Les Possédés/Deuxième Partie/2

Traduction par Victor Derély.
E. Plon (1p. 282-312).

I modifier

Chapitre II. La Nuit (suite).

Il suivit toute la rue de l’Épiphanie et atteignit enfin le bas de la montagne. Il trottait dans la boue, soudain s’offrit à lui comme un espace large et vide, à demi caché par le brouillard, — c’était la rivière. Les maisons n’étaient plus que des masures, la rue faisait mille tours et détours parmi lesquels il était difficile de se reconnaître. Néanmoins Nicolas Vsévolodovitch trouvait son chemin sans presque y songer. De tout autres pensées l’occupaient, et il ne fut pas peu surpris quand, sortant de sa rêverie et levant les yeux, il se vit tout à coup au milieu du pont. Pas une âme ne se montrait aux alentours. Grand fut donc l’étonnement de Stavroguine lorsqu’il s’entendit interpeller avec une familiarité polie par une voix qui semblait venir de dessous son coude. La voix, assez agréable du reste, avait ces inflexions douces qu’affectent chez nous les bourgeois trop civilisés et les élégants commis de magasin.

— Voulez-vous me permettre, monsieur, de profiter de votre parapluie ?

En effet, une forme humaine se glissait ou faisait semblant de se glisser sous le parapluie de Nicolas Vsévolodovitch. Celui-ci ralentit le pas et se pencha pour exam iner, autant que l’obscurité le permettait, le promeneur nocturne qui s’était mis à marcher côte à côte avec lui. Cet homme était de taille peu élevée et avait l’air d’un petit bourgeois, il n’était ni chaudement ni élégamment vêtu. Une casquette de drap toute mouillée que la visière menaçait d’abandonner bientôt coiffait sa tête noire et crépue. Ce devait être un individu de quarante ans, brun, maigre, robuste ; ses grands yeux noirs et brillants avaient un reflet jaune pareil à celui qu’on remarque chez les Tziganes. Il ne paraissait pas ivre.

— Tu me connais ? demanda Nicolas Vsévolodovitch.

— Monsieur Stavroguine, Nicolas Vsévolodovitch : il y a eu dimanche huit jours on vous a montré à moi à la station, aussitôt que le train s’est arrêté. D’ailleurs, j’avais déjà beaucoup entendu parles de vous.

— Par Pierre Stépanovitch ? Tu… tu es Fedka le forçat ?

— On m’a baptisé Fédor Fédorovitch ; j’ai encore ma mère qui habite dans ce pays-ci ; la bonne femme prie pour moi jour et nuit afin de ne pas perdre son temps sur le poêle où elle est continuellement couchée.

— Tu t’es évadé du bagne ?

— J’ai changé de carrière. J’ai renoncé aux affaires ecclésiastiques, parce qu’on en attrape pour trop longtemps quand on est placé ; j’avais déjà pris cette résolution étant au bagne.

— Qu’est-ce que tu fais ici ?

— Vous voyez, je me promène nuit et jour. Mon oncle est mort la semaine dernière dans la prison de la ville, il avait été arrêté comme faux-monnayeur ; voulant faire dire une messe à son intention, j’ai jeté une vingtaine de pierres à des chiens : voilà toute mon occupation pour le moment. En dehors de cela, Pierre Stépanovitch doit me procurer un passeport de marchand que me permettra de voyager dans toute la _Rassie_, j’attends cet effet de sa bonté. Autrefois, dit-il, papa t’a risqué comme enjeu d’une parte de cartes au Club _Aglois_[11] et t’a perdu ; je trouve sa manière d’agir injuste et inhumaine. Vous devriez bien, monsieur, me donner trois roubles pour que je puisse me réchauffer avec un peu de thé.

— Ainsi tu t’étais posté sur ce pont pour m’attendre, je n’aime pas cela. Qui te l’avait ordonné ?

— Personne, seulement je connaissais votre générosité que nul n’ignore. Dans notre métier, vous le savez vous-même, il y a des hauts et des bas. Tenez, vendredi, je me suis fourré du pâté jusque-là, mais depuis trois jours je me brosse le ventre… Votre Grâce ne me fera-t-elle pas quelque largesse ? Justement j’ai, pas loin d’ici, une commère qui m’attend, seulement on ne peut pas se présenter chez elle quand on n’a pas de roubles.

— Pierre Stépanovitch t’a promis quelque chose de ma part ?

— Ce n’est pas qu’il m’ait promis quelque chose, il m’a dit que dans tel cas donné je pourrais être utile à Votre Grâce, mais de quoi s’agit-il au juste ? Il ne me l’a pas expliqué nettement, car Pierre Stépanovitch n’a aucune confiance en moi.

— Pourquoi donc ?

— Pierre Stépanovitch est _astrolome_ et il connaît toutes les _planèdes _de Dieu, mais cela ne l’empêche pas d’avoir aussi ses défauts. Je vous le dis franchement, monsieur, parce que j’ai beaucoup entendu parler de vous, et je sais que vous et Pierre Stépanovitch, ça fait deux. Lui, quand il a dit de quelqu’un : C’est un lâche, il ne sait plus rien de cet homme sinon que c’est un lâche. A-t-il décidé qu’un tel est un imbécile, il ne veut plus voir en lui que l’imbécillité. Mais je puis n’être un imbécile que le mardi et le mercredi, tandis que le jeudi je serai peut-être plus intelligent que lui-même. Par exemple, il sait qu’en ce moment je soupire après un passeport, — vu qu’en _Rassie_ il faut absolument en avoir un, — et il croit par là me tenir tout à fait entre ses mains. Pierre Stépanovitch, je vous le dis, monsieur, se la coule fort douce, parce qu’il se représente l’homme à sa façon et ensuite ne démord plus de son idée. Avec cela, il est terriblement avare. Il pense que je n’oserai pas vous déranger avant qu’il m’en ait donné l’ordre, eh bien, vrai comme devant Dieu, monsieur, voilà déjà la quatrième nuit que j’attends Votre Grâce sur ce pont, car je n’ai pas besoin de Pierre Stépanovitch pour trouver mon chemin. Il vaut mieux, me suis-je dit, saluer une botte qu’une chaussure de tille[12].

— Mais qui t’a dit que je passerais nuitamment sur ce pont ?

— Je l’ai appris indirectement, surtout grâce à la bêtise du capitaine Lébiadkine qui ne sait rien garder pour lui… Ainsi Votre Grâce me donnera, par exemple, trois roubles pour les trois jours et les trois nuits que je me suis morfondu à l’attendre. Je ne parle pas de mes vêtements qui ont été tout trempés par la pluie, c’est un détail que je laisse de côté par délicatesse.

— Je vais à gauche et toi à droite, nous voici arrivés au bout du pont. Écoute, Fédor, j’aime que l’on comprenne mes paroles une fois pour toutes : je ne te donnerai pas un kopek, à l’avenir que je ne te rencontre plus ici ni ailleurs, je n’ai pas besoin de toi et n’en aurai jamais besoin. Si tu ne tiens pas compte de cet avertissement, je te garrotterai et te livrerai à la police. Décampe !

— Eh ! donnez-moi au moins quelque chose pour vous avoir tenu compagnie, j’ai égayé votre promenade.

— File !

— Mais connaissez-vous votre chemin par ici ? Il y a tant de ruelles qui s’entrecroisent… Je pourrais vous guider, car cette ville, on dirait vraiment que le diable la portait dans un panier et qu’il l’a éparpillée ensuite sur le sol.

— Attends, je vais te garrotter ! dit Nicolas Vsévolodovitch en se retournant vers Fedka d’un air menaçant.

— Oh ! monsieur, vous n’aurez pas le courage de faire du mal à un orphelin.

— Tu parais compter beaucoup sur toi !

— Ce n’est pas sur moi que je compte, monsieur, c’est sur vous.

— Je n’ai aucun besoin de toi, te dis-je !

— Mais moi, monsieur, j’ai besoin de vous, voilà ! Vous me retrouverez quand vous repasserez, je vous attendrai.

— Je te donne ma parole d’honneur que, si je te rencontre, je te garrotterai.

— Eh bien ! en ce cas, j’aurai soin de me munir d’une courroie. Bon voyage, monsieur ; en somme, vous avez abrité l’orphelin sous votre parapluie, rien que pour cela je vous serai reconnaissant jusqu’au tombeau.

Il s’éloigna. Nicolas Vsévolodovitch poursuivit son chemin en s’abandonnant à ses réflexions. Cet homme tombé du ciel avait la conviction qu’il lui était nécessaire, et il s’était empressé de le lui déclarer sans y mettre aucunes formes. En général, on ne se gênait guère avec lui. Mais peut-être tout n’était-il pas mensonges dans les paroles du vagabond, peut-être en effet avait- il offert ses services de lui-même et à l’insu de Pierre Stépanovitch ; en ce cas, la chose était encore plus étrange.

II modifier

La maison où se rendait Nicolas Vsévolodovitch était située dans un coin perdu, tout à l’extrémité de la ville ; complètement isolée, elle n’avait dans son voisinage que des jardins potagers. C’était une petite maisonnette en bois qui venait à peine d’être construite et n’avait pas encore son revêtement extérieur. À l’une des fenêtres on avait laissé exprès les volets ouverts, et sur l’appui de la croisée était placée une bougie évidemment destinée à guider le visiteur attendu à cette heure tardive. Nicolas Vsév olodovitch se trouvait encore à trente pas de la maison quand il aperçut, debout sur le perron, un homme de haute taille, sans doute le maître du logis, qui était sorti pour jeter un coup d’œil sur le chemin.

— C’est vous ? Vous ! cria ce personnage avec un mélange d’impatience et de timidité.

Nicolas Vsévolodovitch ne répondit que quand il fut tout près du perron.

— C’est moi, fit-il tandis qu’il fermait son parapluie.

— Enfin ! reprit en s’empressant autour du visiteur le maître de la maison qui n’était autre que le capitaine Lébiadkine ; donnez- moi votre parapluie ; il est tout mouillé, je vais l’étendre ici sur le parquet dans un coin ; entrez, je vous prie, entrez.

La porte du vestibule, grande ouverte, donnait accès dans une chambre éclairée par deux bougies.

— J’avais votre parole, sans cela, j’aurais désespéré de votre visite.

Nicolas Vsévolodovitch regarda sa montre.

— Minuit trois quarts, dit-il en pénétrant dans la chambre.

— Et puis la pluie, la distance qui est si longue… Je n’ai pas de montre, et de la fenêtre on n’aperçoit que des jardins, de sorte que… on est en retard sur les événements… mais je ne murmure pas, je ne voudrais pas me permettre ; seulement, depuis huit jours, je suis dévoré d’impatience, il me tarde d’arriver enfin… à une solution.

— Comment ?

— D’entendre l’arrêt qui décidera de mon sort, Nicolas Vsévolodovitch. Je vous en prie…

Il s’inclina en indiquant un siège à Stavroguine.

Ce dernier parcourut des yeux la chambre ; petite et basse, elle ne contenait en fait de meubles que le strict nécessaire : des chaises et un divan en bois, tout nouvellement fabriqués, sans garnitures et sans coussins ; deux petites tables de tilleul, l’une près du divan, l’autre dans un coin ; celle-ci, couverte d’une nappe, était chargée de choses sur le squelles on avait étendu une serviette fort propre. Du reste, toute la chambre paraissait tenue très proprement. Depuis huit jours la capitaine ne s’était pas enivré ; il avait le visage enflé et jaune ; son regard était inquiet, curieux et évidemment indécis ; on voyait que Lébiadkine ne savait pas encore quel ton il devait prendre et quelle attitude servirait le mieux ses intérêts.

— Voilà, dit-il en promenant le bras autour de lui, — je vis comme un Zosime. Sobriété, solitude et pauvreté : les trois voeux des anciens chevaliers.

— Vous supposez que les anciens chevaliers faisaient de tels voeux ?

— Je me suis peut-être trompé ! Hélas, je n’ai pas d’instruction ! J’ai tout perdu ! Le croirez-vous, Nicolas Vsévolodovitch ? ici, pour la première fois, j’ai secoué le joug des passions honteuses — pas un petit verre, pas une goutte ! J’ai un gîte, et depuis six jours je goûte les joies de la conscience. Ces murs mêmes ont une bonne odeur de résine qui rappelle la nature. Mais qu’étais-je ? Qu’étais-je ?

_« N’ayant point d’abri pour la nuit,_ _pendant le jour tirant la langue »,_

selon l’expression du poète ! Mais… vous êtes tout trempé… Voulez-vous prendre du thé ?

— Ne vous dérangez pas.

— Le samovar bouillait avant huit heures, mais… il est refroidi… comme tout dans le monde. Le soleil même, dit-on se refroidira à son tour… Du reste, s’il le faut, je vais donner des ordres à Agafia, elle n’est pas encore couchée.

— Dites-moi, Marie Timoféievna…

— Elle est ici, elle est ici, répondit aussitôt à voix basse Lébiadkine, — voulez-vous la voir ? ajouta-t-il en montrant une porte à demi fermée.

— Elle ne dort pas ?

— Oh ! non, non, est-ce possible ? Au contraire, elle vous attend depuis le commencement de la soirée, et, dès qu’elle a su que vous deviez venir, elle s’est empressée de faire toilette, reprit le capitaine ; en même temps il voulut esquisser un sourire jovial, mais il s’en tint à l’intention.

— Comment est-elle en général ? demanda Nicolas Vsévolodovitch dont les sourcils se froncèrent.

Le capitaine leva les épaules en signe de compassion.

— En général ? vous le savez vous-même, mais maintenant… maintenant elle se tire les cartes.

— Bien, plus tard ; d’abord il faut en finir avec vous.

Nicolas Vsévolodovitch s’assit sur une chaise.

Le capitaine n’osa pas s’asseoir sur le divan, il se hâta de prendre une autre chaise, et, anxieux, se prépara à entendre ce que Stavroguine avait à lui dire.

Soudain l’attention de celui-ci fut attirée par la table placée dans le coin.

— Qu’est-ce qu’il y a sous cette nappe ? demanda-t-il.

— Cela ? fit Lébiadkine en se retournant vers l’objet indiqué, — cela provient de vos libéralités : je voulais, pour ainsi dire, pendre ma crémaillère, et l’idée m’était venue aussi qu’après une si longue course vous auriez besoin de vous restaurer, acheva-t-il avec un petit rire ; puis il se leva, s’approcha tout doucement de la table et enleva la nappe avec précaution. Alors apparut une collation très proprement servie et offrant un coup d’œil fort agréable : il y avait là du jambon, du veau, des sardines, du fromage, un petit carafon verdâtre et une longue bouteille de bordeaux.

— C’est vous qui vous êtes occupé de cela ?

— Oui. Depuis hier je n’ai rien négligé pour faire honneur… Sur ce chapitre, vous le savez vous-même, Marie Timoféievna est fort indifférente. Mais, je le répète, tout cela provient de vos libéralités, tout cela est à vous, car vous êtes ici le maître, et moi, je ne suis en quelque sorte que votre employé ; néanmoins, Nicolas Vsévolodovitch, néanmoins, d’esprit je suis indépendant ! Ne m’enlevez pas ce dernier bien, le seul qui me reste ! ajouta-t- il d’un ton pathétique.

— Hum !… vous devriez vous asseoir.

— Re-con-nais-sant, reconnaissant et indépendant ! (Il s’assit.) Ah ! Nicolas Vsévolodovitch, ce cœur est si plein que je me demandais s’il n’éclaterait pas avant votre arrivée ! Voilà que maintenant vous allez décider mon sort et… celui de cette malheureuse ; et là… là, comme autrefois, comme il y a quatre ans, je m’épancherai avec vous ! Dans ce temps-là vous daigniez m’entendre, vous lisiez mes strophes… Alors vous m’appeliez votre Falstaff, mais qu’importe ? vous avez tant marqué dans ma vie !… J’ai maintenant de grandes craintes, de vous seul j’attends un conseil, une lumière. Pierre Stépanovitch me traite d’une façon effroyable !

Stavroguine l’écoutait avec curiosité et fixait sur lui un regard sondeur. Évidemment le capitaine Lébiadkine, quoiqu’il eût cessé de s’enivrer, était loin d’avoir recouvré la plénitude de ses facultés mentales. Les gens qui se sont adonnés à la boisson durant de longues années conservent toujours quelque chose d’incohérent, de trouble et de détraqué ; du reste, cette sorte de folie ne les empêche pas de se montrer rusés au besoin et de tromper leur monde presque aussi bien que les autres.

— Je vois que vous n’avez pas du tout changé, capitaine, depuis plus de quatre ans, observa d’un ton un peu plus affable Nicolas Vsévolodovitch. — Cela prouve que la seconde partie de la vie humaine se compose exclusivement des habitudes contractées pendant la première.

— Grande parole qui tranche le nœud gordien de la vie ! s’écria Lébiadkine avec une admiration moitié hypocrite, moitié sincère, car il aimait beaucoup les belles sentences. — Parmi toutes vos paroles, Nicolas Vsévolodovitch, il en est une surtout que je me rappelle, vous l’avez prononcée à Pétersbourg : « Il faut être un grand homme pour savoir résister au bon sens. » Voilà !

— Un grand homme ou un imbécile.

— C’est juste, mais vous, pendant toute votre vie, vous avez semé l’esprit à pleines mains, tandis qu’eux ? Que Lipoutine, que Pierre Stépanovitch émettent donc quelque pensée semblable ! Oh ! comme Pierre Stépanovitch a été dur pour moi !…

— Mais vous-même, capitaine, comment vous êtes-vous conduit ?

— J’étais en état d’ivresse ; de plus, j’ai une foule d’ennemis ! Mais maintenant c’est fini, je vais changer de peau comme le serpent. Nicolas Vsévolodovitch, savez-vous que je fais mon testament ? je l’ai même déjà écrit.

— C’est curieux. Quel héritage laissez-vous donc et à qui ?

— À la patrie, à l’humanité et aux étudiants. Nicolas Vsévolodovitch, j’ai lu dans les journaux la biographie d’un Américain. Il a légué toute son immense fortune aux fabriques et aux sciences positives, son squelette à l’académie de la ville où il résidait, et sa peau pour faire un tambour, à condition que nuit et jour on exécuterait sur ce tambour l’hymne national de l’Amérique. Hélas ! nous sommes des pygmées comparativement aux citoyens des États-unis ; la Russie est un jeu de la nature et non de l’esprit. J’ai eu l’honneur de servir, au début de ma carrière, dans le régiment d’infanterie Akmolinsky : si je m’avisais de lui léguer ma peau sous forme de tambour à condition que chaque jour l’hymne national russe fût exécuté sur ce tambour devant le régiment, on verrait là du libéralisme, on interdirait ma peau… c’est pourquoi je me suis borné aux étudiants. Je veux léguer mon squelette à une académie, mais en stipulant toutefois que sur son front sera collé un écriteau sur lequel on lira dans les siècles des siècles : « Libre penseur repentant. » Voilà !

Le capitaine avait parlé avec chaleur ; bien entendu, il trouvait fort beau le testament de l’Américain, mais c’était aussi un fin matois, et son principal but avait été de faire rire Nicolas Vsévolodovitch, près de qui il avait longtemps tenu l’emploi de bouffon. Cet espoir fut trompé. Stavroguine ne sourit même pas.

— Vous avez sans doute l’intention de faire connaître, de votre vivant, vos dispositions testamentaires, afin d’obtenir une récompense ? demanda-t-il d’un ton quelque peu sévère.

— Et quand cela serait, Nicolas Vsévolodovitch, quand cela serait ? répondit Lébiadkine. — Voyez quelle est ma situation ! J’ai même cessé de faire des vers, autrefois les productions de ma muse vous amusaient, Nicolas Vsévolodovitch, vous vous souvenez de certaine pièce sur une bouteille ? Mais j’ai déposé la plume. Je n’ai écrit qu’une poésie, qui est pour moi le chant du cygne, comme l’a été pour Gogol sa _Dernière Nouvelle. _À présent, c’est fini.

— Quelle est donc cette poésie ?

— « Dans le cas où elle se casserait la jambe ! »

— Quo-oi ?

C’était ce qu’attendait le capitaine. Il avait la plus grande admiration pour ses poésies, mais le poète était chez lui doublé d’un parasite ; aussi livrait-il volontiers ses vers à la risée de Nicolas Vsévolodovitch qui d’ordinaire, à Pétersbourg, ne pouvait les entendre sans pouffer. Dans la circonstance présente Lébiadkine poursuivait un autre but d’une nature fort délicate. En donnant à la conversation cette tournure, il comptait se justifier sur un point qui l’inquiétait on ne peut plus, et où il se sentait très coupable.

— « Dans le cas où elle se casserait la jambe », c’est-à-dire dans le cas d’une chute de cheval. C’est une fantaisie, Nicolas Vsévolodovitch, un délire, mais un délire de poète : un jour, sur mon chemin, j’ai rencontré une amazone et je me suis posé la question : « Qu’arriverait-il alors ? » — c’est-à-dire dans ce cas. La chose est claire : tous les soupirants s’éclipseraient aussitôt, seul le poète, le cœur brisé, resterait immuablement fidèle. Nicolas Vsévolodovitch, un ver même pourrait être amoureux, les lois ne le lui défendent pas. Pourtant la personne s’est offensée et de la lettre et des vers. On dit que vous vous êtes fâché aussi, c’est désolant, je ne voulais même pas le croire. Voyons, à qui pourrai-je faire du tort par une simple imagination ? Et puis, je le jure sur l’honneur, c’est Lipoutine qui est cause de tout : « Envoie donc, envoie, ne cessait-il de me dire, le droit d’écrire appartient à tout homme. » Je n’ai fait que suivre ses conseils.

— Il paraît que vous avez fait une demande en mariage ?

— Mes ennemis, mes ennemis, toujours mes ennemis !…

— Récitez vos vers ! interrompit durement Nicolas Vsévolodovitch.

— C’est un délire, il ne faut pas considérer la chose autrement.

Néanmoins il se redressa, tendit le bras en avant et commença :

_La beauté des beautés, par un destin fatal,_ _Las ! s’est estropiée en tombant de cheval,_ _Et son adorateur, depuis qu’elle est boiteuse_ _A senti redoubler son ardeur amoureuse._

— Allons, assez, fit Nicolas Vsévolodovitch avec un geste d’impatience.

Sans transition, Lébiadkine mit la conversation sur un autre sujet.

— Je rêve de Piter[13], j’aspire à me régénérer… Mon bienfaiteur ! Puis-je espérer que vous ne me refuserez pas les moyens de faire ce voyage ? Je vous ai attendu toute cette semaine comme un soleil.

— Non, pardonnez-moi, il ne me reste presque plus d’argent, et, d’ailleurs, pourquoi vous en donnerais-je ?

Cet appel de fonds semblait avoir irrité soudain Nicolas Vsévolodovitch. Sèchement, en peu de mots, il énuméra tous les méfaits du capitaine : son ivrognerie, ses sottises, sa conduite à l’égard de Marie Timoféievna dont il avait gaspillé la pension et qu’il avait fait sortir du couvent ; ses tentatives de chantage, sa manière d’agir avec Daria Pavlovna, etc., etc. Le capitaine s’agitait, gesticulait, essayait de répondre, mais, chaque fois, Nicolas Vsévolodovitch lui imposait silence.

— Permettez-moi d’ajouter un dernier mot, achevat-il, — dans toutes vos lettres vous parlez de « déshonneur domestique ». Quel déshonneur y a-t-il donc pour vous dans le mariage de votre soeur avec Stavroguine ?

— Mais ce mariage est ignoré, Nicolas Vsévolodovitch, personne ne le connaît, c’est un secret fatal. Je reçois de l’argent de vous, et tout à coup on me demande : À quel titre touchez-vous cet argent ? Je suis lié, je ne veux pas répondre, cela porte préjudice à la réputation de ma sœur, à l’honneur de mon nom.

Le capitaine avait élevé le ton : il aimait ce thème dont il attendait un effet sûr. Hélas ! quelle déception lui était réservée ! Tranquillement, comme s’il se fût agi de la chose la plus simple du monde, Nicolas Vsévolodovitch lui apprit que sous peu de jours, peut-être demain ou après-demain, il avait l’intention de porter son mariage à la connaissance « de la police aussi bien que de la société », ce qui trancherait du même coup et la question de l’honneur domestique et celle des subsides. Le capitaine écarquillait les yeux ; dans le premier moment il ne comprit pas, Nicolas Vsévolodovitch dut lui expliquer ses paroles.

— Mais c’est une… aliénée ?

— Je prendrai mes dispositions en conséquence.

— Mais… que dira votre mère ?

— Elle dira ce qu’elle voudra.

— Et vous introduirez votre femme dans votre maison ?

— Oui, peut-être. Du reste, cela ne vous regarde pas.

— Comment, cela ne me regarde pas ? s’écria le capitaine ; — mais moi, quelle sera donc ma situation ?

— Eh bien, naturellement, vous n’entrerez pas chez moi.

— Je suis pourtant un parent.

— Les parents comme vous, on les fuit. Pourquoi vous donnerais-je alors de l’argent ? Jugez-en vous-même.

— Nicolas Vsévolodovitch, Nicolas Vsévolodovitch, c’est impossible, vous réfléchirez peut-être encore, vous ne voudrez pas attenter… que pensera-t-on, que dira-t-on dans le monde ?

— J’ai bien peur de votre monde. J’ai épousé votre sœur parce qu’après un dîner, étant pris de vin, j’avais parié que je l’épouserais, et maintenant je le ferai savoir publiquement… si cela me plaît.

Il prononça ces mots avec une sorte de colère. Lébiadkine commença à croire que c’était sérieux, et l’épouvante s’empara de lui.

— Mais moi, voyons, le principal ici, c’est moi !… Vous plaisantez peut-être, Nicolas Vsévolodovitch !

— Non, je ne plaisante pas.

— Vous êtes libre, Nicolas Vsévolodovitch, mais je ne vous crois pas… alors je porterai plainte.

— Vous êtes terriblement bête, capitaine.

— Soit, mais c’est tout ce qu’il me reste à faire, — répliqua Lébiadkine qui ne savait plus ce qu’il disait ; — autrefois, à Pétersbourg, quand elle servait dans les maisons meublées, on nous donnait du moins le logement. Mais maintenant que deviendrai-je si vous m’abandonnez ?

— Ne voulez-vous donc pas vous rendre à Pétersbourg pour commencer une carrière nouvelle ? À propos, d’après ce que j’ai entendu dire, vous vous proposez d’aller faire des dénonciations, dans l’espoir d’obtenir votre pardon en signalant tous les autres ?

Le capitaine resta bouche béante, regardant avec de grands yeux son interlocuteur.

Nicolas Vsévolodovitch se pencha vers la table.

— Écoutez, capitaine, reprit-il tout à coup d’un ton extrêmement sérieux. Jusqu’alors il avait parlé d’une façon assez équivoque, si bien que Lébiadkine habitué au rôle de bouffon avait pu se demander si son barine était réellement fâché ou s’il voulait rire, s’il songeait pour tout de bon à rendre son mariage public ou si c’était seulement une plaisanterie. Maintenant il n’y avait plus à s’y méprendre : le visage de Nicolas Vsévolodovitch était tellement sévère qu’un frisson parcourut l’épine dorsale du capitaine. — Écoutez et dites la vérité, Lébiadkine : avez-vous révélé quelque chose ou ne l’avez-vous pas encore fait ? N’êtes- vous pas déjà entré dans la voie des dénonciations ? N’avez-vous point, par bêtise, écrit quelque lettre ?

— Non, je n’ai rien fait encore, et… je ne pensais même pas à cela, répondit le capitaine qui tenait toujours ses yeux fixés sur Stavroguine.

— Eh bien, vous mentez quand vous dites que vous ne pensiez pas à cela. C’est même dans cette intention que vous voulez aller à Pétersbourg. Si vous n’avez pas écrit, n’avez-vous pas lâché un mot de trop en causant ici avec quelqu’un ? Répondez franchement, j’ai entendu parler de quelque chose.

— J’ai causé avec Lipoutine, étant ivre. Lipoutine est un traître. Je lui ai ouvert mon cœur, murmura le capitaine devenu pâle.

— Il n’est pas défendu d’ouvrir son cœur, mais il ne faut pas être un sot. Si vous aviez cette idée, vous auriez dû la garder pour vous. Aujourd’hui les hommes intelligents se taisent au lieu de bavarder.

— Nicolas Vsévolodovitch ! dit en tremblant Lébiadkine ; — personnellement vous n’avez pris part à rien, je ne vous ai pas…

— Oh ! je sais bien que vous n’oseriez pas dénoncer votre vache à lait.

— Nicolas Vsévolodovitch, jugez, jugez !… Et désespéré, les larmes aux yeux, le capitaine fit le récit de sa vie depuis quatre ans. C’était la stupide histoire d’un imbécile qui, l’ivrognerie et la fainéantise aidant, se fourre dans une affaire pour laquelle il n’est pas fait et dont, jusqu’au dernier moment, il comprend à peine la gravité. Il raconta qu’à Pétersbourg il s’était laissé entraîner d’abord simplement par l’amitié, comme un brave étudiant, quoiqu’il ne fût pas étudiant : sans rien savoir, « le plus innocemment du monde », il semait divers papiers dans les escaliers, les déposait par paquets de dix sous les portes, les accrochait aux cordons des sonnettes, les distribuait en guise de journaux, les glissait, au théâtre, dans les chapeaux et dans les poch es des spectateurs. Ensuite on lui avait donné de l’argent pour faire cette besogne qu’il avait acceptée « parce qu’il fallait vivre ! » Dans deux provinces il avait colporté de district en district « toutes sortes de vilenies ». Ô Nicolas Vsévolodovitch, s’écria-t-il, rien ne me révoltait comme ces attaques dirigées contre les lois civiles et surtout celles de la patrie. « Prenez des fourches, lisait-on dans ces papiers, songez que celui qui, le matin, sortira pauvre de chez lui pourra, le soir, y rentrer riche. » « Fermez au plus tôt les églises, était-il dit dans une proclamation de cinq ou six lignes adressée à toute la Russie, anéantissez Dieu, abolissez le mariage, supprimez le droit d’hériter, prenez des couteaux. » Le diable sait ce qu’il y avait ensuite. Ces horreurs me faisaient frissonner, mais je les distribuais tout de même. Un jour il faillit m’en cuire : je fus surpris par des officiers au moment où j’essayais d’introduire dans une caserne cette proclamation de cinq lignes, heureusement ils se contentèrent de me rosser, après quoi ils me laissèrent partir : que Dieu les en récompense ! Ici, l’an dernier, je fus sur le point d’être arrêté quand je remis à Korovaïeff de faux assignats fabriqués en France, mais, grâce à Dieu, sur ces entrefaites Korovaïeff, étant ivre, se noya dans un étang, et l’on ne put rien prouver contre moi. Ici j’ai proclamé chez Virguinsky la liberté de la femme sociale. Au mois de juin j’ai de nouveau répandu différents papiers dans le district de ***. Il paraît qu’on veut encore m’y forcer… Pierre Stépanovitch me donne à entendre que je dois obéir. Depuis longtemps déjà il me menace. Et comme il m’a traité l’autre dimanche ! Nicolas Vsévolodovitch, je suis un esclave, je suis un ver, mais non un Dieu, par là seulement je me distingue de Derjavine. Vous voyez quelle est ma détresse.

Stavroguine l’écouta avec curiosité jusqu’au bout.

— Je ne savais pas tout cela, dit-il ; — naturellement, à un homme comme vous tout peut arriver… Écoutez, poursuivit-il après avoir réfléchi un instant, — si vous voulez, dites-leur, dites à qui vous savez, que les propos de Lipoutine sont des contes et que vos menaces de dénonciation ne visaient que moi, parce que, me croyant compromis aussi, vous comptiez de la sorte m’extorquer plus d’argent… Vous comprenez ?

— Nicolas Vsévolodovitch, mon cher, se peut-il donc que je sois exposé à un pareil danger ? Il me tardait de vous voir pour vous questionner.

Le visiteur sourit.

— À coup sûr on ne vous laissera pas aller à Pétersbourg, quand même je vous donnerais de l’argent pour faire ce voyage… Mais il est temps que je voie Marie Timoféievna.

Il se leva.

— Nicolas Vsévolodovitch, — et quelles sont vos intentions par rapport à Marie Timoféievna ?

— Je vous les ai dites.

— Est-il possible que ce soit vrai ?

— Vous ne le croyez pas encore ?

— Ainsi vous allez me planter là comme une vieille botte hors d’usage ?

— Je verrai, répondit en riant Nicolas Vsévolodovitch, — allons, introduisez-moi.

— Voulez-vous que j’aille sur le perron ?… ici je pourrais, sans le faire exprès, entendre votre conversation… parce que les chambres sont toutes petites.

— Soit ; allez sur le perron. Prenez le parapluie.

— Le vôtre ? Suis-je digne de m’abriter dessous ?

— Tout le monde est digne d’un parapluie.

— Vous déterminez du coup le minimum des droits de l’homme.

Mais le capitaine prononça ces mots machinalement : il était écrasé, anéanti par les nouvelles qu’il venait d’apprendre. Et pourtant, à peine arrivé sur le perron, cet homme aussi roué qu’inconsistant se reprit à espérer, l’idée lui revint que Nicolas Vsévolodovitch cherchait à lui donner le change par des mensonges ; s’il en était ainsi, ce n’était pas à lui d’avoir peur, puisqu’on le craignait.

— « S’il ment, s’il ruse, quel est son but ? » se demandait Lébiadkine. La publication du mariage lui paraissait une absurdité : « Il est vrai que de la part d’un tel monstre rien ne doit étonner ; il ne vit que pour faire du mal aux gens. Mais qui sait si lui-même n’a pas peur, depuis l’affront inouï qu’il a reçu l’autre jour ? Il craint que je ne révèle son mariage, voilà pourquoi il s’est empressé de venir me dire qu’il allait lui-même le faire connaître. Holà, ne va pas te blouser, Lébiadkine ! Et pourquoi venir la nuit, en cachette, quand lui-même désire la publicité ? Mais s’il a peur, évidemment c’est depuis peu, son inquiétude doit être toute récente…Eh ! gare aux bévues, Lébiadkine !…

« Il m’effraye avec Pierre Stépanovitch. Oh ! voilà ce qu’il y a de terrible ! Et pourquoi ai-je fait des confidences à Lipoutine ? Le diable sait ce que manigancent ces démons, jamais je n’ai pu y voir clair. Ils recommencent à s’agiter comme il y a cinq ans. À qui, il est vrai, les dénoncerais-je ? « N’avez-vous pas écrit à quelqu’un par bêtise ? » Hum. Ainsi l’on pourrait écrire comme par bêtise ? N’est-ce pas un conseil qu’il me donne ? « Vous allez pour cela à Pétersbourg. » Le coquin ! cette idée ne m’est pas plutôt venue à l’esprit qu’il l’a devinée ! On dirait que lui-même, sans en avoir l’air, me pousse à aller là-bas. Il n’y a ici que deux suppositions possibles : ou bien, je le répète, il a peur, parce qu’il s’est mis dans un mauvais cas, ou… ou il ne craint rien pour lui, et il m’excite sourdement à les dénoncer tous ! Oh ! la conjoncture est délicate, Lébiadkine, prends garde de faire une boulette !… »

Il était si absorbé dans ses réflexions qu’il ne pensa même pas à se mettre aux écoutes. Du reste, il lui aurait été difficile d’entendre la conversation : la porte était massive et à un seul battant ; d’autre part, on n’élevait guère la voix ; le capitaine ne percevait que des sons indistincts. Il lança un jet de salive et retourna siffler sur le perron.

III modifier

Deux fois plus grande que la pièce occupée par le capitaine, la chambre de Marie Timoféievna ne renfermait pas un mobilier plus élégant ; mais la table qui faisait face au divan était couverte d’une nappe de couleur, sur tout le parquet s’étendait un beau tapis, et le lit était masqué par un long rideau vert qui coupait la chambre en deux ; il y avait en outre près de la table un grand et moelleux fauteuil sur lequel pourtant Marie Timoféievna n’était pas assise. Ici comme dans le logement de la rue de l’Épiphanie une lampe brûlait dans un coin devant une icône, et sur la table se retrouvaient aussi les mêmes objets : jeu de cartes, miroir, chansonnier, tout jusqu’au petit pain blanc ; de plus, on y voyait un album de photographies et deux livres avec des gravures coloriées : l’un était une relation de voyage arrangée à l’usage de la jeunesse, l’autre un recueil d’histoires morales et pour la plupart chevaleresques. Ainsi que l’avait dit le capitaine, sans doute Marie Timoféievna avait attendu le visiteur, mais quand celui-ci entra chez elle, elle dormait, à demi couchée sur le divan. Nicolas Vsévolodovitch ferma sans bruit la porte derrière lui, et, sans bouger de place, se mit à considérer la dormeuse.

Le capitaine avait menti en disant que sa sœur avait fait toilette. Elle portait la robe de couleur sombre que nous lui avons vue chez Barbara Pétrovna. Maintenant comme alors son long cou décharné était à découvert, et ses cheveux étaient réunis sur sa nuque en un chignon minuscule. Le châle noir donné par Barbara Pétrovna était plié soigneusement et reposait sur le divan. Cette fois encore Marie Timoféievna était grossièrement fardée de blanc et de rouge. Moins d’une minute après l’apparition de Nicolas Vsévolodovitch, elle se réveilla soudain comme si elle eût senti son regard sur elle, ouvrit les yeux et se redressa vivement. Mais il est probable que le visiteur éprouvait lui-même une impression étrange : toujours debout près de la porte, il ne proférait pas un mot et ses yeux restaient obstinément fixés sur le visage de Marie Timoféievna. Peut-être avaient-ils quelque chose de particulièrement dur, peut-être exprimaient-ils le dégoût, même une joie maligne de la frayeur ressentie par la folle, ou bien cette dernière, mal éveillée, crut-elle seulement lire cela dans le regard de Nicolas Vsévolodovitch ? Quoi qu’il en soit, au bout d’un moment les traits de la pauvre femme prirent une expression de terreur extraordinaire ; des convulsions parcoururent son visage, elle leva les bras, les agita, et tout à coup fondit en larmes comme un enfant épouvanté ; encore un instant, et elle aurait crié. Mais le visiteur s’arracha à la contemplation, un brusque changement s’opéra dans sa physionomie, et ce fut avec le sourire le plus gracieux qu’il s’approcha de la table :

— Pardon, je vous ai fait peur, Marie Timoféievna, dit-il en lui tendant la main, — j’ai eu tort de venir vous surprendre ainsi au moment de votre réveil.

L’aménité de ce langage produisit son effet. La frayeur de Marie Timoféievna se dissipa, quoiqu’elle continuât à regarder Stavroguine avec appréhension, en faisant de visibles efforts pour comprendre. Elle tendit craintivement sa main. À la fin, un timide sourire se montra sur ses lèvres.

— Bonjour, prince, dit-elle à voix basse, tout en considérant d’un air étrange Nicolas Vsévolodovitch.

— Sans doute vous avez fait un mauvais rêve ? reprit-il avec un sourire de plus en plus aimable.

— Mais vous, comment savez-vous que j’ai rêvé _de cela ? _…

Et soudain son tremblement de tout à l’heure la ressaisit, elle se rejeta en arrière et leva le bras devant elle comme pour se protéger, peu s’en fallut qu’elle ne fondit de nouveau en larmes.

— Remettez-vous, de grâce ; pourquoi avoir peur ? Est-il possible que vous ne me reconnaissiez pas ? ne cessait de répéter Nicolas Vsévolodovitch, mais, cette fois, il fut longtemps sans pouvoir la rassurer ; elle le regardait silencieusement, en proie à une cruelle incertitude, et l’on voyait qu’elle faisait de pénibles efforts pour concentrer sa pauvre intelligence sur une idée. Tantôt elle baissait les yeux, tantôt elle les relevait brusquement et enveloppait le visiteur d’un regard rapide. À la fin, elle parut, sinon se calmer, du moins prendre un parti.

— Asseyez-vous, je vous prie, à côté de moi, afin que plus tard je puisse vous examiner, dit-elle d’une voix assez ferme ; il était clair qu’une nouvelle pensée venait de se faire jour dans son esprit. — Mais, pour le moment, ne vous inquiétez pas, moi-même je ne vous regarderai pas, je tiendrai les yeux baissés. Ne me regardez pas non plus jusqu’à ce que je vous le demande. Asseyez- vous donc, ajouta-t-elle avec impatience.

Elle était visiblement dominée de plus en plus par une impression nouvelle.

Nicolas Vsévolodovitch s’assit et attendit ; il y eut un assez long silence.

— Hum ! je trouve tout cela étrange, murmura-t-elle tout à coup d’un ton presque méprisant ; sans doute je fais beaucoup de mauvais rêves ; seulement pourquoi vous ai-je vu en songe sous ce même aspect ?

— Allons, laissons là les rêves, répliqua le visiteur impatienté, et, malgré la défense qu’elle lui en avait faite, il se retourna vers elle. Peut-être ses yeux avaient-ils la même expression que tantôt. À plusieurs reprises il remarqua que Marie Timoféievna aurait bien voulu le regarder, qu’elle en avait grande envie, mais que, se roidissant contre son désir, elle s’obstinait à contempler le parquet.

— Écoutez, prince, écoutez, dit-elle en élevant soudain la voix, — écoutez, prince…

— Pourquoi vous êtes-vous détournée ? Pourquoi ne me regardez-vous pas ? À quoi bon cette comédie ? interrompit-il violemment.

Mais elle n’eut pas l’air de l’avoir entendu ; sa physionomie était soucieuse et maussade.

— Écoutez, prince, répéta-t-elle pour la troisième fois d’un ton ferme ; — quand, l’autre jour, dans la voiture vous m’avez dit que vous feriez connaître notre mariage, je me suis effrayée à la pensée que notre secret serait rendu public. Maintenant je ne sais pas, j’ai beaucoup réfléchi, et je vois clairement que je ne suis bonne à rien. Je sais m’habiller, à la rigueur je saurais aussi recevoir : il n’est pas bien difficile d’offrir une tasse de thé aux gens, surtout quand on a des domestiques. Mais, n’importe, on me regardera de travers. Dimanche, lors de ma visite dans cette maison-là, j’ai observé bien des choses. Cette jolie demoiselle m’a examinée tout le temps, surtout à partir du moment où vous êtes entré. C’est vous, n’est-ce pas, qui êtes entré alors ? Sa mère, cette vieille dame du monde, est simplement ridicule. Mon Lébiadkine s’est distingué aussi ; pour ne pas éclater de rire, j’ai toujours regardé le plafond, il est orné de belles peintures. Sa mère _à lui _pourrait être supérieure d’un couvent ; j’ai peur d’elle, quoiqu’elle m’ait fait cadeau d’un châle noir. Toutes ces personnes ont dû donner un triste témoignage de moi, je ne leur en veux pas, seulement je me disais alors en moi-même : Quelle parente suis-je pour elles ? Sans doute on n’exige d’une comtesse que les qualités morales, — celles d’une femme de ménage ne lui sont pas nécessaires, car elle a une foule de laquais, — mettons qu’il lui faut aussi un peu de coquetterie mondaine pour être en état de recevoir les étrangers de distinction, voilà tout ! Mais, n’importe, dimanche on me regardait d’un air de désolation. Dacha seule est un ange. J’ai bien peur qu’on ne l’ait chagrinée en _lui_ tenant des propos inconsidérés sur mon compte.

— N’ayez pas peur et ne vous tourmentez pas, dit Nicolas Vsévolodovitch avec un sourire qu’il ne réussit pas à rendre agréable.

— Du reste, quand même il serait un peu honteux de moi, cela ne me ferait rien, car il aura toujours plus de compassion que de honte ; j’en juge, naturellement, d’après le cœur humain. Il sait que c’est plutôt à moi de plaindre ces gens-là qu’à eux d’avoir pitié de moi.

— Vous avez été, paraît-il très blessée de leur manière d’être, Marie Timoféievna ?

— Qui ? Moi ? Non, répondit-elle en souriant avec bonhomie. — Pas du tout. Je vous regardais tous alors ; vous étiez tous fâchés, vous vous disputiez, ils se réunissent et ils ne savent pas rire de bon cœur. Tant de richesses et si peu de gaieté, cela me paraît horrible. Du reste, à présent je ne plains plus personne, je garde pour moi toute ma pitié.

— J’ai entendu dire qu’avec votre frère vous aviez la vie dure avant mon arrivée ?

— Qui est-ce qui vous a dit cela ? C’est absurde. Je suis bien plus malheureuse à présent. Je fais maintenant de mauvais rêves, et c’est parce que vous êtes arrivé. Pourquoi êtes-vous venu ? dites-le, je vous prie.

— Mais ne voulez-vous pas retourner au couvent ?

— Allons, je m’en doutais, qu’il allait encore me proposer cela ! Un beau venez-y voir que votre couvent ! Et pourquoi y retournerai- je ? Avec quoi maintenant y rentrerais-je ? Je suis toute seule à présent ! Il est trop tard pour commencer une troisième vie.

— Pourquoi vous emportez-vous ainsi ? N’avez-vous pas peur que je cesse de vous aimer ?

— Je ne m’inquiète pas du tout de vous. Je crains moi-même de ne plus guère aimer quelqu’un.

Elle eut un sourire de mépris.

— Je dois m’être donné envers _lui_ un tort grave, ajouta-t-elle soudain comme se parlant à elle-même, — seulement voilà, je ne sais pas en quoi consiste ce tort, et c’est ce qui fait mon éternel tourment. Depuis cinq ans je ne cessais de me dire nuit et jour que j’avais été coupable à son égard. Je priais, je priais, et toujours je pensais à ma grande faute envers lui. Et voilà qu’il s’est trouvé que c’était vrai.

— Mais quoi ?

— Toute ma crainte, c’est qu’_il_ ne soit mêlé à cela, poursuivit-elle sans répondre à la question qu’elle n’avait même pas entendue. — Pourtant il ne peut pas s’être associé de nouveau à ces petites gens. La comtesse me mangerait volontiers, quoiqu’elle m’ait fait asseoir à côté d’elle dans sa voiture. Ils ont tous formé un complot — se peut-il qu’il y soit entré aussi ? Se peut-il que lui aussi soit un traître ? (Un tremblement agita ses lèvres et son menton.) Écoutez, vous : avez-vous lu l’histoire de Grichka Otrépieff qui a été maudit dans sept cathédrales ?

Nicolas Vsévolodovitch garda le silence.

— Mais, du reste, je vais maintenant me retourner vers vous et vous regarder, décida-t-elle subitement — tournez-vous aussi de mon côté et regardez-moi, mais plus fixement. Je veux enfin éclaircir mes doutes.

— Je vous regarde depuis longtemps déjà.

— Hum, fit Marie Timoféievna en observant attentivement le visiteur, — vous avez beaucoup engraissé…

La folle voulait encore dire quelque chose, mais soudain la terreur qu’elle avait éprouvée tantôt se peignit pour la troisième fois sur son visage, de nouveau elle recula en projetant le bras devant elle.

— Qu’avez-vous donc ? cria avec une sorte de rage Nicolas Vsévolodovitch.

Mais la frayeur de Marie Timoféievna ne dura qu’un instant ; un sourire sceptique et désagréable fit grimacer ses lèvres.

— Prince, levez-vous, je vous prie, et entrez, dit-elle tout à coup d’un ton ferme et impérieux.

— Comment, entrez ? Où voulez-vous que j’entre ?

— Pendant ces cinq années, je n’ai fait que me représenter de quelle manière _il_ entrerait. Levez-vous tout de suite et retirez-vous derrière la porte, dans l’autre chambre. Je serai assise ici comme si je ne m’attendais à rien, j’aurai un livre dans les mains, et tout à coup vous apparaîtrez après cinq ans d’absence. Je veux voir cette scène.

Nicolas Vsévolodovitch grinçait des dents et grommelait à part soi des paroles inintelligibles.

— Assez, dit-il en frappant sur la table. — Je vous prie de m’écouter, Marie Timoféievna. Tâchez, s’il vous plaît, de me prêter toute votre attention. Vous n’êtes pas tout à fait folle ! laissa-t-il échapper dans un mouvement d’impatience. — Demain je rendrai public notre mariage. Jamais vous n’habiterez un palais, détrompez-vous à cet égard. Voulez-vous passer toute votre vie avec moi ? seulement ce sera fort loin d’ici. Nous irons demeurer dans les montagnes de la Suisse, il y a là un endroit… Soyez tranquille, je ne vous abandonnerai jamais et ne vous mettrai pas dans une maison de santé. J’ai assez d’argent pour vivre sans rien demander à personne. Vous aurez une servante ; vous ne vous occuperez d’aucun travail. Tous vos désirs réalisables seront satisfaits. Vous prierez, vous irez où vous voudrez, et vous ferez ce que bon vous semblera. Je ne vous toucherai pas. Je ne bougerai pas non plus du lieu où nous serons fixés. Si vous voulez, je ne vous adresserai jamais la parole. Vous pourrez, si cela vous plaît, me raconter chaque soir vos histoires, comme autrefois à Pétersbourg. Je vous ferai des lectures si vous le désirez. Mais aussi vous devrez passer toute votre vie dans le même endroit, et c’est un pays triste. Vous consentez ? Vous ne regretterez pas votre résolution, vous ne m’infligerez pas le supplice de vos malédictions et de vos larmes ?

Elle avait écouté avec une attention extraordinaire et réfléchit longtemps en silence.

— Tout cela me paraît invraisemblable, dit-elle enfin d’un ton sarcastique. — Ainsi je passerai peut-être quarante ans dans ces montagnes.

Elle se mit à rire.

— Eh bien, oui, nous y passerons quarante ans, répondit en fronçant le sourcil Nicolas Vsévolodovitch.

— Hum… pour rien au monde je n’irai là.

— Même avec moi ?

— Mais qui êtes-vous donc pour que j’aille avec vous ? Quarante années durant être perchée sur une montagne avec lui — il me la baille belle ! Et quels gens patients nous avons aujourd’hui en vérité ! Non, il ne se peut pas que le faucon soit devenu un hibou. Ce n’est pas là mon prince ! déclara-t-elle en relevant fièrement la tête.

Le visage de Nicolas Vsévolodovitch s’assombrit.

— Pourquoi m’appelez-vous prince et… et pour qui me prenez- vous ? demanda-t-il vivement.

— Comment ? Est-ce que vous n’êtes pas prince ?

— Je ne l’ai même jamais été.

— Ainsi vous-même, vous avouez carrément devant moi que vous n’êtes pas prince !

— Je vous répète que je ne l’ai jamais été.

Elle frappa ses mains l’une contre l’autre.

— Seigneur ! Je m’attendais à tout de la part de _ses_ ennemis, mais je n’aurais jamais cru possible une pareille insolence ! Vit- il encore ? vociféra-t-elle hors d’elle-même en s’élançant sur Nicolas Vsévolodovitch, — tu l’as tué, n’est-ce pas ? Avoue !

Stavroguine fit un saut en arrière.

— Pour qui me prends-tu ? dit-il ; ses traits étaient affreusement altérés, mais il était difficile en ce moment de faire peur à Marie Timoféievna, elle poursuivit avec un accent de triomphe :

— Qui le connaît ? Qui sait ce que tu es et d’où tu sors ? Mais durant ces cinq années mon cœur a pressenti toute l’intrigue ! Je m’étonnais aussi, je me disais : Qu’est ce que c’est que ce chat- huant ? Non, mon cher, tu es un mauvais acteur, pire même que Lébiadkine. Présente mes hommages à la comtesse et dis-lui que je la prie d’envoyer quelqu’un de plus propre. Elle t’a payé, parle ! Tu es employé comme marmiton chez elle ! j’ai percé à jour votre imposture, je vous comprends tous, jusqu’au dernier !

Il la saisit avec force par le bras ; elle lui rit au nez :

— Quant à lui ressembler, ça, oui, tu lui ressembles beaucoup, tu pourrais même être son parent, — homme fourbe ! Mais le mien est un faucon à l’œil perçant et un prince, tandis que toi tu es une chouette et un marchand ! Le mien ne se laisse pas marcher sur le pied ; toi, Chatouchka (il est bien gentil, je l’aime beaucoup !), Chatouchka t’a donné un soufflet, mon Lébiadkine me l’a raconté. Et pourquoi avais-tu peur, ce jour-là, quand tu es entré ? Qui est- ce qui t’avait effrayé ? Quand j’ai vu ton bas visage, au moment où je suis tombée et où tu m’as relevée, j’ai senti comme un ver qui se glissait dans mon cœur : Ce n’est pas _lui_, me suis-je dit, ce n’est pas _lui ! _ Mon faucon n’aurait jamais rougi de moi devant une demoiselle du grand monde ! Ô Seigneur ! Pendant cinq années entières, mon seul bonheur a été de penser que mon faucon était quelque part, là-bas derrière les montagnes, qu’il vivait, qu’il volait en regardant le soleil… Parle, imposteur, as-tu reçu une grosse somme pour jouer ce rôle ? T’as-t-on payé cher ? Moi, je ne t’aurais pas donné un groch[14]. Ha, ha, ha ! Ha, ha, ha !…

— Oh ! Idiote, fit en grinçant des dents Nicolas Vsévolodovitch qui lui serrait toujours le bras.

— Hors d’ici, imposteur ! ordonna-t-elle, je suis la femme de mon prince, je n’ai pas peur de ton couteau !

— De mon couteau ?

— Oui, de ton couteau. Tu as un couteau dans ta poche. Tu pensais que je dormais, mais je l’ai vu : quand tu es entré tout à l’heure, tu as tiré un couteau !

— Que dis-tu, malheureuse ? De quels rêves es-tu le jouet cria Nicolas Vsévolodovitch, et il repoussa Marie Timoféievna d’une façon si rude que la tête et les épaules de la folle heurtèrent violemment contre le divan. Il s’enfuit, mais elle courut après lui et, tout en boitant, le poursuivit jusque sur le perron. Lébiadkine, effrayé, la ramena de force dans la maison ; toutefois, avant que le visiteur eût disparu, elle put encore lui jeter à travers les ténèbres cette apostrophe accompagnée d’un rire strident :

— Grichka Ot-rep-ieff, a-na-thème !

IV modifier

— « Un couteau ! un couteau ! » répétait Nicolas Vsévolodovitch en proie à une indicible colère, tandis qu’il marchait à grands pas dans la boue et dans les flaques d’eau sans remarquer où il posait ses pieds. Par moments, à la vérité, il éprouvait une violente envie de rire bruyamment, furieusement, mais il la refoulait en lui. Il ne recouvra un peu de sang-froid que quand il fut arrivé sur le pont, à l’endroit même où tantôt il avait fait la rencontre de Fedka. Cette fois encore le vagabond l’attendait ; en l’apercevant, il ôta sa casquette, découvrit gaiement ses mâchoires, et avec un joyeux sans gêne engagea la conversation. D’abord, Nicolas Vsévolodovitch passa son chemin, et même pendant un certain temps il n’entendit point le rôdeur qui s’était mis à lui emboîter le pas. Tout à coup il songea avec surprise qu’il l’avait complètement oublié, et cela alors même qu’il ne cessait de se répéter : « Un couteau ! un couteau ! » Il saisit le vagabond, et, de toute sa force que doublait la colère amassée en lui, l’envoya rouler sur le pont. L’idée d’une lutte traversa l’esprit de Fedka, mais presque aussitôt il comprit qu’il n’aurait pas le dessus, en conséquence il se tint coi et n’essaya même aucune résistance. À genoux, le corps incliné vers la terre, les coudes saillant derrière le dos, le rusé personnage attendit tranquillement l’issue de cette aventure qui ne semblait pas du tout l’inquiéter.

L’événement lui donna raison. Le premier mouvement de Nicolas Vsévolodovitch avait été d’ôter son cache-ne z pour lier les mains de son prisonnier, mais il lâcha brusquement ce dernier et le repoussa loin de lui. En un clin d’œil Fedka fut debout, il se détourna, et, tout à coup, un couteau à la lame courte mais large brilla dans sa main.

— À bas le couteau, cache-le, cache-le tout de suite, _ordonna _avec un geste impatient Nicolas Vsévolodovitch, et le couteau disparut aussi vite qu’il s’était montré.

Stavroguine continua sa marche en silence et sans se retourner, mais l’obstiné vaurien ne le quitta point ; maintenant, il est vrai, il ne lui parlait plus et même le suivait respectueusement à un pas de distance. Tous deux traversèrent ainsi le pont, puis prirent à gauche et s’engagèrent dans un long et obscur péréoulok ; pour aller dans le centre de la ville, on avait plus court par là que par la rue de l’Épiphanie.

— Dernièrement, dit-on, tu as dévalisé une église ici dans le district, est-ce vrai ? demanda à brûle-pourpoint Nicolas Vsévolodovitch.

— C’est-à-dire que j’étais d’abord entré là pour prier, répondit le vagabond d’un ton grave et poli, comme si rien ne se fût passé entre lui et son interlocuteur ; il était même plus que grave, il était digne. La familiarité « amicale » de tantôt avait disparu. Fedka offrait maintenant tous les dehors d’un homme sérieux, injustement offensé, il est vrai, mais sachant oublier une offense.

— Quand le Seigneur m’eut conduit dans cette église, poursuivit- il, je me dis : « Eh ! c’est un bienfait du Ciel ! » Je fus amené à cela par ma situation d’orphelin, car dans notre condition on ne peut pas se passer de secours. Eh bien, Dieu m’a puni de mes péchés : les objets que j’ai pris ne m’ont rapporté en tout que douze roubles. J’ai même dû donner par-dessus le marché la mentonnière en argent de saint-Nicolas, on m’a dit que c’était du faux.

— Tu as assassiné le gardien ?

— C’est-à-dire que ce gardien et moi, nous avions fait la chose ensemble, mais le matin, près de la rivière , nous nous sommes disputés sur la question de savoir qui porterait le sac, et, dans la discussion, il a reçu un mauvais coup.

— Continue à tuer et à voler.

— C’est mot pour mot le conseil que me donne aussi Pierre Stépanovitch, parce qu’il est extraordinairement avare et dur à la détente. En dehors de cela, il n’a pas pour un groch de foi au Créateur céleste qui a fait l’homme avec de la terre, il dit que la nature seule a tout organisé, jusqu’à la dernière bête. De plus, il ne comprend pas que dans notre position on ne peut se passer d’un secours bienfaisant. Vous voulez le lui faire comprendre, il vous regarde comme un mouton regarde l’eau. Tenez, quand le capitaine Lébiadkine, que vous êtes allé voir tout à l’heure, demeurait chez Philippoff, une fois sa porte est restée grande ouverte toute une nuit, lui-même était couché par terre ivre-mort, et sur le parquet traînait quantité d’argent qu’il avait laissé tomber de ses poches. J’ai eu l’occasion de le voir de mes yeux parce que, dans notre position, quand on n’est pas secouru, il faut pourtant vivre…

— Comment, de tes yeux ? Tu es donc entré chez lui pendant la nuit ?

— Peut-être, seulement personne ne le sait.

— Pourquoi ne l’as-tu pas assassiné ?

— Je m’en suis abstenu par calcul. Pourquoi, me suis-je dit, prendre maintenant cent cinquante roubles quand, en attendant un peu, je puis en prendre quinze cents ? Le capitaine Lébiadkine, en effet (je l’ai entendu de mes oreilles), a toujours beaucoup compté pour vous : il n’est pas de traktir, pas de cabaret où, étant ivre, il ne l’ait déclaré hautement ; ce que voyant, j’ai, moi aussi, mit tout mon espoir dans Votre Altesse. Je vous parle, monsieur, comme à un père ou à un frère, car jamais je ne dirai cela ni à Pierre Stépanovitch, ni à personne. Ainsi Votre Altesse aura-t-elle la bonté de me donner trois petits roubles ? Vous devriez bien, monsieur, me fixer, c’est-à-dire me faire connaître la vérité vraie, vu que nous ne pouvons nous passer de secours.

Nicolas Vsévolo dovitch partit d’un bruyant éclat de rire, et, tirant de sa poche son porte-monnaie qui contenait environ cinquante roubles en petites coupures, il jeta successivement quatre assignats au vagabond. Celui-ci les saisit au vol ou les ramassa dans la boue en criant : « Eh ! eh ! » Nicolas Vsévolodovitch finit par lui jeter tout le paquet, et, riant toujours, poursuivit son chemin. Cette fois Fedka le laissa aller seul ; il se traînait sur le sol boueux pour chercher les assignats tombés dans les flaques d’eau, et, pendant une heure encore, on put l’entendre proférer au milieu de l’obscurité son petit cri : « Eh ! eh ! »