il avait couru en toute hâte à sa nouvelle maison dès qu’il y avait aperçu un commencement d’incendie, et, avec l’aide de quelques voisins, il était parvenu à éteindre le feu. Dans cette demeure logeaient un capitaine connu en ville, sa sœur et une vieille servante ; or, durant la nuit, tous trois avaient été assassinés, et, selon toute évidence, dévalisés. (Le maître de police était en train de visiter le lieu du crime au moment où Lembke entreprenait le sauvetage du lit de plume.) Le matin, la nouvelle se répandit, et la curiosité attira bientôt aux abords de la maisonnette une multitude d’individus de toute condition, parmi lesquels se trouvaient même plusieurs des incendiés du Zariétchié. Il était difficile de se frayer un passage à travers une foule si compacte. On me raconta qu’on avait trouvé le capitaine couché tout habillé sur un banc avec la gorge coupée ; il était sans doute plongé dans le sommeil de l’ivresse lorsque le meurtrier l’avait frappé ; Lébiadkine, ajoutait-on, avait saigné « comme un bœuf » ; le corps de Marie Timoféievna était tout criblé de coups de couteau et gisait sur le seuil, ce qui prouvait qu’une lutte avait eu lieu entre elle et l’assassin ; la servante, dont la tête n’était qu’une plaie, devait aussi être éveillée au moment du crime. Au dire du propriétaire, Lébiadkine avait passé chez lui dans la matinée de la veille ; étant en état d’ivresse, il s’était vanté de posséder beaucoup d’argent et avait montré jusqu’à deux cents roubles. Son vieux portefeuille vert avait été retrouvé vide sur le parquet, mais on n’avait touché ni à ses vêtements, ni au coffre de Marie Timoféievna, pas plus qu’on n’avait enlevé la garniture en argent de l’icône. Évidemment le voleur s’était dépêché ; de plus, ce devait être un homme au courant des affaires du capitaine ; il n’en voulait qu’à l’argent, et il savait où le trouver. Si le propriétaire n’était pas arrivé à temps pour éteindre l’incendie, les cadavres auraient été réduits en cendres, et dès lors il eût été fort difficile de découvrir la vérité.

Tels furent les renseignements qu’on me donna. J’appris aussi que M. Stavroguine était venu lui-même louer ce logement pour le capitaine et sa soeur. Le propriétaire ne voulait pas d’abord entendre parler de location, parce qu’il songeait à faire de sa maison un cabaret ; mais Nicolas Vsévolodovitch n’avait pas regardé au prix, et il avait payé six mois d’avance.

— Ce n’est pas par hasard que le feu a pris, entendait-on dans la foule.

Mais la plupart restaient silencieux, et les visages étaient plutôt sombres qu’irrités. Cependant autour de moi on continuait à s’entretenir de Nicolas Vsévolodovitch : la femme tuée était son épouse ; la veille il avait attiré chez lui « dans des vues déshonnêtes » une jeune personne appartenant à la plus haute société, la fille de la générale Drozdoff ; on allait porter plainte contre lui à Pétersbourg ; si sa femme avait été assassinée, c’était évidemment pour qu’il pût épouser mademoiselle Drozdoff. Comme Skvorechniki n’était qu’à deux verstes et demie de là, je pensai un instant à aller y porter la nouvelle. À dire vrai, je ne vis personne exciter la foule, quoique j’eusse reconnu parmi les individus présents deux ou trois figures patibulaires rencontrées au buffet. Je dois seulement signaler un jeune homme dont l’attitude me frappa. Grand, maigre, anémique, il avait des cheveux crépus, et une épaisse couche de suie couvrait son visage. C’était, ainsi que je le sus plus tard, un bourgeois exerçant la profession de serrurier. Quoiqu’il ne fût pas ivre, son agitation contrastait avec la tranquillité morne de ceux qui l’entouraient. Il s’adressait sans cesse au peuple en faisant de grands gestes, mais tout ce que je pouvais saisir de ses paroles se réduisait à des phrases comme ceci : « Mes amis, qu’est-ce que c’est ? Est-il possible que cela se passe ainsi ? »