Les Porcs (Verhaeren)

Œuvres de Émile VerhaerenMercure de FranceIX. Toute la Flandre, II. Les Villes à pignons. Les Plaines (p. 244-246).


LES PORCS


Avec leurs groins

Fouillant les cieux, fouillant les coins,
Et leurs tetins gluants de boue
Et de gadoue,
Les porcs, lourds et compacts
Comme des sacs,
Comme des tonnes,
Férocement gloutonnent.

L’étable est pareille à l’égout :
Toutes les moisissures
Y fermentent en des remous
De lavasses et de rinçures ;
L’auge semble taillée en un grand bloc

D’ombre et de crasse,
Où les petits s’entassent

Et s’entrechoquent,
Et longuement, avec rage,
Fourragent.

Au centre de la cour, parmi les fumiers jaunes,
Sous la voûte du ciel natal,
Trône
Le grand verrat monumental.

Il s’étale, clair et vermeil,
Le ventre à l’aise,
Le groin dardé, telle une braise.

Dans le soleil,
Et près de lui, vague la truie,
Qui vient et va et qui s’ennuie
Et qui grommelle,
Puis, tout à coup, s’enfuit, là-bas,
Dans un ballottement pesant et las
De ses mamelles.

Un midi lourd pèse sur l’or

Des jus, des bouses et des pailles ;
Toutes les pourritures d’automne travaillent

Silencieusement à la tranquille mort.
Les porcs vaguent bouffis, mais aucun ne regarde
Vers le bouquet de feux et de flammes hagardes
Qui les embrasera quand il faudra mourir ;
Ils absorbent, dans le présent, tout l’avenir,
Et leurs deux yeux malins, brillants et minuscules,
Ne se fixent vers le lointain qu’au crépuscule,
Quand de petits nuages roux, tels des gorets,

Courent sous un ciel bleu vers les pourpres forêts.