Les Poésies d’Henri Heine
Revue des Deux Mondes, période initialetome 23 (p. 224-243).
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Dans un moment où l’Europe est en feu, il y a peut-être quelque courage à s’occuper de simple poésie, à traduire un écrivain qui a été le chef de la jeune Allemagne et a exercé une grande influence sur le mouvement des esprits, non pas pour ses chants révolutionnaires, mais pour ses ballades les plus détachées, ses stances les plus sereines. Nous aurions pu, dans l’œuvre d’Henri Heine, vous former un faisceau de baguettes républicaines auquel n’aurait pas même manqué la hache du licteur. Nous préférons vous offrir un simple bouquet de fleurs de fantaisie, aux parfums pénétrans, aux couleurs éclatantes. Il faut bien que quelque fidèle, en ce temps de tumulte où les cris enroués de la place publique ne se taisent jamais, vienne réciter tout bas sa prière à l’autel de la poésie.

On a pu apprécier ici même le talent d’Henri Heine dans ses poèmes satiriques. Atta-Troll et le Voyage d’Hiver sont encore dans toutes les mémoires. Cette fois nous donnons comme une anthologie tirée de ses divers recueils du Buch der Lieder (Livre des chants). Avant de citer ces pièces, qui perdent nécessairement beaucoup, privées des grâces du style et du rhythme, nous voudrions tenter une appréciation du talent poétique d’Henri Heine, ce Byron de l’Allemagne à qui il n’a manqué, pour être aussi populaire en France, que le litre de lord, la mise en scène de son génie, — et une traduction complète.

Henri Heine est, si ces mots peuvent s’accoupler, un Voltaire pittoresque et sentimental, un sceptique du XViiie siècle, argenté par les doux rayons bleus du clair de lune allemand. Rien n’est plus singulier et plus inattendu que ce mélange involontaire d’où résulte l’originalité du poète. À l’opposé de beaucoup de ses compatriotes, farouches Teutons et gallophages, qui ne jurent que par Hermann, Henri Heine a toujours beaucoup aimé les Français ; si la Prusse est la patrie de son corps, la France est la patrie de son esprit. Le Rhin ne sépare pas si profondément qu’on veut bien le dire les deux pays, et souvent la brise de France, franchissant les eaux vertes où gémit la Lurley sur son rocher, balaie, de l’autre côté, l’épaisse brume du Nord et apporte quelque gai refrain de liberté et d’incrédulité joyeuse, que l’on ne peut s’empêcher de retenir. Heine en a retenu plus que tout autre, de ces chansons aimablement impies et férocement légères, et il est devenu un terrible railleur, ayant toujours son carquois plein de flèches sarcastiques, qui vont loin, ne manquent jamais leur but et pénètrent avant. Ah ! plus d’un qui n’en dit rien, et tâche de faire bonne contenance, quoiqu’il soit mort depuis long-temps de sa blessure, a dans le flanc le fer de l’un de ces dards empennés de métaphores brillantes. Tous ont été criblés, les dieux anciens et les dieux nouveaux, les potentats et les conseillers antiques, les poètes barbares ou sentimentaux, les tartufes et les cuistres de toute robe et de tout plumage. Nul tireur, fût-il aussi adroit qu’un chasseur tyrolien, n’a abattu un pareil nombre des noirs corbeaux qui tournent et croissent au-dessus du Kyffhauser, la montagne sous laquelle dort l’empereur Frédéric Barberousse, et si l’Épiménide couronné ne se réveille point, certes, ce n’est pas la faute du brave Henri ; dans son ardeur de viser et d’atteindre, il a même lancé à travers sa sarbacane, sur la patrie allemande, sur la vieille femme de là-bas, comme il l’appelle, quelques pois et quelques houppes de laine rouge, cachant une fine pointe, qui ont dû réveiller parfois, dans son fauteuil d’ancêtre, la pauvre grand’mère rêvassant et radotant.

Il n’a pas manqué jusqu’à présent de ces esprits secs, haineux, d’une lucidité impitoyable, qui ont manié l’ironie, cette hache luisante et glacée, avec l’adresse froide et l’impassibilité joviale du bourreau ; mais Henri Heine, quoiqu’il soit aussi cruellement habile que pas un d’eux, en diffère essentiellement au fond. Avec la haine, il possède l’amour, un amour aussi brûlant que la haine est féroce ; il adore ceux qu’il tue ; il met le dictame sur les blessures qu’il a faites et des baisers sur ses morsures. Avec quel profond étonnement il voit jaillir le sang de ses victimes, et comme il éponge bien vite les filets pourpres et les lave de ses larmes !

Ce n’est pas un vain cliquetis d’antithèses de dire littérairement d’Henri Heine qu’il est cruel et tendre, naïf et perfide, sceptique et crédule, lyrique et prosaïque, sentimental et railleur, passionné et glacial, spirituel et pittoresque, antique et moderne, moyen-âge et révolutionnaire. Il a toutes les qualités et même, si vous voulez, tous les défauts qui s’excluent ; c’est l’homme des contraires, et cela sans effort, sans parti pris, par le fait d’une nature panthéiste qui éprouve toutes les émotions et perçoit toutes les images. Jamais Protée n’a pris plus de formes, jamais dieu de l’Inde n’a promené son âme divine dans une si longue série d’avatars. Ce qui suit le poète à travers ces mutations perpétuelles et ce qui le fait reconnaître, c’est son incomparable perfection plastique. Il taille comme un bloc de marbre grec les troncs noueux et difformes de cette vieille forêt inextricable et touffue du langage allemand à travers laquelle on n’avançait jadis qu’avec la hache et le feu ; grâce à lui, l’on peut marcher maintenant dans cet idiome sans être arrêté à chaque pas par les lianes, les racines tortueuses et les chicots mal déracinés des arbres centenaires ; — dans le vieux chêne teutonique, où l’on n’avait pu si long-temps qu’ébaucher à coups de serpe l’idole informe d’Irmensul, il a sculpté la statue harmonieuse d’Apollon ; il a transformé en langue universelle ce dialecte que les Allemands seuls pouvaient écrire et parler sans cependant toujours se comprendre eux-mêmes.

Apparu dans le ciel littéraire un peu plus tard, mais avec non moins d’éclat que la brillante pléiade où brillaient Wieland, Klopstock, Schiller et Goethe, il a pu éviter plusieurs défauts de ses prédécesseurs. On peut reprocher à Klopstock une fatigante profondeur, à Wieland une légèreté outrée, à Schiller un idéalisme parfois absurde ; enfin, Goethe, affectant de réunir la sensation, le sentiment et l’esprit, pèche souvent par une froideur glaciale. Comme nous l’avons dit, Henri Heine est naturellement sensible, idéal, plastique, et avant tout spirituel. Il n’est rien entré de Klopstock dans la formation de son talent, parce que sa nature répugne à tout ce qui est ennuyeux ; il a de Wieland la sensualité, de Schiller le sentiment, de Goethe la spiritualité panthéistique ; il ne tient que de lui-même son incroyable puissance de réalisation. Chez lui, l’idée et la forme s’identifient complètement ; personne n’a poussé aussi loin le relief et la couleur. Chacune de ses phrases est un microcosme animé et brillant ; ses images semblent vues dans la chambre noire ; ses figures se détachent du fond et vous causent par l’intensité de l’illusion la même surprise craintive que des portraits qui descendraient de leur cadre pour vous dire bonjour. Les mots chez lui ne désignent pas les objets, ils les évoquent. Ce n’est plus une lecture qu’on fait, c’est une scène magique à laquelle on assiste ; vous vous sentez enfermer dans le cercle avec le poète, et alors autour de vous se pressent avec un tumulte silencieux des êtres fantastiques d’une vérité saisissante ; il passe devant vos yeux des tableaux si impossiblement réels, que vous éprouvez une sorte de vertige.

Rien n’est plus singulier pour nous que cet esprit à la fois si français et si allemand. Telle page étincelante d’ironie et qu’on croirait arrachée à Candide a pour verso une légende digne de figurer dans la collection des frères Grimm, et souvent, dans la même strophe, le docteur Pangloss philosophe avec une elfe ou une nixe. Au rire strident de Voltaire, l’enfant au cor merveilleux mêle une note mélancolique où revivent les poésies secrètes de la forêt et les fraîches inspirations du printemps ; le railleur s’installe familièrement dans un donjon gothique ou se promène sous les arceaux d’une cathédrale ; il commence par se moquer des hauts barons et des prêtres, mais bientôt le sentiment du passé le pénètre, les armures bruissent le long des murailles ; les couleurs des blasons se ravivent, les roses des vitraux étincellent, l’orgue murmure ; le paladin sort de son château féodal sur son coursier caparaçonné ; le prêtre, la chasuble au dos, monte les marches de l’autel, et jamais poète épris de chevalerie et d’art catholique, ni Uhland, ni Tieck, ni Schlegel, dont il a tant de fois tourné le romantisme en ridicule, n’ont si fidèlement dépeint et si bien compris le moyen-âge. La force des images et le sentiment de la beauté ont rendu pour quelques strophes notre ricaneur sérieux ; mais voilà qu’il se moque de sa propre émotion et passe sur ses yeux remplis de larmes sa manche bariolée de bouffon, et fait sonner bien fort ses grelots et vous éclate de rire au nez. Vous avez été sa dupe ; il vous a tendu un piège sentimental où vous êtes tombé comme un simple Philistin. — Il le dit, mais il ment ; il a été attendri en effet, car tout est sincère dans cette nature multiple. Ne l’écoutez pas, quand il vous dit de ne croire ni à son rire ni à ses pleurs ; rire d’hyène, larmes de crocodile ; — pleurs et rires ne s’imitent pas ainsi !

Le Buch der Lieder (Livre des chants) contient plusieurs ballades où, malgré l’accent railleur, palpite la vie intime des temps passés. Le chevalier Olaf se fait remarquer par le plus habile mélange de grâce et de terreur. Cela est charmant et cela donne froid dans le dos. — Olaf a séduit la fille du roi ; il faut qu’il l’épouse pour légitimer sa faute, mais il doit payer, la noce achevée, sa hardiesse de sa tête ! La princesse est pâle comme une morte, le roi sombre et soucieux, le bourreau attendri ; le chevalier Olaf seul salue d’un air gai son beau-père et sourit de ses lèvres vermeilles ; il ne regrette pas ce qu’il a fait et ne trouve pas son bonheur acheté trop cher. Il envoie un adieu plein de reconnaissance à tout ce qui l’entoure, à la nature, à la providence, aux beaux yeux couleur de violette lui ont étés ! fatals et si doux ! — Quel tableau grandiose et fantastique que celui du roi Harald Harfagar endormi au fond de la mer dans les bras d’une ondine amoureuse, et qui tressaille lorsque les vaisseaux des pirates normands passent au-dessus de sa tête ! — Et dans la ballade d’Almanzor, qui, voyant dans la mosquée de Cordoue les colonnes de porphyre continuer à soutenir les voûtes de l’église du dieu des chrétiens comme elles avaient porté la coupole du temple d’Allah, courbe sa tête sous l’eau du baptême et trouve le moyen de rester le dernier à la fête d’une galante châtelaine, si bien que les colonnes indignées se rompent et croulent en débris, faisant hurler de douleur anges et saints sous leurs décombres, — quelle verve sceptique ! quelle haute philosophie à travers le luxe éblouissant des images et l’enchantement oriental de la poésie ! Le Romancero morisco n’a rien de plus vif, de plus éclatant, de plus arabe ; mais à quoi bon donner un échantillon, quand on peut ouvrir l’écrin lui-même ?


LE CHEVALIER OLAF.


I.


Devant le dôme se tiennent deux hommes, portant tous deux des manteaux rouges ; l’un est le roi, l’autre est le bourreau.

Et le roi dit au bourreau : — Au chant des prêtres, je vois que la cérémonie va finir ; tiens prête ta bonne hache.

Les cloches sonnent, les orgues ronflent, et le peuple s’écoule de l’église. Au milieu du cortège bigarré sont les nouveaux époux en costume d’apparat.

L’une est la fille du roi : elle est triste, inquiète, pâle comme une morte ; l’autre est sire Olaf, qui marche avec assurance et sérénité : sa bouche vermeille sourit.

Et, avec le sourire sur ses lèvres vermeilles, il dit au roi, sombre et soucieux : « Je te salue, beau-père ; c’est aujourd’hui que je dois te livrer ma tête.

« Je dois mourir aujourd’hui… Oh ! laisse-moi vivre seulement jusqu’à minuit, afin que je fête mes noces par un festin et par des danses.

« Laisse-moi vivre, laisse-moi vivre jusqu’à ce que le dernier verre soit vidé, jusqu’à ce que la dernière danse soit dansée… Laisse-moi vivre jusqu’à minuit. »

Et le roi dit au bourreau ; « Nous octroyons à notre gendre la prolongation de sa vie jusqu’à minuit… Tiens prête ta bonne hache. »


II.


Sire Olaf est assis au banquet de ses noces, il vide son dernier verre ; l’épousée s’appuie sur son épaule et gémit. — Le bourreau se tient devant la porte.

Le bal commence, et sire Olaf étreint sa jeune femme, et, dans une valse emportée, ils dansent à la lueur des flambeaux la dernière danse. — Le bourreau se tient devant la porte.

Les violons jettent des sons joyeux, les flûtes soupirent tristes et inquiètes ; les spectateurs ont le cœur serré en voyant danser les deux époux. — Le bourreau se tient devant la porte.

Et, tandis qu’ils dansent dans la salle resplendissante, sire Olaf murmure à l’oreille de sa femme : « Tu ne sais pas combien je t’aime ! Il fera si froid dans le tombeau ! » — Le bourreau se tient devant la porte.


III.


« Sire Olaf, il est minuit ; ta vie est écoulée ! Tu la perds en expiation d’avoir suborné une fille de roi. »

Les moines murmurent les prières des agonisans ; l’homme au manteau rouge attend, armé de sa hache brillante, auprès du noir billot.

Sire Olaf descend le perron de la cour, où luisent des torches et des épées.

Un sourire voltige sur les lèvres vermeilles du chevalier, et, de sa bouche souriante, il dit :

« Je bénis le soleil, je bénis la lune et les astres qui étoilent le ciel. Je bénis aussi les petits oiseaux qui gazouillent dans l’air.

« Je bénis la mer, je bénis la terre et les fleurs qui émaillent les prés ; je bénis les violettes, elles sont aussi douces que les yeux de mon épousée.

« Ô les doux yeux de mon épousée, les yeux couleur de violettes, c’est par eux que je meurs !… Je bénis aussi le feuillage embaumé du sureau sous lequel tu t’es donnée à moi. »


HARALD HARFAGAR.


Le roi Harald Harfagar habite les profondeurs de l’Océan avec une belle fée de la mer ; les années viennent et s’écoulent.

Retenu par le charme et les enchantemens de l’ondine, il ne peut ni vivre ni mourir ; voilà déjà deux cents ans que dure son bienheureux martyre.

La tête du roi repose sur le sein de la douce enchanteresse, dont il regarde les yeux avec une amoureuse langueur ; il ne peut jamais les regarder assez.

Sa chevelure d’or est devenue gris d’argent ; les pommettes de ses joues saillissent sous sa peau jaunie ; son corps est flétri et cassé.

Parfois il s’arrache tout à coup à son rêve d’amour, quand les flots bruissent violemment au-dessus de sa tête et que le palais de cristal tremble.

Parfois il croit entendre au-dessus des vagues, dans le vent qui passe, un cri de guerre normand ; il se lève en sursaut, il tressaille de joie, il étend ses bras, mais ses bras retombent lourdement.

Parfois il croit entendre au-dessus de lui des marins qui chantent et célèbrent dans leurs chansons guerrières les exploits du roi Harald Harfagar.

Alors le roi gémit, sanglotte et pleure du fond de son cœur. La fée de la mer se penche vivement sur lui et lui donne un baiser de sa bouche rieuse.


Almanzor.


I.


Dans le dôme de Cordoue s’élèvent treize cents colonnes, treize cents colonnes gigantesques soutiennent la vaste coupole.

Et colonnes, coupole et murailles sont couvertes depuis le haut jusqu’en bas de sentences du Coran, arabesques charmantes artistement enlacées.

Les rois mores, jadis, bâtirent cette maison à la gloire d’Allah, mais les temps ont changé, et avec les temps l’aspect des choses.

Sur la tour où le muezzin appelait à la prière bourdonne maintenant le glas mélancolique des cloches chrétiennes.

Sur les degrés où les croyans chantaient la parole du prophète, les moines tonsurés célèbrent maintenant la lugubre facétie de leur messe.

Et ce sont des génuflexions et des contorsions devant des poupées de bois peint, et tout cela beugle et mugit, et de sottes bougies jettent leurs lueurs sur des nuages d’encens.

Dans le dôme de Cordoue se tient debout Almanzor-ben-Abdullah, qui regarde tranquillement les colonnes et murmure ces mots :

« Ô vous, colonnes, fortes et puissantes autrefois, vous embellissiez la maison d’Allah, maintenant vous rendez servilement hommage à l’odieux culte du Christ !

« Vous vous accommodez aux temps, et vous portez patiemment votre fardeau. Hélas ! et moi qui suis d’une matière plus faible, ne dois-je encore plus patiemment accepter ma charge ? »

Et le visage serein, Almanzor-ben-Abdullah courba sa tête sur le splendide baptistère du dôme de Cordoue.


II.


Il sort vivement du dôme et s’élance au galop de son coursier arabe ; les boucles de ses cheveux encore trempées d’eau bénite et les plumes de son chapeau flottent au vent.

Sur la route d’Alkoléa, où coule le Guadalquivir, où fleurissent les amandiers blancs, où les oranges d’or répandent leurs senteurs,

Sur cette route, le joyeux chevalier chevauche, siffle et chante de plaisir, et sa voix se mêle au gazouillement des oiseaux et au bruissement du fleuve.

Au château d’Alkoléa demeure Clara d’Alvarès, et, pendant que son père se bat en Navarre, elle se réjouit sans contrainte.

Et Almanzor entend au loin retentir les cymbales et les tambours de la fête, et il voit les lumières du château scintiller à travers l’épais feuillage des arbres.

Au château d’Alkoléa dansent douze dames parées ; douze chevaliers parés dansent avec elles. Cependant Almanzor est le plus brillant de ces paladins.

Comme il papillonne dans la salle, en belle humeur, sachant dire à toutes les dames les flatteries les plus charmantes !

Il baise vivement la belle main d’Isabelle et s’échappe aussitôt, puis il s’assied devant Elvire et la regarde hardiment dans les yeux.

Il demande en riant à Léonore s’il lui plaît aujourd’hui, et il montre la croix d’or brodée sur son pourpoint.

Il jure à chaque dame qu’elle règne seule dans son cœur, et « aussi vrai que je suis chrétien ! » jure-t-il trente fois dans la même soirée.


III.


Au château d’Alkoléa, le plaisir et le bruit ont cessé. Dames et chevaliers ont disparu, et les lumières sont éteintes.

Dona Clara et Almanzor sont restés seuls dans la salle ; la dernière lampe verse sur eux sa lueur solitaire.

La dame est assise sur un fauteuil, le chevalier est placé sur un escabeau, et sa tête, alourdie par le sommeil, repose sur les genoux de sa bien-aimée.

La dame, affectueuse et attentive, verse d’un flacon d’or de l’essence de rose sur les boucles brunes d’Almanzor, et il soupire du plus profond de son cœur.

De ses lèvres suaves, la dame, affectueuse et attentive, dépose un doux baiser sur les boucles brunes d’Almanzor, et un nuage assombrit le front du chevalier endormi.

La dame, affectueuse et attentive, pleure, et un flot de larmes tombe de ses yeux brillans sur les boucles brunes d’Almanzor, et les lèvres du chevalier frémissent.

Et il rêve : il se retrouve la tête profondément courbée et mouillée par l’eau ; du baptême dans le dôme de Cordoue, et il entend beaucoup de voix confuses.

Il entend murmurer toutes les colonnes gigantesques ; — elles ne veulent plus porter leur fardeau, et tremblent de colère et chancellent. Et elles se brisent violemment ; le peuple et les prêtres blêmissent, la coupole s’écroule avec fracas, et les dieux chrétiens se lamentent sous les décombres.

L’Évocation.

Le jeune franciscain est assis solitaire dans sa cellule, il lit dans le vieux grimoire intitulé : la Contrainte de l’Enfer.

Et comme minuit sonne, il n’y tient plus, et, les lèvres blêmies par la peur, il appelle les esprits infernaux : Esprits ! tirez-moi de la tombe le corps de la plus belle femme, prêtez-lui la vie pour cette nuit ; — je veux m’édifier sur ses charmes.

Il prononce la terrible formule d’évocation, et aussitôt sa fatale volonté s’accomplit ; la pauvre beauté morte arrive enveloppée de blancs tissus.

Son regard est triste. De sa froide poitrine s’élèvent de douloureux soupirs. La morte s’assied près du moine ; — ils se regardent et se taisent.

Les Ondines.

Les flots battent la plage solitaire ; la lune est levée ; le chevalier repose étendu sur la dune blanche, et se laisse aller aux mille rêveries de sa pensée.

Les belles ondines, vêtues de voiles blancs, quittent les profondeurs des eaux. Elles s’approchent à pas légers du jeune homme, qu’elles croient réellement endormi.

L’une touche avec curiosité les plumes de sa barette ; l’autre examine son baudrier et son heaume.

La troisième sourit, et son œil étincelle ; elle tire l’épée du fourreau, et, appuyée sur l’acier brillant, elle contemple le chevalier avec ravissement.

La quatrième sautille çà et là autour de lui, et chantonne tout bas : à Oh ! que ne suis-je ta maîtresse, chère fleur de chevalerie ! »

La cinquième baise la main du chevalier avec une ardeur voluptueuse ; la sixième hésite, et s’enhardit enfin à lui baiser les lèvres et les joues.

Le chevalier n’est pas un sot ; il se garde bien d’ouvrir les yeux, et se laisse tranquillement embrasser par les belles ondines au clair de lune.

Le Tambour-Major.

C’est le tambour-major. Comme il est déchu ! Du temps de l’empire, il florissait, il était pimpant et joyeux.

Il balançait sa grande canne avec le sourire du contentement ; les tresses d’argent de son habit resplendissaient aux rayons du soleil.

Lorsqu’aux roulement du tambour il entrait dans les villes et les villages, il trouvait de l’écho dans le cœur des femmes et des filles.

Il venait, voyait — et triomphait de toutes les belles ; sa noire moustache était trempée des larmes sentimentales de nos Allemandes.

Il nous fallait bien le souffrir ! Dans chaque pays où passaient les conquérans étrangers, l’empereur subjuguait les hommes, le tambour-major les femmes.

Nous avons long-temps supporté cette affliction, patiens comme des chênes allemands, jusqu’au jour où nos gouvernans légitimes nous insinuèrent l’ordre de nous affranchir.

Comme le taureau dans l’arène du combat, nous avons levé les cornes, secoué le joug français et entonné les dithyrambes de Kœrner.

O les terribles vers ! Ils firent un effroyable mal aux oreilles des tyrans ! L’empereur et le tambour-major s’enfuirent terrifiés par ces accens.

Tous les deux ils reçurent le châtiment de leurs péchés, et ils firent une misérable fin. L’empereur Napoléon tomba aux mains des Anglais.

Sur le rocher de Sainte-Hélène, ils lui infligèrent un infâme supplice. Il mourut à la fin d’un cancer à l’estomac.

Le tambour-major fut également destitué de sa position. Pour ne pas mourir de faim, il est réduit à servir comme portier dans notre hôtel.

Il allume les poêles, frotte les parquets, porte le bois et l’eau. Avec sa tête grise et branlante, il monte haletant les escaliers.

Chaque fois que mon ami Fritz vient me faire visite, il ne se refuse jamais le plaisir de railler et de tourmenter ce pauvre homme au corps si maigre et si long.

Laisse là la raillerie, ô Fritz ! Il ne sied pas aux fils de la Germanie d’accabler de sottes plaisanteries la grandeur déchue.

Tu dois, il me semble, traiter avec respect des gens de cette espèce ; — il se peut bien que ce vieux soit ton père du côté maternel !


Nous ne pouvons que mentionner ici quelques autres ballades déjà connues en France. Les Deux Grenadiers, par exemple, où se trouve l’idée de la Revue nocturne de Sedlitz, qui ne parut que long-temps après. Dona Clara est pour ainsi dire le pendant d'Almanzor. Là, c’est un musulman qui trahit sa foi pour l’amour d’une chrétienne ; ici, un juif prend le costume d’un chevalier pour séduire la fille d’un alcade. La scène se passe dans des jardins délicieux ; c’est une longue causerie amoureuse où la jeune fille laisse échapper çà et là des railleries contre les juifs sans savoir qu’elles vont frapper douloureusement au cœur de l’amant. La conclusion est que le faux chevalier, après avoir pressé dans ses bras la jeune Espagnole, lui avoue qu’il est le fils du grand rabbin de Saragosse. Le trait railleur manque rarement, chez Heine, au dénomment des ballades les plus colorées et les plus amoureuses. Pourtant le Pèlerinage à Kevlaar est une légende toute catholique, dont rien ne dérange le sentiment religieux. Il s’agit d’un pèlerinage vers une certaine chapelle où la Sainte-Vierge guérit tous les malades. L’un lui présente un pied, l’autre une main de cire, selon l’usage, pour indiquer la partie de son corps qui souffre. Un jeune homme apporte à la Vierge un petit cœur de cire, car il est malade d’amour. — La nuit suivante, le jeune homme est endormi ; sa mère, en le veillant, s’est endormie aussi ; mais elle voit en rêve la mère de Dieu qui entre dans la chambre sur la pointe du pied. Marie se penche sur le malade, appuie doucement la main sur son cœur et disparaît. — Les chiens aboyaient si fort dans la cour, que la vieille femme se réveilla. Son fils était mort, « les lueurs rouges du matin se jouaient sur ses joues blanches.

« La mère joignit pieusement les mains, et pieusement, à voix basse, elle chanta : Gloire à toi, Marie ! »

Mais il faudrait en citer bien d’autres ; — achevons plutôt d’apprécier encore les caractères généraux du talent d’Henri Heine. Il a, entre autres qualités, le sentiment le plus profond de la poésie du Nord, quoique méridional par tempérament, comme lord Byron, qui, né dans la brumeuse Angleterre, n’en est pas moins un fils du soleil ; — il comprend à merveille ces légendes de la Baltique, ces tours où sont enfermées des filles de rois, ces femmes au plumage de cygne, ces héros aux cuirasses d’azur, ces dieux à qui les corbeaux parlent à l’oreille, ces luttes géantes sur un frêle esquif ou sur une banquise à la dérive. Un reflet de l’Edda colore ses ballades comme une aurore boréale ; ces scènes de carnage et d’amour, de voluptés fatales et d’influences mystérieuses, conviennent à sa manière contrastée. Mais, ce à quoi il excelle, c’est à la peinture de tous les êtres charmans et perfides, ondines, elfes, nixes, wilis, dont la séduction cache un piège, et dont les bras blancs et glacés vous entraînent au fond des eaux dans la noire vase, sous les larges feuilles des nénufars. Il faut dire que, malgré les galanteries italiennes de ses terzines, les hyperboles et les concetti de ses sonnets, toute femme est pour Heine quelque peu nixe ou wili ; et lorsque dans un de ses livres il s’écrie, à propos de Lusignan, amant de Mélusine : « Heureux homme dont la maîtresse n’était serpent qu’à moitié ! » il livre en une phrase le secret intime de sa théorie de l’amour. Henri Heine, dans ses poésies les plus amoureuses et les plus abandonnées, a toujours quelque chose de soupçonneux et d’inquiet ; l’amour est pour lui un jardin plein de fleurs et d’ombrages, mais de fleurs vénéneuses et d’ombrages mortifères ; des sphinx au visage de vierge, à la gorge de femme, à la croupe de lionne, aiguisant leurs griffes tout en souriant du haut de leurs socles de marbre ; au milieu de l’étang jouent avec les cygnes de belles nymphes nues qui ont leurs raisons pour ne pas se montrer plus bas que la ceinture ; dans ce dangereux paradis, les chants sont des incantations, le regard fascine, les parfums causent le vertige, les couleurs éblouissent, la grâce est perfide, la beauté fatale ; les bouches froides donnent des baisers brûlans, les bouches brûlantes des baisers de glace ; toute séduction trompe, tout charme est un danger, l’idée de la trahison et de la mort se reproduit à chaque instant ; le poète a l’air d’un homme qui caresse un tigre, joue avec le serpent cobracapello, ou fait vis-à-vis à quelque charmante morte dans un bal de fantômes ; cependant ce péril lui plaît et l’attire ; il vient, comme l’oiseau, au sifflement de la vipère, et il aime à cueillir le vergiss mein nicht au bord des rives glissantes.

Dans la Nord-Sée (Mer du Nord), le poète a peint des marines bien supérieures à celles de Backhuysen, de Van de Velde et de Joseph Vernet ; ses strophes ont la grandeur de l’Océan, et son rhythme se balance comme les vagues. Il rend à merveille les splendides écroulement des nuages, les volutes de la houle brodant le rivage d’une frange argentée, tous les aspects du ciel et de l’eau dans le calme et dans l’orage. Shelley et Byron seuls ont possédé à ce degré l’amour et le sentiment de la mer ; mais, par un caprice singulier, au bord de cette Baltique, devant ces flots glacés qui viennent du pôle, notre Allemand se fait Grec. C’est Poséidon qui lève sa tête au-dessus de cette eau bleue et froide, gonflée par la fonte des glaciers polaires. Au lieu des évêques. de mer et des ondines, il fait jouer dans l’écume des tritons classiques, par un anachronisme et une transposition volontaires, comme s’en sont permis de tout temps les grands coloristes, Rubens et Paul Véronèse entre autres ; il introduit dans la cabane de la fille du pêcheur un dieu d’Homère déguisé, — et lui-même ne représente pas mal Phébus-Apollon, avec une chemise rouge de matelot, des braies goudronnées, et condamné, non plus à garder leé troupeaux chez Admète, mais à pêcher le hareng dans la mer du Nord.

Ceci est pour le côté purement pittoresque et descriptif ; mais à la contemplation de la nature se mêlent des rêveries philosophiques et des souvenirs d’amour. L’immensité rend sérieux ; la bouche du poète, cet arc rouge qui décochait tant de sarcasmes, se détend. Éloigné du danger, c’est-à-dire de la femme, Henri Heine se tient moins sur ses gardes ; la mer interposée le rassure ; l’idéal chaste et noble se réforme ; l’ange pur succède au monstre gracieux, et, en se penchant sur la mer, le poète aperçoit au fond de l’abime et dans la transparence des eaux la ville engloutie et vivante où s’accoude à la fenêtre la belle jeune fille qu’il aimerait sans crainte et sans jalousie.

Nous regrettons de ne pouvoir citer l’ensemble de ce poème étrange ; où se déroulent tant d’impressions poétiques, rêveries, amours, souffrances, fantaisie, enthousiasme, ivresse. C’est l’analyse entière de l’ame du poète, avec ses contrastes les plus variés. Dans cette courte traversée de Hambourg à Héligoland, puis de cette île à Brème probablement, sur quelque mauvais paquebot chargé de grossiers matelots et de passagers ennuyeux, la pensée du rêveur s’isole et se fait grande comme l’infini. Quel est cet amour qui l’oppresse cependant, et qui, çà et là, traverse comme un éclair ces vagues idées, parfois imprégnées des brumes du Nord, parfois affectant une précision classique ? C’est dans un autre de ses poèmes, intitulé Intermezzo, qu’on trouverait peut-être le secret de ces aspirations, de ces souffrances. Là se découpe plus nettement la forme adorée, la beauté à la fois idéale et réelle qui fut pour Heine ce qu’est Laure pour Pétrarque, Béatrice pour Dante. Mais c’est assez d’avoir osé rendre quelques pages du Livre des Chants. La traduction n’est peut-être qu’un tableau menteur, qui ne peut fixer d’aussi vagues images, merveilleuses et fugitives comme les brumes colorées du soir.

Couronnement.

Chansons ! mes bonnes chansons ! debout, debout, et prenez vos armes ! Faites sonner les trompettes et élevez-moi sur le pavois cette jeune belle qui désormais doit régner sur mon cœur en souveraine.

Salut à toi, jeune reine !

Du soleil qui luit là-haut j’arracherai l’or rutilant et radieux, et j’en formerai un diadème pour ton front sacré. — Du satin azuré qui flotte à la voûte du ciel, et où scintillent les diamans de la nuit, je veux arracher un magnifique lambeau, et j’en ferai un manteau de parade pour les royales épaules. Je te donnerai une cour de pimpans sonnets, de fières terzines et de stances élégantes ; mon esprit te servira de coureur, ma fantaisie de bouffon, et mon humour sera ton héraut blasonné. Mais, moi-même, je me jetterai à tes pieds, reine, et, agenouillé sur un coussin de velours rouge, je te ferai hommage du reste de raison qu’a daigné me laisser l’auguste princesse qui t’a précédée dans mon cœur.

Le Crépuscule.

Sur le pâle rivage de la mer je m’assis rêveur et solitaire, le soleil déclinait et jetait des rayons ardens sur l’eau, et les blanches, larges vagues ; poussées par le reflux, s’avançaient écumeuses et mugissantes. C’était un fracas étrange, un chuchotement et un sifflement, des rires et des murmures, des soupirs et des râles, entremêlés de sons caressans comme des chants de berceuses. — Il me semblait ouïr les récits du vieux temps, les charmans contes des féeries qu’autrefois, tout petit encore, j’entendais raconter aux enfans du voisinage alors que, par une soirée d’été, accroupis sur les degrés de pierre de la porte, nous écoutions en silence le narrateur, avec nos jeunes cœurs attentifs et nos yeux tout ouverts par la curiosité, pendant que les grandes filles, assises à la fenêtre au-dessus de nous, près des pots de fleurs odorantes, et semblables à des roses, souriaient aux lueurs du clair de lune.

La Nuit sur la plage.

La nuit est froide et sans étoiles ; la mer fermente, et sur la mer, à plat ventre étendu, l’informe vent du nord, comme un vieillard grognon, babille d’une voix gémissante et mystérieuse, et raconte de folles histoires, des contes de géans, de vieilles légendes islandaises remplies de combats et de bouffonneries historiques, et, par intervalles, il rit et hurle les incantations de l’Edda, les évocations runiques, et tout cela avec tant de gaieté féroce, avec tant de rage burlesque, que les blancs enfans de la mer bondissent en l’air et poussent des cris d’allégresse.

Cependant sur la plage, sur le sable où la marée a laissé son humidité, s’avance un étranger dont le cœur est encore plus agité que le vent et les vagues. Partout où il marche, ses pieds font jaillir des étincelles et craquer des coquillages ; il s’enveloppe dans un manteau gris, et va, d’un pas rapide, à travers la nuit et le vent, guidé par une petite lumière qui luit douce et séduisante dans la cabane solitaire du pêcheur.

Le père et le frère sont sur la mer, et, toute seule dans la cabane, est restée la fille du pêcheur, la fille du pêcheur belle à ravir. Elle est assise près du foyer et écoute le bruissement sourd et fantasque de la chaudière. Elle jette des ramilles pétillantes au feu et souffle dessus, de sorte que les lueurs rouges et flamboyantes se reflètent magiquement sur son frais visage, sur ses épaules Qui ressortent si blanches et si délicates de sa grossière et grise chemise, et sur la petite main soigneuse qui noue solidement le jupon court sur la fine cambrure de ses reins.

Mais tout à coup la porte s’ouvre, et le nocturne étranger s’avance dans la cabane ; il repose un œil doux et assuré sur la blanche et frêle jeune fille qui se lient frissonnante devant lui, semblable à un fis effrayé, et il jette son manteau à terre, sourit et dit :

« Vois-tu, mon enfant, je tiens parole et je suis revenu, et, avec moi, revient l’ancien temps où les dieux du ciel s’abaissaient aux filles des hommes et, avec elles, engendraient ces lignées de rois porte-sceptres, et ces héros merveilles du monde. — Pourtant, mon enfant, cesse de t’effrayer de ma divinité, et fais-moi, je t’en prie, chauffer du thé avec du rhum, car la bise était forte sur la plage, et, par de telles nuits, nous avons froid aussi, nous autres dieux, et nous avons bientôt fait d’attraper un divin rhumatisme et une toux immortelle. »

Poséidon.

Les feux du soleil se jouaient sur la mer houleuse ; au loin sur la rade se dessinait le vaisseau qui devait me porter dans ma patrie, mais j’attendais un vent favorable, et je m’assis tranquillement sur la dune blanche, au bord du rivage, et je lus le chant d’Odysseus, ce vieux chant éternellement jeune, retentissant du bruit des vagues et dans les feuilles duquel je respirais l’haleine ambrosienne des dieux, le splendide printemps de l’humanité et le ciel éclatant d’Helias.

Mon généreux cœur accompagnait fidèlement le fils de Laërte dans ses pérégrinations aventureuses ; je m’asseyais avec lui, la tristesse dans l’ame, aux foyers hospitaliers où les reines filent de la pourpre, et je l’aidais à mentir et à s’échapper heureusement de l’antre du géant ou des bras d’une nymphe enchanteresse ; je le suivais dans la nuit cimmérienne et dans la tempête et le naufrage, et je supportais avec lui d’ineffables angoisses.

Je disais en soupirant : cruel Poséidon, ton courroux est redoutable ; et moi aussi, j’ai peur de ne pas revoir ma patrie.

À peine eus-je prononcé ces mots que la mer se couvrit d’écume, et que des blanches vagues sortit la tête couronnée d’ajoncs du dieu de la mer, qui me dit d’un ton railleur :

« Ne crains rien, mon cher poëtereau ! Je n’ai nulle envie de briser ton pauvre petit esquif ni d’inquiéter ton innocente vie par des secousses trop périlleuses ; car toi, poète, tu ne m’as jamais irrité, tu n’as pas ébréché la moindre tourelle de la citadelle sacrée de Priam, tu n’as pas arraché le plus léger cil à l’œil de mon fils Polyphême, et tu n’as jamais reçu de conseils de la déesse de la sagesse, Pallas Athéné. »

Ainsi parla Poséidon, et il se replongea dans la mer ; et cette saillie grossière du dieu marin fit rire sous l’eau Amphitrite, la divine poissarde, et les sottes filles de Nérée.

Dans la cajute, la nuit.

La mer à ses perles, le ciel à ses étoiles, mais mon cœur, mon cœur, mon cœur à son amour.

Grande est la mer et grand le ciel, mais plus grand est mon cœur, et plus beau que les perles et les étoiles brille mon amour.

À toi, jeune fille, à toi est ce cœur tout entier ; mon cœur et la mer et le ciel se confondent dans un seul amour.

À la voûte azurée du ciel, où luisent les belles étoiles, je voudrais coller mes lèvres dans un ardent baiser et verser des torrens de larmes.

Ces étoiles sont les yeux de ma bien-aimée ; ils scintillent et m’envoient mille gracieux saluts de la voûte azurée du ciel.

Vers la voûte azurée du ciel, vers les yeux de la bien-aimée, je lève dévotement les bras et je prie et j’implore.

Doux yeux, gracieuses lumières, donnez le bonheur à mon ame ; faites-moi mourir, et que je vous possède et tout votre ciel.

Bercé par les vagues et par mes rêveries, je suis étendu tranquillement dans une couchette de la cajute.

À travers la lucarne ouverte, je regarde là-haut les claires étoiles, les chers et doux yeux de ma chère bien-aimée.

Les chers et doux yeux veillent sur ma tête, et ils brillent et clignotent du haut de la voûte azurée du ciel.

A la voûte azurée du ciel je regardais heureux, durant de longues heures, jusqu’à ce qu’un voile de brume blanche me dérobât les yeux chers et doux.

Contre la cloison où s’appuie ma tête rêveuse viennent battre les vagues, les vagues furieuses ; elles bruissent et murmurent à mon oreille : « Pauvre fou ! ton bras est court et le ciel est loin, et les étoiles sont solidement fixées là-haut avec des clous d’or. — Vains désirs, vaines prières ! tu ferais mieux de t’endormir. »

Je rêvai d’une lande déserte, toute couverte d’une muette et blanche neige, et sous la neige blanche j’étais enterré et je dormais du froid sommeil de la mort.

Pourtant là-haut, de la sombre voûte du ciel, les étoiles, ces doux yeux de ma bien-aimée, contemplaient mon tombeau, et ces doux yeux brillaient d’une sérénité victorieuse et calme, mais pleine d’amour.

Le Calme.

La mer est calme. Le soleil reflète ses rayons dans l’eau, et sur la surface onduleuse et argentée le navire trace des sillons d’émeraude.

Le bosseman est couché sur le ventre, près du gouvernail, et ronfle légèrement. Près du grand mât, raccommodant des voiles, est accroupi le mousse goudronné.

Sa rougeur perce à travers la crasse de ses joues, sa large bouche est agitée de tressaillement nerveux, et il regarde çà et là tristement avec ses grands beaux yeux.

Car le capitaine se tient devant lui, tempête et jure et le traite de voleur : « Coquin ! tu m’as volé un hareng dans le tonneau ! »

La mer est calme. Un petit poisson monte à la surface de l’onde, chauffe sa petite tête au soleil et remue joyeusement l’eau avec sa petite queue.

Cependant, du haut des airs, la mouette fond sur le petit poisson, et, sa proie frétillant dans son bec, s’élève et plane dans l’azur du ciel.


Au fond de la mer.

J’étais couché sur le bordage du vaisseau et je regardais, les yeux rêveurs, dans le clair miroir de l’eau, et je plongeais mes regards de plus en plus avant, lorsqu’au fond de la mer j’aperçus, d’abord comme une brume crépusculaire, puis peu à peu, avec des couleurs plus distinctes, des coupoles et des tours, et enfin, éclairée par le soleil, toute une antique ville néerlandaise pleine de vie et de mouvement. Des hommes âgés, enveloppés de manteaux noirs, avec des fraises blanches et des chaînes d’honneur, de longues épées et de longues figures, se promènent sur la place, près de l’hôtel de ville, orné de dentelures et d’empereurs de pierre naïvement sculptés, avec leurs sceptres et leurs longues épées. Non loin de là, devant une file de maisons aux vitres brillantes, sous des tilleuls taillés en pyramides, se promènent, avec des frôlement soyeux, de jeunes femmes, de sveltes beautés dont les visages de rose sortent décemment de leurs coiffes noires et dont les cheveux blonds ruissellent en boucles d’or. Une foule de beaux cavaliers costumés à l’espagnole se pavanent près d’elles et leur lancent des œillades. Des matrones vêtues de mantelets bruns, un livre d’heures et un rosaire dans les mains, se dirigent à pas menus vers le grand dôme, attirées par le son des cloches et le ronflement de l’orgue.

À ces sons lointains, un secret frisson s’empare de moi. De vagues désirs, une profonde tristesse, envahissent mon cœur, mon cœur à peine guéri. Il me semble que mes blessures, pressées par des lèvres chéries, saignent de nouveau ; leurs chaudes et rouges gouttes tombent lentement, une à une, sur une vieille maison qui est là dans la ville sous-marine, sur une vieille maison au pignon élevé, qui semble veuve de tous ses habitans, et dans laquelle est assise, à une fenêtre basse, une jeune fille qui appuie sa tête sur son bras. Et je te connais, pauvre enfant ! Si loin, au fond de la mer même, tu t’es cachée de moi dans un accès d’humeur enfantine, et tu n’as pas pu remonter, et tu t’es assise étrangère parmi des étrangers, durant un siècle, pendant que moi, l’ame pleine de chagrin, je te cherchais par toute la terre, et toujours je te cherchais, toi toujours aimée, depuis si long-temps aimée, toi que j’ai retrouvée enfin ! Je t’ai retrouvée et je revois ton doux visage, tes yeux intelligens et calmes, ton fin sourire. — Et jamais je ne te quitterai plus, et je viens à toi, et, les bras étendus, je me précipite sur ton cœur.

Mais le capitaine me saisit à temps par le pied, et, me tirant sur le bord du vaisseau, me dit d’un ton bourru : « Docteur ! docteur ! êtes-vous possédé du diable ? »


Purification.

Reste au fond de la mer, rêve insensé, qui autrefois, la nuit, as si souvent affligé mon cœur d’un faux bonheur, et qui, encore à présent, spectre marin, viens me tourmenter en plein jour. — Reste là, sous les ondes, durant l’éternité, et je te jette encore tous mes maux et tous mes péchés, et le bonnet de la folie dont les grelots ont si long-temps résonné autour de ma tête, et la froide dissimulation, cette peau lisse de serpent qui m’a si long-temps enveloppé l’ame…, mon ame malade reniant Dieu et reniant les anges, mon ame maudite et damnée… — Hoiho ! hoiho ! voici le vent ! dépliez les voiles ! elles flottent et s’enflent ! Sur le miroir placide et périlleux des eaux, le vaisseau glisse, et l’ame délivrée pousse des cris de joie.

La Paix.

Le soleil était au plus haut du ciel, environné de nuages blancs, la mer était calme, et j’étais couché près du gouvernail, et je songeais et je rêvais ; — et, moitié éveillé, moitié sommeillant, je vis Christus, le sauveur du monde. Vêtu d’une robe blanche flottante et grand comme un géant, il marchait sur la terre et sur la mer ; sa tête touchait au ciel, et de ses mains étendues il bénissait la mer et la terre, et, comme un cœur dans sa poitrine, il portait le, soleil, le rouge et ardent soleil, — et ce cœur radieux et enflammé, foyer d’amour et de clarté, épandait ses gracieux rayons et sa lumière sur la terre et sur la mer.

Des sons de cloche, résonnant çà et là, attiraient comme des cygnes, et en se jouant, le navire, qui glissa vers un rivage verdoyant où des hommes habitent une cité resplendissante.

O merveille de la paix ! comme la ville est tranquille ! Le sourd bourdonnement des vaines et babillardes affaires, le bruissement des métiers, tout se tait, et à travers les rues claires et resplendissantes se promènent des hommes vêtus de blanc et portant, des palmes, et, lorsque deux personnes se rencontrent, elles se regardent d’un air d’intelligence, et, dans un tressaillement d’amour et de douce renonciation, elles s’embrassent au front et lèvent les yeux vers le cœur radieux du Sauveur, vers ce cœur qui est le soleil et qui verse allégrement la pourpre de son sang réconciliateur sur le monde, et elles disent trois fois dans un transport de béatitude : Béni soit Christus !


Salut du matin.

Thalatta ! Thalatta[1] ! Je te salue, mer éternelle ! Je te salue dix mille fois d’un cœur joyeux, comme autrefois te saluèrent dix mille cœurs grecs, cœurs malheureux dans les combats, soupirant après leur patrie, cœurs illustres dans l’histoire du monde.

Les flots s’agitaient et mugissaient ; le soleil versait sur la mer ses clartés roses ; des volées de mouettes s’enfuyaient effarouchées en poussant des cris aigus ; les chevaux piaffaient ; les boucliers résonnaient d’un cliquetis joyeux. Comme un chant de victoire retentissait le cri : Thalatta ! Thalatta !

Je te salue, mer éternelle ! Je retrouve dans le bruissement de tes ondes comme un écho de la patrie, et je crois voir les rêves de mon enfance scintiller à la surface de tes vagues, et il me revient de vieux souvenirs de tous les chers et nobles jouets, de tous les brillans cadeaux de Noël, de tous les coraux rouges, des perles et des coquillages dorés que tu conserves mystérieusement dans des coffrets de cristal !

Oh ! combien j’ai souffert des ennuis de la terre étrangère ! Comme une fleur fanée dans l’étui de fer-blanc du botaniste, mon cœur se desséchait dans ma poitrine. Il me semble que, durant l’hiver, je m’asseyais comme un malade dans une chambre sombre et malsaine, et maintenant voilà que je l’ai quittée tout à coup, et le vert printemps, éveillé par le soleil, resplendit à mes yeux éblouis, et j’entends le bruissement des arbres chargés d’une neige parfumée, et les jeunes fleurs me regardent avec leurs yeux odorans et bariolés, et l’atmosphère pleure et bruit, et respire et sourit, et dans l’azur du ciel les oiseaux chantent : Thalatta ! Thalatta !

O cœur vaillant, qui as mis ton courage à fuir ! combien de fois les beautés barbares du Nord l’ont amoureusement tourmenté ! — De leurs grands yeux vainqueurs, elles me lançaient des traits enflammés ; avec leurs paroles à double tranchant, elles s’exerçaient à me fendre le cœur ; avec de longues épitres assommantes, elles étourdissaient ma pauvre cervelle. Vainement je leur opposais le bouclier, les flèches sifflaient, les coups retentissaient ; elles ont fini par me pousser, ces beautés barbares du Nord, jusqu’au rivage de la mer, et, respirant enfin librement, je salue la mer, la mer aimée et libératrice. — Thalatta ! Thalatta !

L’Orage.

L’orage couve sourdement sur la mer, et à travers la noire muraille des nuages palpite la foudre dentelée, qui luit et s’éteint comme un trait d’esprit sorti de la tête de Zeus-Kronion. Sur l’onde déserte et agitée roule longuement le tonnerre et bondissent les blancs coursiers de Poséidon, que Borée lui-même a jadis engendrés avec les cavales échevelées d’Érichthon, et les oiseaux de mer s’agitent, inquiets comme les ombres des morts que Caron, au bord du Styx, repousse de sa barque surchargée.

Il y a un pauvre petit navire qui danse là-bas une danse bien périlleuse ! Éole lui envoie les plus fougueux musiciens de sa bande, qui le harcèlent cruellement de leur branle folâtre ; l’un siffle, l’autre souffle, le troisième joue de la basse, — et le pilote chancelant se tient au gouvernail et observe sans cesse la boussole, cette ame tremblante du navire, et, tendant des mains suppliantes vers le ciel, il s’écrie : Oh ! sauve-moi, Castor, vaillant cavalier, et toi, glorieux athlète, Pollux !


Le Naufrage.

Espoir et amour ! Tout est brisé, et moi-même, comme un cadavre que la mer a rejeté avec mépris, je gis là, étendu sur le rivage, sur le rivage désert et nu. — Devant moi s’étale le grand désert des eaux ; derrière moi, il n’y a qu’exil et douleur, et au-dessus de ma tête voguent les nuées, ces grises et informes filles de l’air, qui de la mer, avec des seaux de brouillard, puisent l’eau, la traînent à grand’peine ; et la laissent retomber dans la mer, besogne triste, et fastidieuse, et inutile, comme ma propre vie.

Les vagues murmurent, les mouettes croassent, de vieux souvenirs me saisissent, des rêves oubliés, des images éteintes me reviennent, tristes et doux.

Il est dans le Nord une femme belle, royalement belle ; une voluptueuse robe blanche entoure sa frêle taille de cyprès ; les boucles noires de ses cheveux, s’échappant comme une nuit bienheureuse de sa tête couronnée de tresses, s’enroulent capricieusement autour de son doux et pâle visage, et dans son doux et pâle visage, grand et puissant, rayonne son œil, semblable à un soleil noir.

Noir soleil, combien de fois tu m’as versé les flammes dévorantes de l’enthousiasme, et combien de fois ne suis-je pas resté chancelant sous l’ivresse de cette boisson ! Mais alors un sourire d’une douceur enfantine voltigeait autour de ses lèvres fièrement arquées, et ces lèvres fièrement arquées exhalaient des mots gracieux comme le clair de lune et suaves comme l’haleine de la rose. Et mon ame alors s’élevait et planait avec allégresse jusqu’au ciel.

Faites silence, vagues et mouettes ! Bonheur et espoir ! espoir et amour ! tout est fini. Je gis à terre, misérable naufragé, et je presse mon visage brûlant sur le sable humide de la plage.

Les Dieux grecs.

Sous la lumière de la lune, la mer brille comme de l’or en fusion ; une clarté, qui a l’éclat du jour et la mollesse enchantée des nuits, illumine la vaste plage,

et dans l’azur du ciel sans étoiles planent les nuages blancs comme de colossales figures de dieux taillées en marbre étincelant.

Non, ce ne sont point des nuages ! Ce sont les dieux d’Hellas eux-mêmes, qui jadis gouvernaient si joyeusement le monde, et qui maintenant, après leur chute et leur trépas, à l’heure de minuit, errent au ciel, spectres gigantesques. Étonné et fasciné, je regardai ce Panthéon aérien, ces colossales figures qui se mouvaient avec un silence solennel. — Voici Kronion, le roi du ciel ; les hivers ont neigé sur les boucles de ses cheveux, de ces cheveux célèbres qui, en s’agitant, faisaient trembler l’Olympe. Il tient à la main sa foudre éteinte ; son visage, où résident le malheur et le chagrin, n’a pas encore perdu son antique fierté. C’étaient de meilleurs temps, ô Zeus ! ceux où tu rassasias ta céleste convoitise de jeunes nymphes, de mignons et d’hécatombes ; mais les dieux eux-mêmes ne régnent pas éternellement, les jeunes chassent les vieux, comme tu as, toi aussi, chassé jadis tes oncles les Titans et ton vieux père, - Jupiter parricide. Je te reconnais aussi, altière Junon ! En dépit de toutes tes cabales jalouses, une autre a pris le sceptre, et tu n’es plus la reine des cieux, et ton grand œil de génisse est immobile, et tes bras de lis sont impuissans, et ta vengeance n’atteint plus la jeune fille qui renferme dans ses flancs le fruit divin, ni le miraculeux fils du dieu. — Je te reconnais aussi, Pallas Athéné. Avec ton égide et ta sagesse, as-tu pu empêcher la ruine des dieux ? Je te reconnais aussi, toi, Aphrodite, autrefois aux cheveux d’or, maintenant à la chevelure d’argent ! Tu es encore parée de ta fameuse ceinture de séduction ; cependant ta beauté me cause une secrète terreur, et si, à l’instar d’autres héros, je devais posséder ton beau corps, je mourrais d’angoisse. — Tu n’es plus qu’une déesse de la mort, Vénus Libitina !

Le terrible Arès ne te regarde plus d’un œil amoureux. Le jeune Phébus Apollo penche tristement la tête. Sa lyre, qui résonnait d’allégresse au banquel des dieux, est détendue. Héphaistos semble encore plus sombre, et véritablement le boiteux n’empiète plus sur les fonctions d’Hébé et ne verse plus, empressé, le doux nectar à l’assemblée céleste… Et depuis long-temps s’est éteint l’inextinguible rire des dieux. — Je ne vous ai jamais aimés, vieux dieux ! Pourtant une sainte pitié et une ardente compassion s’emparent de mon cœur, lorsque je vous vois là-haut, dieux abandonnés, ombres mortes et errantes, images nébuleuses que le vent disperse effrayées, et, quand je songe combien lâches et hypocrites sont les dieux qui vous ont vaincus, les nouveaux et tristes dieux qui régnent maintenant au ciel, renards avides sous la peau de l’humble agneau… oh ! alors une sombre colère me saisit, et je voudrais briser les nouveaux temples et combattre pour vous, antiques dieux, pour vous et votre bon droit parfumé d’ambroisie ; et devant vos autels relevés et chargés d’offrandes, je voudrais adorer, et prier, et lever des bras supplians…

Il est vrai qu’autrefois, vieux dieux, vous avez toujours, dans les batailles des hommes, pris le parti des vainqueurs ; mais l’homme a l’ame plus généreuse que vous, et, dans les combats des dieux, moi, je prends le parti des dieux vaincus.

Et ainsi je parlais, et dans le ciel ces pâles simulacres de vapeurs rougirent sensiblement et me regardèrent d’un air agonisant, comme transfigurés par la douleur, et s’évanouirent soudain. La lune venait de se cacher derrière les nuées, qui s’épaississaient de plus en plus ; la mer éleva sa voix sonore, et de la lente céleste sortirent victorieusement les étoiles éternelles.


Questions.

Au bord de la mer, au bord de la mer déserte et nocturne, se tient un jeune homme, la poitrine pleine de tristesse, la tête pleine de doute, et d’un air morne il dit aux flots :

« Oh ! expliquez-moi l’énigme de la vie, la douloureuse et vieille énigme qui a tourmenté tant de têtes : têtes coiffées de mitres hiéroglyphiques, têtes en turbans et en bonnets carrés, têtes à perruques, et mille autres pauvres et bouillantes têtes humaines. Dites-moi ce que signifie l’homme ? d’où il vient ? où il va ? qui habite là-haut au-dessus des étoiles dorées ? »

Les flots murmurent leur éternel murmure, le vent souffle, les nuages fuient, les étoiles scintillent, froides et indifférentes, — et un fou attend une réponse.


Le Port.

Heureux l’homme qui, ayant touché le port et laissé derrière lui la mer et les tempêtes, s’assied chaudement et tranquillement dans la bonne taverne le Rathskeller de Brème !

Comme le monde se réfléchit fidèlement et délicieusement dans un rœmer de vert cristal, et comme ce microcosme mouvant descend splendidement dans le cœur altéré ! Je vois tout ensemble dans ce verre l’histoire des peuples anciens et modernes, les Turcs et les Grecs, Hegel et Gans ; des bois de citronniers et des parades militaires ; Berlin, et Schilda, et Tunis, et Hambourg ; mais, avant tout, l’image de la bien-aimée, la petite tête d’ange, sur un fond doré de vin du Rhin.

Oh ! que tu es belle, bien-aimée ! Tu es comme une rose ! non comme la rose de Schiraz, la maîtresse du rossignol chanté par Hafiz, non comme la rose de Sâron, la sainte et rougissante fleur célébrée par les prophètes. Tu ressembles à la rose du Rathskeller de Brème. C’est la rose des roses ; plus elle vieillit, plus elle fleurit délicieusement, et son divin parfum m’a rendu heureux, il m’a enthousiasmé, enivré, et, si le sommelier du Rathskeller de Brème ne m’eût retenu ferme par la nuque, j’aurais été culbuté du coup !

Le brave homme ! Nous étions assis ensemble et nous buvions fraternellement, nous agitions de hautes et mystérieuses questions, nous soupirions et nows tombions dans les bras l’un de l’autre, et il m’a ramené à la vraie foi de l’amour. — J’ai bu à la santé de mes plus cruels ennemis, et j’ai pardonné à tous les mauvais poètes, comme à moi-même il doit être pardonné. — J’ai pleuré de componction, et, à la fin, j’ai vu s’ouvrir à moi les portes du salut, le sanctuaire du caveau où douze grands tonneaux, qu’on nomme les saints apôtres, prêchent en silence,… et pourtant dans un langage universel.

Ce sont là des hommes ! simples à l’extérieur, dans leurs robes de bois, ils sont, au dedans, plus beaux et plus brillansque tous les orgueilleux lévites du temple et que les trabans et les courtisans d’Hérode, parés d’or et de pourpre. — J’ai toujours dit que le roi des cieux passait sa vie, non parmi les gens du commun, mais bien au milieu de la meilleure compagnie !

Alleluiah ! comme les palmiers de Bethel m’envoient des senteurs délicieuses ! Quel parfum la myrrhe d’Hébron exhale ! comme le Jourdain murmure et se balance d’allégresse ! — Et mon âme bienheureuse se balance et chancelle aussi, et je chancelle avec elle ; et, chancelant, le brave sommelier du Rathskeller de Brème m’emporte au haut de l’escalier, à la lumière du jour.

Brave sommelier du Rathskeller de Brème ! regarde ; sur le toit des maisons, les anges sont assis ; ils sont ivres et chantent ; l’ardent soleil là-haut n’est réellement qu’une rouge-trogne, le nez de l’esprit du monde, et, autour de ce nez flamboyant, se meut l’univers en goguette.


Épilogue.


Comme les épis de blé dans un champ, les pensées poussent et ondulent dans l’esprit de l’homme ; mais les douces pensées de l’amour sont comme des fleurs bleues et rouges qui s’épanouissent gaiement entre les épis.

Fleurs bleues et rouges ! le moissonneur bourru vous rejette comme inutiles ; les rustres, armés de fléaux, vous écrasent avec dédain ; le simple promeneur même, que votre vue récrée et réjouit, secoue la tête et vous traite de mauvaises herbes. Mais la jeune villageoise, qui tresse des couronnes, vous honore et vous recueille, et vous place dans ses cheveux, et, ainsi parée, elle court au bal, où résonnent fifres et violons, à moins qu’elle ne s’échappe pour chercher l’ombrage discret des tilleuls où la voix du bien-aimé résonne encore plus délicieusement que les fifres et les violons !




Certes, Henri Heine n’a pas long-temps été ce rêveur inutile dont les pensées d’amour ne font qu’émailler l’or des blés, — son esprit a produit aussi de riches moissons pour les rustres armés de fléaux qui n’apprécient que ce qui leur profite. Lui seul a tenu tête long-temps à la réaction féodale qui ensevelissait l’esprit vivant de l’Allemagne sous la poussière du passé. Il avait compris que, de la France, devait jaillir encore une fois la lumière promise au monde, et il se tournait invariablement vers cette seconde patrie. Nous apprécierons un jour cette phase importante de sa vie littéraire, nous dirons ce que lui doit notre pays, si concentré en lui-même, si ignorant au fond du mouvement des esprits à l’étranger. — Hélas ! le long séjour d’Heine parmi nous ne lui a guère profité pourtant. Frappé à la fois de cécité et de paralysie, le poète souffre, jeune encore, des plus tristes infirmités de la vieillesse. Le destin d’Homère serait, pour lui, digne d’envie ! — qu’il obtienne du moins un peu de cette gloire qui, pour la plupart des poètes, ne fleurit que sur leurs tombeaux.


Gérard de Nerval.
  1. Thalatta ou Thalassa, mer.